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lundi 29 octobre 2012

L'étreinte poisseuse

Il paraît qu'il est de très mauvais goût, pour un auteur, de critiquer les critiques. Ça ne se fait pas. C'est déplacé. La liberté de la presse, tout comme l'art de blâmer, n'appellent pas de réponse, car alors ladite réponse ne saurait être que le fruit de l'amertume, l'écho de l'égo froissé. Un critique dit du mal de votre livre? En ce cas, l'attitude conseillée est la suivante: conduisez sagement votre mérinos dans un coin de la prairie et laissez-le se livrer, en toute intimité, à sa frileuse miction. Ma foi, nous sommes d'accord sur ce point. Chacun fait son métier, alors à quoi bon jeter le gant ou vérifier les lois balistiques de la salive concentrée en poing? Bien que n'étant pas d'ivoire, la tour où l'on concocte ses potions n'est pas un rempart d'où déverser un fiel bouillant sur la toute petite chose qui, en bas, manie tant bien que mal le bélier.
Dans le cas précis, pourtant, rien de tel. La critique qui me fait souci n'est pas une attaque en règle. Il s'agit au contraire d'un "papier" laudatif, signé Paulin Césari, et paru dans Le Figaro Magazine des 26/27 octobre derniers. Mon roman, Tous les diamants du ciel, y bénéficie de trois étoiles, et même si j'ignore à combien on chiffre dans cet organe de presse le nec plus ultra, j'ose en déduire que ce trio stellaire est plutôt bon signe. Si l'article avait été défavorable, je ne l'évoquerais pas ici. Mais comme il n'attaque pas mon livre, je peux donc en parler sans crainte qu'on m'accuse de mauvaise digestion ou de bas ressentiment.
C'est un article assez court, qui se concentre exclusivement sur un aspect du roman, pour en tirer une thèse monocorde et cinglante. En gros, mon roman traite(rait) de deux personnages qui divaguent (ils sont drogués…) et se retrouvent pris dans le magma nauséabond de l'après 68. Tous les Diamants y est décrit comme une "chronique poétique et inspirée", "un très beau roman sur la domination". Ce qui (me) gêne, à la lecture de cet article, c'est donc autre chose – tout autre chose.
Car M. Césari (l'auteur de l'article), partant du principe que mon livre est une relecture des Trente Glorieuses à l'aune de l'abrutissement par les drogues et la marxisme, écrit ceci:
Ces limbes grisâtres [il s'agit des Trente Glorieuses] peuplées de somnambules aux corps et âmes asservis à des forces trop grandes pour eux – qu'elles se nomment révolutions, drogues ou congés payés. Un très beau roman sur la domination, les psychés fragiles et les ravages des libérations transgressives lorsqu'elles sont livrées en pâture au troupeau.
Non seulement Césari m'attribue une thèse – ou, disons, une optique – qui n'est pas la mienne, mais en outre il a une étrange façon de la formuler. Que veut-il dire, exactement? Que certains individus, au cours d'une période dite de croissance économique, n'ont pas supporté la pression de certaines avancées? Qu'une forme de libération, qui plus est transgressive, n'était pas faite pour la masse, le troupeau ? Que les congés payés, c'est bien beau, mais que c'est quand même un peu de la brioche au cochon, et qu'un pauvre type n'y est pas psychologiquement préparé ni apte? Bon, rappelons que les congés payés, ça date quand même de 1936 (deux semaines), puis 1956 (trois semaines). Ils passent à quatre semaines en 1968. Et on voudrait nous faire croire que, combinée à la drogue et à l'agitation, cette avancée sociale est si perturbante qu'elle crée des ravages sur les psychés fragiles? Rendez-vous compte: Vous fumez un pétard en lisant Althusser, et soudain on vous file cinq jours de congés supplémentaires par an? Si vous êtes un tant soit peu fragile du bulbe, vous pétez un câble, c'est l'évidence même. Le "troupeau" n'est pas prêt pour pareilles largesses, apparemment.
Ranger "les congés payés" dans la catégorie des "libérations transgressives" me semble une conception plus que limite du progrès social – outre le fait que c'est là une vision historiquement et politiquement dangereuse. Quant à l'étrange et poisseux glissement sémantique qui nous fait passer de "somnambules" à "psychés fragiles" puis à "troupeau", on ne sait trop quoi en penser – sachant justement trop quoi en penser. Les Français seraient-ils des veaux? A moins que Paulin Césari ait voulu dire autre chose – tout autre chose. Mais je pars du principe qu'il pense ce qu'il écrit, puisque telle est sa profession. Ne s'est-il pas relu? Je ne suis pas certain que le LSD libère l'homme du joug de la connerie, en revanche j'ose croire que les congés payés ne le précipitent pas, en masse, dans des limbes abrutissantes. Et surtout, j'aurais aimé que la lecture (et la critique) d'un roman serve à autre chose qu'à distiller une thèse si nauséabonde qu'on n'ose en attribuer au journaliste qui la relaie la piteuse paternité, d'autant plus que cette thèse – le troupeau mérite-t-il vraiment des vacances? – est déjà l'apanage d'autres "psychés" "asservi[e]s à des forces trop grandes" pour elles, forces qu'il n'est pas besoin ici de nommer puisqu'elles pullulent un peu partout.
J'ai du mal à suivre – et à voir le rapport avec mon roman, ou le LSD est décrit, traité et manipulé dans ses nombreuses ambivalences. Mais passons. Une thèse prédomine dans cet article, on le voit bien. Son auteur, d'ailleurs, ne la dissimule guère, lui qui se convainc que les "divagations" de mes personnages
vont se mêler à la pathétique parousie du consumérisme soixante-huitard, aux élucubrations messianiques du post-marxisme, aux abyssalles niaiseries des 'enfants-fleurs'.
Aïe. La quoi? La "pathétique parousie du consumérisme soixante-huitard" ? L'expression, bien qu'allitérativement séduisante, se dérobe au sens, sinon au bon sens. Que pourrait bien désigner une affligeante présence christique du mode de consommation individualiste dépendant du marché placée entre les mains d'agitateurs chevelus (j'essaie de traduire…) ? Ce gloubi-boulga anti-68, risible et obsolète, me semble surtout servir un procès assez éloigné de ce que pourrait ou devrait, être une critique d'ordre littéraire.
Pour finir, je dirai ceci. Ô toi qui a lu cet article du FigMag, n'achète pas mon livre si tu penses qu'il défend la thèse de monsieur Césari. Tu serais bien déçu. Tu n'y trouveras pas non plus une apologie débridée du gauchisme, pas plus qu'un éloge inconscient des pathétiques congés payés. Et puis, qui sait, peut-être as-tu la psyché fragile? Va savoir, alors, quels ravages ce roman pourrait occasionner à ton âme somnambule?