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mardi 19 mai 2015

Sauver la face: au détour des gueules, par Andréas Becker

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Sur ceux qu’on a appelés les « gueules cassées », la littérature est restée assez discrète. Il y a bien sûr l’impressionnante somme de Martin Monestier parue en 2009 (Les gueules cassées – les médecins de l'impossible 1914-1918, le cherche midi), somme qui s’appuyait sur les collections du Musée du Service de Santé au Val-de-grâce, mais c’est comme si jusqu’ici aucune écriture n’avait réussi à affronter ce « dévisagement » extrême, ni osé hanter ceux qu’en son temps l’administration française avait qualifiés de « faciaux », ces « baveux », ces « presque morts pour la France » – des dizaines de milliers d’hommes abîmés à jamais par la Grande Guerre, forte de ces dix millions de morts. Réparés tant bien que mal par une chirurgie qu’on peine à qualifier d’« esthétique », ayant souvent perdu toute possibilité de travailler ainsi que tout espoir de retrouver une vie de famille, les « gueules cassées » de 14-18 ont vécu dans l'ombre et le silence, relégués dans une monstruosité qui pourtant montrait le faciès nu de la guerre. Il leur manquait une voix singulière pour revenir vers nous, et c'est cette voix qu’a forgée l’écrivain Andréas Becker dans son nouveau livre intitulé Gueules.
A l’origine de Gueules, le récit publié par les indispensables éditions d’en bas, il y a un jeu de photos de gueules cassées, conservées pendant des années par un certain Joseph Hoffmann, grand-père de Françoise Hoffmann, entre les mains de laquelle ces photos, d’abord léguées à son oncle, ont fini leur improbable périple. Un jour, elle montre les photos à Becker, qui s’empare de leur effrayant silence. Le livre, riche de ces photos, est également accompagné de dessins de Becker, qui sont comme une étape vibrante entre le cliché et le texte. Le lecteur va ainsi entrer dans cet hôpital revisité et découvrir non seulement les « colocataires » d’un certain Charles de Blanchemarie, mais également entendre leur histoire, écrite dans une langue forcément « cassée », une langue d’après « la déto la nation ».
Quelle langue inventer ? Comment la casser, la tordre, l’écorcher, la panser, afin de rendre la cassure, la torsion, l’écorcherie, le rafistolage ? Becker apporte un souci multiple à la recréation des mots, à la refonte des syntaxes, travaillant sur plusieurs fronts, s’emparant du langage populaire, voire vernaculaire, de la prose du début du siècle, mais à l'aune d'une poétique qui concasse le lexique ou l’agglutine, insufflant une verve tantôt rabelaisienne, tantôt célinienne, aux portraits de ces hommes écartés qui vivent « dans une dégoulination d’abominableries ». Ensemble, ils forment une confrérie de mutilés inoubliables, fantasques et irrévérencieux, qu’Andréas Becker secoue sous nos yeux effarés.
Si l’écriture n’a pas partie liée au corps, elle n’est rien. Pour écrire à travers ces gueules – qui sont d’ombres et de guerre mais aussi de lumière et de vie –, il fallait non seulement rendre leur parole audible mais également unique, indissociable d’un projet littéraire tout entier attaché à la difformité du parler, ainsi qu’en témoignent les deux précédents livres de Becker, Nébuleuses et L’effrayable. Dans Gueules, le "presque mort" entre en danse et loquacité, au fil de courts chapitres où l'ironie n'est pas la dernière des douleurs:
« A l’asile on lui sortait les barbelés du front, y en avait pour clôturer tout le Far West, on aurait dit qu’il avait raclé la Marne entière – ç’avait un côté pratique, indéniable – le rafistoleur qu’il les rutilisait les barbelés pour lui fixer le peu de menton qui lui restait encore aux gencives […]. »
Les matériaux même de la guerre – la chair et le métal – prolongent ainsi en des noces hideuses le carnage généralisé auquel furent livrés ces cohortes d’hommes. La langue, alors, touchée en sa source même, sa bouche démantelée, n’en finit plus d’essayer de dire encore :
« J’expulse encore quelques miettes du détrissement, maloxontodaires éventrées, façon mortissement qui se créent dans ma têterie tourniquet – la mimienne l’exploiraté la têterie – arracondalée la têterie aux oreillements perclus – viande humide – les tranches qui restaient collées sur un corps sans âme… »
Les visages photographiés qu’on trouvera dans ce livre pourront bien entendu paraître insoutenables à nos yeux habitués à la grâce factice, mais le texte de Becker, par sa gouaille féconde et sa scansion rebelle, la vitalité jaculatoire de ses « forgeries », rend profondément présents et, disons-le, nécessaires à nos conscience, ces « gueules » sacrifiées sur l’autel d’une boue impure.
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*** RENCONTRE EN LIBRAIRIE ***
La librairie Charybde recevra Andréas Becker demain mercredi 19 mai à partir de 19h30, pour une rencontre qui promet d’être intense. une soirée de lectures et d'échanges autour de ces textes, en présence de Françoise Hoffmann, de Colette Lambrichs (Editions de la Différence), de Jean Richard (Editions d'En Bas), avec le concours de trois acteurs / lecteurs : Yasmina Belferoum (pour "L'effrayable"), Brigitte Mougin (pour "Nébuleuses"), et Pascal Cottin (pour "Gueules").
L’adresse de la librairie : 129 rue de Charenton, dans le XIIème arrondissement. Venez nombreuses et nombreux pour ce moment rare de partage littéraire.
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Andréas Becker, Gueules, récit, postface de Françoise Hoffmann, éditions d’en bas, 15 €  – ainsi que : L’effrayable, éd. de la Différence, 18 € ; Nébuleuses, éd. de la Différence, 15 €

jeudi 21 février 2013

L'extension de la prose par d'autres moyens

Je vous parlais hier du livre de Christos Chryssopoulos, Une lampe entre les dents (Actes Sud). Un livre qui s'interroge sur la ville et ses nouveaux orphelins, à l'heure de la crise, à la lumière (ou l'ombre?) de la flânerie. Et qui, bien que discret et respectueux de l'inachevé, en dit plus sur la misère que tout ce que pourra en dire jamais le futur président du Salon du livre de Québec, Marc Lévy, lui qui pourtant écrivait dans La première nuit cette phrase-limite qui semble davantage une ode à la synonymie et aux adverbes qu'une chétive tentative avortée de presque pensée:
"Un milliard et demi d'êtres humains vivent dans une misère intolérable, inacceptable, insupportable." (in La première nuit)
Mais passons. La même nuit n'habite pas tous les écrivains, et certains ont des ampoules aux doigts tandis que d'autres les ont seulement dans les yeux, d'où une certaine difficulté à voir au-delà de leur cornée. Revenons à nos moutons errants. A un moment, Chryssopoulos, abordant la question de la violence, se risque à l'aphorisme, même s'il sait que la violence "est une partie constitutive de la vie courante" et donc rétive à la démarche aphoristique. Pourtant, il tente la chose (p. 56 - 57):
• La violence est souvent l'autre face de l'identité.
• La violence se loge dans la langue
• La violence produit des symboles
• La violence est toujours celle de l'autre [etc.]
En lisant ces phrases distinctes, qui oscillent entre définition et formule, et tentent plutôt de faire sens par leur amoncellement, même paradoxal, je repensais à un poème de l'américain Charles Bernstein que j'avais lu la veille, "War Stories", un poème écrit, ou en tout cas paru en 2006 dans le recueil Girly Man. Il me semble répondre assez bien aux questionnements de Chryssopoulos, même s'il leur répond (mais comme un écho) par la poésie; en tout cas il les prolonge, formellement, dans cette gare de triage qu'est l'esprit sciemment bombardé du lecteur:
La guerre est l'extension de la prose par d'autres moyens.
La guerre c'est ne jamais avoir à dire qu'on est désolé.
La guerre est l'issue logique de certitude morale.
La guerre est la résolution par le conflit pour les handicapés esthétiques.
La guerre est un bateau qui va lentement au ciel et un train qui fonce en enfer.
La guerre est soit l'échec à communiquer soit la forme d'expression la plus directe possible.
La guerre est le premier recours des scélérats.
La guerre est le droit légitime des impuissants à résister à la violence des puissants.
La guerre est illusion tout comme la paix est imaginaire.
J'arrête là, ce qui n'est pas le cas, loin s'en faut, de la guerre, qui est sûrement, à bien y regarder, intolérable, inacceptable, insupportable, voire inadmissible. "La violence est toujours celle de l'autre"? CQFD

mercredi 28 novembre 2012

Paris perdu: leurres divers

"La réalité, c''est ce qui continue d'exister lorsqu'on a cessé d'y croire." Difficile de trouver meilleur exergue au livre de Xavier Boissel, Paris est un leurre, que cette phrase de Philip K. Dick. En l'occurrence, cette réalité qui continue d'exister malgré tout, c'est "Paris", mais pas le Paris aseptisé d'aujourd'hui, pas ce gros escargot vieillot en passe de devenir l'épicerie de luxe des über-bobos de demain, non, mais plutôt cet ersatz invisible d'une ville fantôme que l'Etat-Major français tenta d'inventer et failli réaliser, lumières et camouflages aidant, au nord-est de la Capitale, en 1917, afin d'éviter à la ville-lumière des pluies de bombes.
Pas d'art de la guerre sans falsification. Les Zeppelins, puis les Gothas allemands menacent monuments et boulevards. Il faut donc "divertir" l'ennemi, lui faire croire, à grand renfort de pyrotechnie et de faux-semblant, que Paris est ailleurs, afin qu'il pilonne un rêve et non une réalité. Xavier Boissel, dans la lignée de Virilio, Boorstin, Bégout, Mike Davis, aidé en cela par les mânes de Benjamin et Debord, enquête donc sur ce projet d'un faux Paris destiné à leurrer l'ennemi. S'appuyant sur de rares mais fascinants documents, l'auteur ne se contente pas de partir en repérage sur les lieux où faillit s'échafauder ce gigantesque trompe-l'œil, et se livre à une analyse transversale passionnante de l'art du camouflage et la duperie architecturale. Certes, il se rend sur les lieux, et parvient même à insuffler à son récit un étrange suspense, alors même qu'il a prévenu le lecteur que, de vestiges, on n'en trouverait point. Car ce qu'il cherche, ce n'est pas une relique oubliée qui témoignerait de ce faramineux projet, mais bien la trace absente, l'écho du leurre dans la zone en friche, où d'autres couches mnésiques se sont entre-temps déposées, étouffées les unes les autres.
Après un chapitre saisissant sur la "guerre du faux", qui opère une synthèse claire et éloquente des effets mis en œuvre, à tous les niveaux, pour créer de "nouveaux objectifs" censés leurrer la frappe ennemie, l'auteur élabore une théorie, qui fonctionne autant comme une métaphore que comme un conte, et fait remonter ce fantasme de diversion à l''éclairage de la tour Eiffel par un personnage incroyable: Fernand Jacopozzi. En habillant la structure nue du derrick honni, Jacopozzi, ingénieur d'ombres et de lumières, devient non seulement le grand illuminateur de la Capitale mais également son magicien occulte, son promoteur nocturne. C'est à lui qu'on s'adressera donc pour imaginer le faux Paris réservé aux bombardiers allemands. Un parcours étonnant, et ô combien révélateur. Des guirlandes célébrant Citroën à la fausse gare de l'Est… Et Boissel de rappeler les liens entre magie et camouflage (comme par exemple avec l'extraordinaire équipe mise au point pendant la Seconde guerre par l'illusionniste anglais Maskelyne, qui dupliqua Alexandrie et le Canal à coups de projos et de bâches peintes…).
La démarche de Xavier Boissel est un petit miracle de perspicacité et d'analyse, sous-tendu par une sincère et sensible appréhension des "lieux", de leur mémoire. Sa réflexion sur le vrai et le faux ne s'abîme jamais dans une rhétorique vaine, identifiée qu'elle est par une écriture de la mise en perspective qui tient compte des affects et de la perception:
Quand bien même il n'y aurait plus que du réel qui aurait intégralement absorbé du faux, l'attention à des phénomènes microscopiques, certes d'une banalité contristante, peut ouvrir la voie non seulement à une compréhension d'autres phénomènes, plus amples, mais encore à une forme de "sauvetage" de ce monde falsifié. Faire pièce à cette falsification, recueillir ses éléments avant même qu'ils ne s'agrègent, ne se figent, c'est retourner notre regard sur l'unité secrète qui la gouverne. Toute collection est une récollection. Notre divagation ne dit rien de la totalité de la vie, mais les fragments ternis qu'elle en aura retenus, ceux qui adviennent à notre conscience, il aura fallu les circonscrire, les nommer, adossé à leur immédiateté factice, en dissidence intime. Feuilleter les irrégularités du monde, les regarder à la loupe, en mettant au jour ses déchets, aura fait de nous plus des chiffonniers que des flâneurs: maintes fois nous avons eu le sentiment de rendre justice aux guenilles, maintes fois nous avons eu le sentiment que notre œil corrodait la substance des choses, les révélant dans leur nudité.
Cet appel à une archéologie de l'ineffable, on espère qu'il sera entendu, prolongé. Si, comme le disait, Georges Perec, "l'espace est un doute", alors le livre de Xavier Boissel l'arpente avec une grâce et une pertinence qui en dévoile plus que les pans.
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Xavier Boissel, Paris est un leurre, la véritable histoire du faux Paris, avec des photos de Didier Vivien et une cartographie établie par Gaspard Vivien, éd. Inculte, 13€90