Michel Butor était de passage à Paris, et plusieurs occasions de l'entendre se présentaient, dont sa participation à un séminaire mensuel dans le cadre du programme de recherche dirigé par Michel Collot et Julien Knebusch intitulé "vers une géographie littéraire". C'était vendredi dernier, à 17h, à l'Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3, rue Jean-Santeuil, derrière le Jardin des Plantes – déjà tout un programme! Proust, la flore, la faune, la fac… Arrivé un peu en avance sur les lieux, on s'étonne de l'absence d'affichage. Aucune annonce de la rencontre. A l'accueil, c'est le trouble, la gardienne, interrogée par Louison (bientôt 20 ans, en khâgne à Monet) avec qui je suis venu, est perplexe: "C'est qui cette Michelle Butor, elle fait quoi?" Bon, pas grave, on connaît l'étage (4ème) et le numéro de la salle (410).
La 410 n'est pas encore prête. On déplace les chaises et les tables, qu'on disposera en un long U rectangulaire, afin d'installer un peu de matériel, un projo qui mettra un certain temps à arriver. La salle se remplit lentement, au goutte à goutte, un peu tous les âges, mais un public globalement féminin, dont deux étudiantes qui n'auront de cesse de prendre Butor en photo avec leur smartphone comme s'il s'agissait d'une star. Ce qu'il est peut-être, au sens évidemment stellaire et discret, brillant depuis si longtemps mais de si loin qu'on n'a pas encore vraiment cerné la diffraction de son éclat multiple.
Enfin il arrive, vêtu de son improbable et légendaire salopette, et d'une chemise jaune canari qui fait vite oublier que dehors la nuit tombe déjà, et avec elle, bientôt, une neige insistante. C'est Michel Collot qui se fend d'une longue présentation de Butor et son œuvre, rappelant que l'écrivain a même enseigné la géographie – "par erreur", précise aussitôt un Michel Butor flegmatique. Une carte des lieux visités par MB est projeté afin qu'on se fasse une idée du caractère éminemment nomade de ce "génie des lieux" – "je ne la connais pas", commente MB, l'expression gourmande. Puis la parole est donné à l'auteur de Mobile, via des questions posées par quelques personnes présentes.
Butor retrace alors la genèse de son œuvre après Degrés, comme il l'a fait si souvent, patiemment, rappelant les divers événements qui l'ont poussé à renoncer à l'entreprise romanesque pour se lancer dans la création de "livres" plutôt que de "romans", à inventer des formes. Il évoque Niagara, son arrivée aux chutes, "les branches des arbres entourés d'un manchon de glace", "les blocs de glace qui tombent des arbres", et déjà c'est l'univers sonore qui s'impose dans son récit. Car à peine arrivé, la vision laisse vite la place à l'audition, tant MB est "frappé du son de ce lieu". Butor comprend que ce voyage est un voyage "à l'intérieur du son". Une expérience dynamique. "Se promener à l'intérieur d'un espace où je faisais changer le son en bougeant". Ainsi naît le projet 6 810 000 litres d'eau par seconde, d'une simple constatation sonore, alors qu'on aurait pu penser que le spéculaire allait l'emporter. Non, ce sont les voix des chutes qui mettent en branle le musicien Butor, et le décident à orchestrer la grande partition américaine de Niagara.
Au départ, donc, 6 810 000 litres d'eau par seconde est un projet éminemment radiophonique. D'ailleurs, la radio a demandé à plusieurs reprises à Butor une œuvre susceptible de démontrer la révolution née de la stéréophonie. Mais évidemment, ce qui intéresse Butor, c'est la déconstruction, c'est de jouer avec les deux canaux, de trafiquer la balance. Il se heurtera, ainsi qu'il le raconte, au refus des techniciens, lesquels sont réticents "à enregistrer séparément les deux canaux": "On va croire que je ne connais pas mon métier", pense le technicien. Au temps pour le souci d'innovation de Butor, qui rêve de "faire de l'ensemble immobilier un instrument de musique", et conçoit un "paysage planétaire" un peu trop ambitieux et novateur au goût de ses contemporains.
Michel Collot propose alors une petite pause lecture et demande à Butor de lire un texte : Alasakamazonie", texte écrit pour être mis en musique par Henri Pousseur. La lecture achevée, Butor revient sur ce problème de la spatialisation de la musique, sur la réticence des musiciens à bouleverser la géographie de l'orchestre. Il évoque une émission comique à la télé où était évoquée "l'ouverture de Carmen du point de vue de la contrebasse" puis décrit des danses tribales dans lesquelles le son se divisait et interagissait selon des mouvements concentriques opposés, ce qui lui permet d'avancer que "le changement local est presque une modulation".
La discussion, à la faveur d'une nouvelle question, quitte le domaine sonore pour se poser… à Rome, mais une Rome nomade, centre du monde vagabond dont Butor va tenter de déchiffrer le régulier déplacement.
On vous en cause demain…