En lisant la chronique de Luc Le
Vaillant – « Lettre à une sorcière autoproclamée » – dans le
Libération du 11 novembre, j’ai cru un moment à une parodie, une farce. Il faut
dire que cette « adresse ricanante à une descendante énamourée des réprouvées
des siècles passés qui, elle, ne risque plus l’inquisition ni le bûcher »
– ainsi qu’est sous-titrée cette lettre – n’y va pas par quatre chemins. En
gros, le propos semble le suivant : La référence que font certaines
féministes aux sorcières serait grotesque, dans la mesure où, aujourd’hui, les
femmes ne risquent plus le bûcher et sont largement écoutées. Comme preuve de
cette saine immunité et comme témoignage de cette vaste audience, Luc Le Vaillant
n’a guère d’arguments à avancer hormis les chiffres de vente du livre de Mona
Chollet, La Puissance invaincue des
femmes. A ses yeux, les « 100 000 exemplaires » vendus de ce
livre devraient suffire à rendre risibles les revendications des femmes. On a
envie de lui dire que si ce genre d’équation lui semble éloquente, doit-on en déduire
que les 500 000 exemplaires du Suicide
français de Zemmour devraient suffire à convaincre les fachos que leur
cause est largement gagnée d’avance ?
Mais ce qui me choque le plus
dans l’adresse de Luc Le Vaillant, c’est avant tout son ton, son lexique, sa
rhétorique. Sa façon de « croquer » certaines femmes, en cherchant à
les caricaturer ou les dénigrer. Par exemple, traiter Inna Shevchenko de « batailleuse à seins nus » –
ça ne vole pas très haut, pas plus haut en tout cas que Neuhoff disant de Huppert
qu’elle est « sexy comme une biscotte ».
Mais aussi : réduire Jacqueline Sauvage au statut de « flingueuse de mari tortionnaire ». C’est quoi, son problème,
à Luc Le Vaillant ? Il trouve que les femmes en font trop ? Ne se rebellent pas comme
il faut ? Prennent les mauvais
modèles ? Oui, parce que, hein, franchement, les sorcières, c’était autre
chose, nous dit-il, « elles payaient
souvent de leur vie une révolte qui n’était pas en peau de lapin ». Pourquoi
utiliser le temps de l’imparfait ? Les chiffes des féminicides, c’est de
la « peau de lapin » ?
Les femmes sont des lapins, c’est ça qu’il veut dire en fait ? Les écorchées
quotidiennes apprécieront.
Non, franchement, en lisant cette
lettre, je me disais : c’est une parodie. Sinon, c’est trop caricatural. La
condescendance masculine y est trop flagrante – « Chère démone d’aujourd’hui »… « Chère petite sœur de
Circé et de Médée »… Et puis, cette façon paternaliste de s’adresser
aux femmes : « Je comprends volontiers
qu’il faille s’inventer des modèles rebelles, et se la raconter un peu. »
Se la raconter un peu ?! Luc Le Vaillant trouve que les femmes « se la racontent un peu » ?! Oui, car aux yeux de saint Luc, la bataille des femmes a été gagnée, et toute
autre forme d’agitation est donc vaine et ridicule. « Tu fais des enfants si tu veux et avec qui tu veux »,
serine-t-il. Là, on a envie de lui dire d’aller prendre un petit cours de
sociologie en accéléré avant d’assener de pareilles bêtises. Je doute que les
femmes violées qui se retrouvent enceintes aient la même perception de ce
magique « si tu veux ». Mais ce n’est pas tout. « Ta voix est aujourd’hui écoutée, chantée, célébrée. Elle est
socialement admise et majoritairement applaudie. » Majoritairement ?!
Mais dans quel monde vit Luc Le Vaillant ?! Autrefois, les sorcières, « [o]n les jetait à l’eau pour voir si
elles flottaient » – du passé, quoi. Oui bon, peut-être que 220 000
femmes victimes de violences physiques et les cent cinquante femmes assassinées
par an ont échappé à la torture par l’eau ou à la noyade, mais ce qui est sûr c’est
qu’elles ont, blessées ou mortes, du mal à "flotter".
J’arrête là, car chaque phrase de
la lettre de Luc Le Vaillant me semble hallucinante de bêtise et de
malveillance. En tout cas, sa missive démontre – si besoin était – que la
parole des femmes a dû mal à faire son chemin. Parce que le problème, de toute évidence, ce n’est pas seulement que les femmes
parviennent à dire ce qu’elles ont à
dire, mais qu’elles soient entendues
par les hommes. C’est-à-dire que les hommes – tous les hommes – s’interrogent en leur for intérieur – leur fortin
intériorisé – sur leur mode de penser et d’agir, et ce dans les moindres
détails. Si les hommes, en plus de questionner leur virilité, ne s’interrogent
pas sur leur réaction souvent crispée face aux propos des femmes, s’ils continuent
de penser que l’abus est du côté de la dénonciation féministe et non à chercher
dans le particulier de leurs comportements, la cause humaine n’avancera guère.
Toutes les femmes ou presque ont
une « histoire d’abus » à raconter. Les hommes devraient prendre la
mesure de ce fait plutôt que de
trouver "exagéré" ou "déplacé" que certaines se mettent "seins nus" – puisque, paraît-il, elles ne risquent plus rien, et ne seront pas, elles, "brûlées" pour ça. Mais en fait, si : on les brûle encore. Au troisième degré.
Tous les jours. Au fer à repasser. A la cigarette. Au chalumeau. (Que je sache, la Biafine n’est pas à ce jour une réponse
suffisante à la domination masculine.) « Tes
plaintes contemporaines sont recueillies par de vertueux accusateurs
médiatiques et amplifiées par la vox populi qui répercute tout et son contraire »,
écrit pour finir Luc Le Vaillant. On a plutôt envie de dire : leurs plaintes
contemporaines sont systématiquement accueillies par cette morgue machiste que
rien ne semble pouvoir flétrir. Luc Le Vaillant fait à un moment allusion à
Adèle Haenel qui, selon lui, déplorerait que la justice soit trop « précautionneuse ». Est-il
besoin d’expliquer à Le Vaillant ce que ce « précautionneux »
recouvre dans les faits ? La précaution : n’est-ce pas là ce que l’homme
exige de la femme depuis toujours ? Autrement dit : "Fais attention,
hein. Ne te la raconte pas. C’est à nous de te raconter. " Chanson connue, air nauséabond.
Tout ce « matriarcat millénariste » donne envie à Le Vaillant « d’enfourcher [son] balai » !
Je pense personnellement qu’il pourrait faire un meilleur usage de cet
ustensile domestique.