Parfois, les revues transfusent. Leurs voix échangent des signaux. Clins de langue, croisement de lèvres. Loin des mollesses narratives qui font limace. Plus près du corps, de la pensée. C'est le cas de Frappa et de RIP, dont les premiers numéros viennent de paraître. Toutes deux, bien que se démarquant par une singularité absolue, parviennent cependant à échanger des flux. A combiner leurs virulences.
Frappa a été conçu - rédaction, graphisme, maquette – par A. C. Hello , dont le Clavier cannibale a, il y a un peu moins d'un an, exploré le précédent livre, Naissance de la gueule. Frappa existait déjà en ligne, la voici donc sur papier, riche de 246 pages, pensée mais non préconçue, nullement attifée d'un thème mais parcourue de mille motifs. Comme l'expliquait A.C. Hello dans un entretien, quelque chose de l'ordre de la "bascule", paradoxalement, tient et relie ces textes:
"Ce qui – et encore une fois, c’est quelque chose dont je me suis aperçue bien après – manifestement les rassemble tous, c’est leur travail, peut-être inconscient, sur le basculement. Le mot est instable, la phrase est instable, ou même la pensée est instable, et c’est toujours à deux doigts de se casser la gueule. C’est un équilibre ténu, qu’ils aiment mettre en danger. Et si certains le font sérieusement, je veux dire sur un ton sérieux, la majorité produit ce basculement dans un joyeux désordre branque, même si bien sûr on sent une fêlure qui ébrèche, parfois, cette douce ironie." (entretien donné à Diacritik)
Pensée instable, phrase instable: rien à voir avec une fragilité feinte, bien sûr. Et force est de constater que les textes publiés dans cet impressionnant Frappa (ce fracas frappé?) brillent par l'intelligence instinctive de leur violence. Qu'ils soient signés par A.C. Hello, Martin Gosset, Amandine André, Antoine Boute, Lucien Suel, Charles Pennequin, Baptiste Brunello, Manuel Joseph, pour n'en citer que quelques-uns sur la multitude de participants à cette revue, tous les textes de la revue montent à l'assaut, tranchent, déplacent, résistent. Poésie sonore, mais surtout prise de poésie, prise de heurts, tensions. Une centrale surchauffée. Un état des lieux des affres, de l'égarement, de la résistance.
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On retrouve quelques contributeurs de Frappa dans le numéro 1 de RIP – "revue critique et clinique de poésie", conçue par Antoine Dufeu et Frank Smith – tels que Amandine André, Jean-Philippe Cazier et moi-même. De conception très différente (pas d'illustrations, une mise en page profondément rhizomatique, sans indication d'auteur sauf à se reporter des chiffres les précédant à la table des matières), RIP est effectivement plus "clinique", au sens deleuzien du terme. C'est un certain "usage" de la littérature qui est ici questionné, fragmenté, travaillé, que ce soit par Stéphane Bouquet, qui part de Ponge pour rechercher les conditions d'énonciation du texte, ou par Cazier, lorsqu'il explore et décline obsessionnellement les modalités de la phrase-corps et du corps-phrase. Bouquet, d'ailleurs, semble résumer l'aventure de RIP quand il demande:
"Comment faire tenir debout l'acte d'écrire, et le penser, le vivre dans son organisation des signes comme un flux? Comment les faire couleur le long des couloirs qui en sortent, les creuser du dehors?"
En réponse, peut-être, des textes Pavel Hak, Vanessa Place, Cécile Wajsbrot, Hélène Cixoux, Eric Loret, etc. Difficile bien sûr de rendre ici compte de la diversité, des risques, des écarts, de tous ces bruissements. Ce qui est sûr, c'est que ces deux revues, à elles seules, occupent et arpentent un terrain que semblent avoir délaissé nombre d'écrivains: celui de la pensée physique.
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Frappa, numéro 1, septembre 2016, 21 €
RIP, numéro 1, 15 €