On l’a déjà dit ici, mais les livres qui parlent de Proust prennent un
risque terrible, car à peine les a-t-on commencé, à peine s’est-on engagé dans
leurs méandres qu’on se sent déjà titillé par l’envie de les refermer pour
aller respirer dans la galaxie proustienne. On résiste souvent, car on sait
qu’une nouvelle immersion dans la Recherche
n’est pas une décision à prendre à la légère. On résiste aussi, car on aime les
livres qui parlent de la Recherche,
qui nous permettent, comme si l’on jouait avec le bouton d’une radio, de capter
par intermittences certains de nos airs préférés.
À la lecture, que cosignent
Véronique Aubouy et Mathieu Riboulet, est moins un livre sur Proust ou la Recherche qu’un livre sur la lecture de
Proust, et sur les effets que cette lecture a sur nous : autrement
dit, c’est un livre sur le corps-lecteur, le corps lisant, le corps devenu
récepteur et émetteur, du grands corps moléculaire qu’est la Recherche. A la base de cet ouvrage, il
y a le travail d’un de ses auteurs, Véronique Aubouy, qui travaille à un projet
cinématographique, commencé en 1993 – intitulé Proust lu, et consistant dans la captation filmée de lecteurs de la
Recherche, chacun lisant environ deux pages.
À la lecture est
l’orchestration de quelques-uns de ces moments de lecture, qu’Aubouy compare à
des « radiographies » : le rythme de lecture, le dispositif de
lecture, les conditions de tournage, les lapsus, et tant d’autres paramètres
souvent infimes, discrets, intimes, permettent au lecteur, à l’œuvre et au spectateur-lecteur
de l’œuvre lu de renouer avec « le fil des heures, l’ordre des années et
des mondes ». C’est un livre d’heures, donc, où il se passe beaucoup de
choses, puisque regardant et regardés, lecteurs et écoutant échangent
d’avantage qu’une simple passion commune. Proust est parfois déjà entré dans
leur vie, parfois il ne fait qu’y passer, tantôt il galvanise, tantôt déroute.
Plus vibrante qu’un objet transitionnel, la Recherche a quelque chose d’à la
fois amniotique et révélateur : on peut s’y oublier, s’y bercer à
soi-même, mais également sentir sa chimie opérer à notre insu et faire remonter
à la surface d’insoupçonnés contrastes. Ainsi de cette femme qui découvre, à
travers son mari lisant Proust, le sentiment de jalousie ; ainsi de ce
motard qui après neuf mois de coma semble avoir croisé des fantômes auxquels se
joignent aussitôt Swann et Odette…
Au-delà de sa structure parcellaire, éclatée, malgré ou plutôt grâce à
sa puissance digressive, À la lecture
explore avec une sobriété et une intensité exemplaires la réalité tangible du
corps lisant, la formidable machine à échos qu’est la Recherche, l’insoupçonnable solitude de la lecture, solitude toute
relative puisque celle de Proust permet la renaissance d’un peuple de fantômes
que rien ne parvient à abolir. Telle une lanterne magique, il projette sur le
mur de la page les corps flottants des lecteurs que la lecture de Proust
imprègne en profondeur.
Comme le dit très justement Riboulet :
« Cette généalogie de traces que la caméra enregistre […] permet au film d’échapper à sa condition restrictive d’image sonore animée (qui capte certes tout ce qui arrive devant elle, mais rien d’autre que ce qui arrive) et de tendre vers l’évocation de ce chœur d’ombres qui traverse la littérature depuis Homère. C’est grâce à ces petites ouvertures que nous ménageons çà et là à la surface du temps que les morts peuvent nous dire ce qu’ils ont à nous dire […]. »
Lisant Proust, le lecteur retrouve, à son tour, le temps : celui de son passé mais aussi celui de sa vie rêvée
entre les lignes. S’abîmant dans l’immense générosité de la Recherche, il en devient, par le prisme
de ces lectures filmées puis racontées, un reflet.
Mission accomplie : éblouissement réussi.
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Véronique Aubouy et Mathieu Riboulet, À la lecture, éd. Grasset
Formidablement intéressée. Je relis Proust tous les cinq-sept ans (oui, je sais, ça va bientôt s'arrêter) et à chaque fois, ce n'est jamais le même livre puisque entre-temps j'ai vécu et j'ai changé et que, forcément, ma lecture n'est plus la même. J'entre à chaque fois dans une formidable chambre d'échos toujours renouvelée...M.F.
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