mercredi 21 août 2019

En librairie aujourd'hui (et peut-être aussi demain…)


"L'Histoire des tables tournantes et des esprits frappeurs n’a été pas écrite uniquement avec le sang des mages et le jus des fées. Elle a été exposée, publiée, photographiée, moulée, reproduite, imprimée, chantée, transformée en ce qu’on voulait qu’elle soit et c’est tant mieux ma foi. Des volumes entiers lui ont été consacrés, aussi indigestes que des catéchismes pâtissiers, des pages entières d’approche indicible mais commentée. L’histoire, d’ailleurs, est fidèle à sa renommée bancale, à son aura truquée. Car d’emblée, à peine le voile déchiré, le rideau écarté, la table ébranlée, les puissances psychiques s’étaient signalées par leur maîtrise imparfaite de la supercherie. Elles avaient beau secouer le corps des médiums, s’incarner en manchon gluant, deviner les âges et les liaisons, réciter des épopées, il y avait toujours un moment où le décor branlait, où une bougie enflammait un rideau, des fils jusqu’alors invisibles s’emmêlaient dans les chevelures et les bijoux, quelqu’un arrachait quelque chose, et la soirée s’achevait en gifles et en reproches comme si convoquer les morts relevait désormais de la scène de ménage. On aurait dit que les morts, surpris dans leur retraite par des appels incessants et comme étonnés d’être à ce point regrettés, bâclaient leur retour sur la scène des vivants. Ils semblaient tour à tour maladroits, farceurs, timides, empêtrés dans leur gaze ou déformés par l’hésitation. Que leur voulait-on ? Ils ne reviendraient jamais pour de bon, c’était fini pour eux ici-bas, ils habitaient désormais des limbes en perpétuelle expansion, où toutes les époques se confondaient en un fastidieux brassage, à quoi bon se donner la peine de faire de brefs caméos. Ils n’avaient rien à dire à ceux qui respiraient sans y penser, pensaient sans en tirer les conséquences, n’agissaient que pour agir. Leurs préoccupations étaient autres désormais, et on aurait voulu qu’ils reprennent de la substance, qu’ils reviennent sous forme de voix, s’octroient un épisode de chair, et tout ça pour quoi ? Pour que des assis en cercle frissonnent, pour les éblouir ou les affliger par d’inutiles révélations ? "

— Claro, Substance, Actes Sud, sortie le 21 août

samedi 17 août 2019

Patientes antennes: Traduire "Vers la baie", de Cynan Jones


Vers la baie, quatrième livre traduit de Cynan Jones, est l’exemple typique du roman qui force l’admiration, une admiration partagée à parts égales entre son auteur et sa traductrice. La prose de Jones, qui atteint des sommets de précision même quand elle s’attache à décrire des états diffus ou des sensations improbables, ne souffre aucun flou, et il fallait l’incomparable talent de Mona de Pracontal pour qu’elle puisse renaître avec la même cinglante acuité.

Le récit, en lui-même, est d’une simplicité absolue, et réside tout entier dans la dérive en mer d’un homme sur un kayak, ses tentatives aussi désespérées que méticuleuses pour se maintenir en vie, ses liens avec le monde réduits aux mouvements de l’eau, à la brûlure du soleil ou la mitraille des pluies. Non seulement la traductrice devait rendre la phrase dans sa rêche économie, mais également dompter un certain lexique marin sans qu’il déséquilibre la syntaxe. La tâche a dû être rude, mais elle a été si bien menée qu’à aucun moment on ne sait pointer les os de l’anglais sous la peau du français. On sent en outre à chaque instant la délectation du mot juste, qui ne sert ici aucune fioriture, mais au contraire assure la nécessaire tension de chaque énoncé, un peu comme ce « bonbon de beurre brûlé qui poisse les doigts » : l’image a ressuscité en français dans sa pleine sonorité.

Le texte (français), en oscillant subtilement entre temps du présent, du passé simple et de l’imparfait, parvient à restituer à merveille la sensation de déséquilibre qui menace à tout instant le récit :
« Il avait un tintement dans les oreilles, une stridulation d’insecte. Il se sentait ivre. Sa tête éclatait sous les pulsations. Il laissa la lumière entrer petit à petit, comme s’il l’avalait par gorgées avec son œil, leva la tête et vit l’eau. Il crut d’abord qu’il était aveugle, puis il comprit : il n’y avait que l’eau à voir, rien d’autre. »
La cadence soutenue ici entre autres par les sons « v », « t », et « s », n’est possible évidemment que parce que la traductrice a l’oreille absolue, et que ses choix de traduction sont intrinsèquement liés à un instinct musical.

La beauté dénudée du texte de Cynan Jones est donc ici non pas magnifiée mais interprétée sur un clavier non moins exigeant. C’est une question d’équilibre, un équilibre chimique, quasi magique ; disons plutôt que cette traduction est une affaire électrique, une histoire de tensions, d’impulsions, de reconduction des forces magnétiques – et comment mieux expliciter la chose qu’en citant ce passage exemplaire qui semble à la fois décrire le miracle de la prose de Cynan Jones que celui opérée par la traductrice, Mona de Pracontal :
« L’orage était né à plusieurs kilomètres au large. Une masse d’air avait fini par céder à d’infimes variations et devenir instable. Sous les différentes pressions, un nuage s’était formé et déplacé, poussant l’air froid devant lui.
En chemin, le nuage lui-même se mit à se polariser. Les charges positive et négative qu’il contenait se séparèrent. La charge négative amassée dans sa base envoyant des traceurs descendants – de l’énergie négative, qui progressait par lignes – jusqu’à ce que le sol réponde en émettant des traceurs à charge positive, patientes antennes.
Quand les deux charges se rencontrèrent, le courant circula, essayant de neutraliser la séparation qui s’était faite dans le nuage. De la court-circuiter.
La foudre n’est pas la décharge. C’est l’effet local de la décharge. Autour de laquelle l’air explose. »
La lecture n’est pas le texte. C’est l’effet traduit du texte. Autour de laquelle le lecteur exulte.

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Cynan Jones, Vers la baie, (titre original : Cove), traduit de l’anglas (Pays de Galles) par Mona de Pracontal, éd. Joëlle Losfeld

vendredi 16 août 2019

Technique du déluge: "Borgo Vecchio" de Giosuè Calaciura


Paru il y a deux ans en Italie, et traduit une fois de plus avec brio par Lise Chapuis, le nouveau roman de Giosuè Calaciura s’appelle Borgo Vecchio, du nom d’un quartier truculent que se partagent à parts égales la cruauté et l’extase, la répression et l’inventivité. Armé d’une simple tribu d’enfants perdus, d’adultes roublards et d’animaux pensants, Calaciura fait du merveilleux un insolent remède à la misère, et du miracle une ultime échappée belle pour les plus démunis. Sous sa plume, la fresque sociale devient un opéra fabuleux : si les uns et les autres n’ont pour seuls loisir et recours que le larcin, le lecteur découvre très vite qu’ils ne volent pas que des biens terrestres, mais aussi bien des instants de grâce et des fugues mentales. Il faut dire que Calaciura a une façon bien à lui de déployer les petits accrocs du quotidien. Passé maître dans l’art d’accordéonner le réel, il étire ce dernier pour en faire d’insolites guirlandes, jusqu’au leur point de rupture ou plutôt d’évanescence, suspendant notre incrédulité comme on soulagerait d’un pesant fardeau, autorisant tous les envols, toutes les folies.

Très souvent, l’auteur part d’une situation aux contours précis, concrète, tangible, puis sonde alors le phénomène afin de l’évaser mentalement, de lui faire rendre tous ses possibles. Ainsi de l’odeur du pain qui « se présent[e] à la porte de la boulangerie », dont on va suivre non seulement le parcours rhizomatique dans le Quartier mais également les conséquences sur ceux et celles qu’il croise :
« L’odeur du pain traversa la place anéantissant les efforts vespéraux des agrumes captifs sur les étals du marché, désireux de laisser une dernière trace olfactive dans la nuit, elle effaça l’illusion de printemps contenue dans le mystère odorant du pomélia, prit possession des carrefours et resta en garnison dans les ruelles et les tavernes afin que personne n’échappe à son étreinte. Elle atteignit le moribond du troisième étage qui, à travers ses râles, prenait congé de sa famille en larmes, et éclaira son agonie d’une involontaire perfidie en lui faisant sentir, à l’instant des derniers spasmes, combien il était atrocement douloureux de se séparer du parfum du pain et de la vie, elle pénétra dans l’alcôve bleu de Carmela […]. »

Odyssée mirifique d’un parfum, que rien n’arrête et qui infuse la longue phrase qui le porte, et c’est là où Calaciura excelle sans cesse : à faire de sa phrase un vecteur, lui permettant de modifier insensiblement la nature des choses, d’opérer délicatement, avec ivresse, leur inéluctable et ravageuse métamorphose Après le pain, c’est au tour du ciel d’imposer sa déferlante, et voilà qu’un déluge insensé, une véritable hystérie diluvienne s’abat sur le quartier, brouillant les frontières entre mer et terre, laissant les bateaux s’avancer dans les avenues, et les passagers saluer les habitants aux balcons… Tous les éléments sont passibles d’épopée : le couteau et le pistolet de Toto, le voleur aux semelles de vent, les boucles d’oreille de la prostituée Carmela, une balle tirée par un policier… et chaque fois, l’émotion surgit, inédite, éblouissante, parce que l’auteur sait s’emparer du trivial comme d’un bout de métal susceptible, après friction et polissage, d’acquérir une dimension poétique, fabuleuse.

En lisant Borgo Vecchio, on pense parfois aux parades fantasques qui enluminent les livres de Genet, et où saintes putains, frêles voleurs et tristes flics dansent une danse fatale, tandis que l’enfant survit entre volées de coups et cris du cœur, le tout baignant dans une atmosphère mi-païenne, mi-sacrée, comme si plongé dans la misère le monde n’avait plus pour seul destin que l’indécidable, et pour seul porte-parole le dernier des agneaux.
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Giosuè Calaciura, Borgo Vecchio, traduit de l’italien par Lise Chapuis, éd. Noir sur Blanc / Notabilia [Parution le 22 août 2019]