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lundi 21 janvier 2013

Butor en 410 (1)

Michel Butor était de passage à Paris, et plusieurs occasions de l'entendre se présentaient, dont sa participation à un séminaire mensuel dans le cadre du programme de recherche dirigé par Michel Collot et Julien Knebusch intitulé "vers une géographie littéraire". C'était vendredi dernier, à 17h, à l'Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3, rue Jean-Santeuil, derrière le Jardin des Plantes – déjà tout un programme! Proust, la flore, la faune, la fac… Arrivé un peu en avance sur les lieux, on s'étonne de l'absence d'affichage. Aucune annonce de la rencontre. A l'accueil, c'est le trouble, la gardienne, interrogée par Louison (bientôt 20 ans, en khâgne à Monet) avec qui je suis venu, est perplexe: "C'est qui cette Michelle Butor, elle fait quoi?" Bon, pas grave, on connaît l'étage (4ème) et le numéro de la salle (410).
La 410 n'est pas encore prête. On déplace les chaises et les tables, qu'on disposera en un long U rectangulaire, afin d'installer un peu de matériel, un projo qui mettra un certain temps à arriver. La salle se remplit lentement, au goutte à goutte, un peu tous les âges, mais un public globalement féminin, dont deux étudiantes qui n'auront de cesse de prendre Butor en photo avec leur smartphone comme s'il s'agissait d'une star. Ce qu'il est peut-être, au sens évidemment stellaire et discret, brillant depuis si longtemps mais de si loin qu'on n'a pas encore vraiment cerné la diffraction de son éclat multiple.
Enfin il arrive, vêtu de son improbable et légendaire salopette, et d'une chemise jaune canari qui fait vite oublier que dehors la nuit tombe déjà, et avec elle, bientôt, une neige insistante. C'est Michel Collot qui se fend d'une longue présentation de Butor et son œuvre, rappelant que l'écrivain a même enseigné la géographie – "par erreur", précise aussitôt un Michel Butor flegmatique. Une carte des lieux visités par MB est projeté afin qu'on se fasse une idée du caractère éminemment nomade de ce "génie des lieux" – "je ne la connais pas", commente MB, l'expression gourmande. Puis la parole est donné à l'auteur de Mobile, via des questions posées par quelques personnes présentes.
Butor retrace alors la genèse de son œuvre après Degrés, comme il l'a fait si souvent, patiemment, rappelant les divers événements qui l'ont poussé à renoncer à l'entreprise romanesque pour se lancer dans la création de "livres" plutôt que de "romans", à inventer des formes. Il évoque Niagara, son arrivée aux chutes, "les branches des arbres entourés d'un manchon de glace", "les blocs de glace qui tombent des arbres", et déjà c'est l'univers sonore qui s'impose dans son récit. Car à peine arrivé, la vision laisse vite la place à l'audition, tant MB est "frappé du son de ce lieu". Butor comprend que ce voyage est un voyage "à l'intérieur du son". Une expérience dynamique. "Se promener à l'intérieur d'un espace où je faisais changer le son en bougeant". Ainsi naît le projet 6 810 000 litres d'eau par seconde, d'une simple constatation sonore, alors qu'on aurait pu penser que le spéculaire allait l'emporter. Non, ce sont les voix des chutes qui mettent en branle le musicien Butor, et le décident à orchestrer la grande partition américaine de Niagara.
Au départ, donc, 6 810 000 litres d'eau par seconde est un projet éminemment radiophonique. D'ailleurs, la radio a demandé à plusieurs reprises à Butor une œuvre susceptible de démontrer la révolution née de la stéréophonie. Mais évidemment, ce qui intéresse Butor, c'est la déconstruction, c'est de jouer avec les deux canaux, de trafiquer la balance. Il se heurtera, ainsi qu'il le raconte, au refus des techniciens, lesquels sont réticents "à enregistrer séparément les deux canaux": "On va croire que je ne connais pas mon métier", pense le technicien. Au temps pour le souci d'innovation de Butor, qui rêve de "faire de l'ensemble immobilier un instrument de musique", et conçoit un "paysage planétaire" un peu trop ambitieux et novateur au goût de ses contemporains.
Michel Collot propose alors une petite pause lecture et demande à Butor de lire un texte : Alasakamazonie", texte écrit pour être mis en musique par Henri Pousseur. La lecture achevée, Butor revient sur ce problème de la spatialisation de la musique, sur la réticence des musiciens à bouleverser la géographie de l'orchestre. Il évoque une émission comique à la télé où était évoquée "l'ouverture de Carmen du point de vue de la contrebasse" puis décrit des danses tribales dans lesquelles le son se divisait et interagissait selon des mouvements concentriques opposés, ce qui lui permet d'avancer que "le changement local est presque une modulation". 
La discussion, à la faveur d'une nouvelle question, quitte le domaine sonore pour se poser… à Rome, mais une Rome nomade, centre du monde vagabond dont Butor va tenter de déchiffrer le régulier déplacement. 
On vous en cause demain…

mardi 15 janvier 2013

6 810 000 raisons de lire Butor

On se demande bien quel accueil serait fait aujourd'hui à 6 810 000 litres d'eau par seconde, étude stéréophonique, de Michel Butor, s'il débarquait sur les tables des libraires, alors que la presse salue le nouveau livre de Fœnkinos comme étant "son livre le plus abouti et le mieux construit" et nous signale que le dernier opus de Sollers est un "beau livre vivant, intelligent". Mais bon, en 1965, quand parut le livre de Butor, il y a de fortes chances pour qu'on ait surtout évoqué, des trémolos dans la plume, Le voyage du père, de Bernard Clavel… Certains livres ont le mérite de ne pas concourir, c'est comme ça, et il serait vain de reprocher aux juges hippiques de préférer les chutes de reins aux chutes d'eau. Chacun ses chutes, a-t-on envie d'écrire. Choir versus déchoir ?
Situons. La Modification est paru il y a à peine huit ans et déjà son auteur est ailleurs. Il a donné Mobile et Réseau aérien, deux panoptiques ambitieux. En 1965, certains lecteurs ont lu, le souffle coupé, La route des Flandres de Claude Simon et L'Inquisitoire de Robert Pinget. Deux ans plus tard, ils liront, estomaqués, Tombeau pour cinq cent mille soldats, de Pierre Guyotat. Années fastes? Difficile à dire aujourd'hui, tant l'intérêt pour les travaux de Butor, Simon et Pinget semblent désormais réduit, discret, voire déplacé. Mais nous sommes en 1965 et voilà que le magicien Butor prend pour matrice une icône américaine: les chutes du Niagara.
C'est un projet complexe, qui cherche à faire entendre une multiplicité de pistes, de textes, de voix, de sons. Au centre de ce dispositif, comme un éternel retour, coule le texte de Chateaubriand, cette description des chutes qu'il fit dans Atala, et qu'il reprit dans ses Mémoires d'outre-tombe:
Elle est formée par la rivière Niagara qui sort du lac Erié et se jette dans l'Ontario.
A environ neuf milles de ce dernier lac, se trouve la chute; sa hauteur perpendiculaire peut être d'environ deux cents pieds.
Mais ce qui contribue à la rendre si violente […]
Ce texte séminal, Butor va le désosser, l'essaimer, l'éparpiller, le laisser gicler en en faisant le texte du lecteur, tandis qu'autour passeront, plus ou moins ténues, d'autres voix, celle du speaker, qui décrit le commerce lié aux chutes (assiettes, chemises, médaillons, etc. à leur effigie), celles de très nombreux personnages, venus communier, en amour ou nostalgie, regret et doute, au pied de la furieuse cataracte.
Le texte tout entier se veut une partition. Il y a des récitants (speaker et lecteur), la vaste chorale des visiteurs et le texte de Chateaubriand, qui roule indéfiniment au centre, tantôt invisible dans sa répétition, tantôt incandescent par sa juxtaposition, texte-chute composé d'une myriades de syllabes, des bribes, des énoncés, des notations, au rythme des mois, dans un ballet diffracté qui dit le même et la différence.
Le lecteur fait alors une expérience rare. Car ici la lecture linéaire, en liant la théorie des énoncés hétérogènes, est la lecture la plus expérimentale, celle qui produit la plus forte cadence poétique. Mais le lecteur peut lire aussi en zig-zag, ne lire qu'une voix à la fois, ou deux, ou trois, en modulant le texte au fil des yeux grâce aux indications sonores. Au début, bien sûr, on tâtonne, on est comme ces visiteurs assaillis par la violence des Chutes, on ne sait trop comment distinguer les intensités dans ce brouhaha. Puis, lentement, avec la bénédiction impassible et cependant de plus en plus prégnante du texte de Chateaubriand, la symphonie prend forme, des mouvements se dégagent, des pans se soulèvent, des solos se signalent.
On sent bien que derrière cette construction à la fois totale et éclatée se cache un désir qu'on pourrait presque qualifier de radiophonique. Faire du lecteur un transistor ébloui, mieux, une table de montage sonore, lui laisser à la fois les manettes et les rôles. Butor donne des indications, propose des lectures, redessine les partitions possibles, mais au final le lecteur devient le texte lui-même, son réceptacle et son émission. On pourrait dire de certains textes de Butor – en gros, ceux relevant du "génie des lieux" – que ce sont des textes sans auteur, dans la mesure où celui qui les produit se confond avec le mouvement et les conditions mêmes de leur production, hors toute économie de moyens et sans peur du risque de dissolution. Ce sont bien plutôt des textes pour lecteur, et ce de façon éminemment généreuse. Des textes-déjà-lectures, en un pluriel à la fois libre et calibré. Ils rassemblent et libèrent des énergies, inventent des rythmiques, fabriquent de la forme. Sont-ils sans histoire? ce serait mal y voyager. On trouvera dans 6 810 000 litres d'eau par seconde le récit d'une chemise offerte par des enfants de propriétaires terriens à un travailleur noir, et le sort de cette chemise contient à lui seul un pan entier de l'histoire nord-américaine.
Dans Papier Collés II (1973), Georges Perros fait un portrait fascinant de l'œuvre en cours de Michel Butor:
[Il] remet en branle ce qu'une mauvaise lecture, aussi bien du journal que du monde alentour, a figé, sclérosé; il écrit, il lit, il photographie […] dans le sens du merveilleux, du fantastique, mobilisant ce qu'il perçoit de plus efficace dans son travail, dit-il, d'entomologue. […] Chacun de ses livres est une machine de guerre à plusieurs dimensions. Confrontation d'une masse, d'une lave de mots avec une ville, un monument, un pays, un fleuve, un tableau, une partition. […] Ses livres sont d'extraordinaires carrefours, j'allais dire pièges, où le hasard maté ne se veut comblé que par un autre hasard, d'ordre poétique. Magique.
"Une machine de guerre à plusieurs dimensions": on ne saurait mieux définir ces livres que nous aimons par dessus tout, et dont la monstruosité – picturale, chorale – est le signe certain et symphonique qu'un patient travail d'écriture et de pensée organique a été accompli au mépris de toutes les facilités.