Golden Gate, le roman en vers de Vikram Seth que j'ai traduit il y a quelques années pour Grasset, vient de sortir au Livre de Poche, comme le signale très gentiment l'excellent Pierre Maury sur son blog, et on s'en félicite (on a même passé la semaine entre Noël et le jour de l'An à chasser in extremis les quelques alexandrins de 13 pieds qui y traînaient –
ces répugnants lombrics à la croissance fâcheuse
– hum, ça recommence: 13 !).
C'est une des traductions qui m'a pris le plus de temps mais aussi donné le plus de plaisirs. Il n'est pas donné tous les jours d'écrire en traduction plus de huit mille alexandrins. J'avais heureusement l'aval attentif de l'auteur et le soutien chaleureux d'Ariane Fasquelle (sans parler de l'œil averti de Pierre Demarty).
Le pari n'était pas gagné, mais le texte français a su trouver des lecteurs.
J'avais à l'époque troussé un p'tit sonnet sur la chose, que je reproduis ici, légèrement amendé :
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Y a tout un paquet d’gens qui s’demand’ bien pourquoi
C’est-y qu’on traduirait des tétramètr’ iambiques
Par des alexandrins — mais c’est n’importe quoi !
Pour faire un truc pareil, faut être psychotique…
J'm'en vais tenter d'répondr' à c'te question qui tue.
Quand z'êtes un traductant et qu'on vous refile
Un bouquin pas possible, il faut pas avoir bu
Ou alors un machin qui permet le refill.
Bon, vous vous échinez, et pis vous bidouillez
Tant et si bien qu'enfin vous trouvez des bell' rimes
Qui f'ront super jolies et même un p'tit peu frime.
Vous secouez le tout et pis vous poireautez.
Ça prend facil' six ans, mais l'affaire est dans l'sac.
Y a plus qu'à espérer que ça soit pas d'l'arnaque.
Bon, d'accord, je ne suis pas Queneau, on l'aura compris. But you get the idea.
C'est également une traduction limite, en ce qu'elle prend pas mal de libertés avec le texte original, depuis le passage du tétramètre à l'alexandrin en passant par l'altération de certains noms (le chat Charlemagne devient Gengis Khan pour éviter l'enquiquinant "e" muet à la fin; il y a des paroles de chansons à bidouiller, du latin à tordre, mais aussi des rimes pour l'œil : garder London pour rimer avec raison; un petit bout de Verlaine ici et là; il a fallu oser quelques comparaisons plus françaises que dans l'original – "tout comme la morteau complète la choucroute", "Qui pêche l'amphibie avale l'hameçon"; tâter du néologisme: "kodakifier", de l'allitération: "le tintouin des tracas", du technique, tel cet incontestable alexandrin: "Capacitaire des modèles 3_0", ne pas hésiter devant le trivial: "Tu t'es envoyé en l'air comme un cerf-volant", parnasser parfois: "Sur la jacinthe aux clochettes céruléennes", s'amuser souvent "Quant à la pâle endive intitulée poète / Il sait qu'il finirai au fond d'une oubliette", se fendre de jeux de mots "Aux corbeaux, hérons (Oui, c'est censé être drôle: / Aux corps beaux et ronds – mais c'est de la gaudriole.)"; enjamber à qui mieux mieux: "Il sursaute alors qu'apparaît, en négligé / Négligeable, une Liz épanouie, munie / D'un plateau. Odeur de café, de pain de mie."; s'essayer à la rédaction de petites annonces: "Vieux pervers polymorphe, âgé mais très fringant / Solvable, excitant, sexy, économe, grand, / Cherche jeune et jolie brune à forte poitrine / Aimant jouer du flageolet et très câline. / Je te ferai redécouvrir la gamme. Ecrire / Au numéro 69 […]"; etc.), le contournement de certaines références, et ce jusqu'à l'adaptation de certaines passages (comme celui où Seth justifie son recours au tétramètre). Ce qui a présidé, ce fut bien sûr la musique, ce petit air que met au point Seth, et qui fait sans cesse passer le lecteur de la trivialité au poétique, de la faconde à l'allusif, du dialogue aheurté ou discours fleuve (l'homélie prononcé lors de la manif anti nucléaire). On a souvenir de quelques bonheurs de traduction, comme cette fameuse phrase anglaise qui reprend toutes les lettres de l'alphabet, que tape à la machine, un enfant :
The quick brown fox jumps over the lazy dog
– et qui, magie inespérée, possède en français cet heureux alexandrin ready-made:
Portez ce vieux whisky au juge blond qui fume.
Evidemment, c'est le genre de traduction qu'on évite de consulter trop souvent, car sa mobilité est encore ardente et l'on voudrait (et pourrait) changer encore tant de choses. Le diktat de la rime et du partage des pieds (patati patata badaboum patatrac) ouvrent et ferment à la fois d'infinis horizons, mais il faut parfois trouver et non chercher sans cesse, sans quoi le jeu devient partie ouverte. Au final, on dira que le texte de Seth – qui, je me rappelle, était tout content de me signaler que son nom rimait avec le titre même de son ouvrage –, que le texte de Seth, donc, a recommencé en français. Ma version n'est qu'une des centaines possibles. C'est, à proprement parler, une version parmi d'autres, une interprétation, jouée sur un clavier différemment accordé, avec des doigts moins exercés et moins gracieux, certes, mais néanmoins rompus aux gammes, on l'espère.
J'ai également expliqué, à la fin du roman, dans une note du traducteur, mon parti – en alexandrins, cela va de soi:
Disons-le tout de go: devant le tétramètreNotre décasyllabe est souvent pris de court,La césure l'entrave, il ne sait où se mettre,Il peine à s'élancer. Aussi ai-je eu recoursAfin de n'être ni bredouillant ni contraintA l'immense foulée qu'est notre alexandrin.La forme du sonnet ne pouvait qu'y gagnerSans que l'auteur se sente, espérons-le, lésé.Les puristes diront que j'ai trop malmenéLe texte original, et que ma traductionA pris des libertés qui sont de celles qu'onNe peut souffrir au nom de la fidélité.Mais la langue pour moi est tout sauf un caniche,Car la mort nous attend au bout de l'hémistiche.
Bref, Golden Gate est enfin disponible en poche, mais on n'a pas eu le courage, afin de l'aider à se couler dans ce format réduit, de tout refaire en octosyllabes. Voyez comme on est.