Affichage des articles dont le libellé est Stéphane Bouquet. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Stéphane Bouquet. Afficher tous les articles

lundi 25 août 2025

Stéphane Bouquet: Pour mémoire, à la page la plus proche

 


J'apprends la mort de l'écrivain Stéphane Bouquet en cet août finissant, et sur mes étagères tous ses livres ou presque insistent à prétendre le contraire, alignés sobrement, debout, étonnamment présents et contemporains. Interrompue, une vie qui fut, non sans difficulté, écriture ne l'est jamais tout à fait, elle reste à portée de main et d'œil, comme un ami réduit à sa plus discrète mais têtue expression. Je me contenterai donc de reproduire ici quelques textes que j'ai, par un passé devenu désormais mémoire, écrits et publiés sur ses livres, au fil d'ans et d'amitié pointillée. On ne fait pas le deuil d'un écrivain, on le lit jusqu'au bout de soi.


***

Parfois, on ne sait pas comment parler des livres, tant on a l'impression qu'ils parlent d'eux-mêmes, que la parole qui la hante et les traverse n'a pas besoin de nos scories verbales. J'ai lu Vie commune, de Stéphane Bouquet, comme tous ses précédents livres, à savoir: en proie à. En proie à quoi? Mais faut-il trouver un sujet à cette sujétion? On peut juste être "en proie à", puisque ici la poésie s'empare de, traite la, revient aux.

Les textes de Bouquet exigent une forme d'abandon attentif très particulier. Une tristesse qui est aussi une joie dépassée s'y promène. Il y a l'un et le multiple, soi et les autres, son corps pour seule passerelle, mais aussi un rêve d'empathie, une frêle tentative de dialogue. Le livre s'ouvre par un poème intitulé "En guise d'excuse", et d'emblée Bouquet nous entraîne dans l'expérience du "rejet" – au sens formel, puisque son vers, quoique fluide, subit la contrainte du "retour à la ligne", comme si son dire excédait l'espace alloué. L'émotion, alors, naît de ce souffle étiré qui semble se contracter puis s'élance à nouveau, relance les dés, comme on croise et décroise les jambes pour signifier qu'on a envie de courir mais que, non, on va rester, là, et parler, tenter de parler. J'y sens l'influence d'une certaine poésie américaine, travaillant la métrique pour réinventer de nouveaux déplacements langagiers. 
"l'original. De toute façon
mes amis j'écris de moins en moins de poésie. J'ajoute juste
des mots à des jours
en espérant y trouver la raison de surpasser l'odeur intense
de solitude qui
me stagne sans arrêt sous les bras et puis re-salves
d'encouragement
des troubadours intérieurs: continue, continue d'entrelacer
ton vers à la seule vérité
qui soit et la stupeur d'exister."
Mais Vie commune comporte aussi ce vers: "Je déclare la solitude ouverte", phrase qu'il faut entendre dans toute sa prometteuse multiplicité. Et le fait est que, tout en étant agité de replis, d'écarts, Vie commune est aussi le livre des rencontres altérées, proche en cela, bien sûr, des pièces de Tchekhov. On s'y côtoie, et même si on y baise aussi, ce côtoiement s'efforce de jeter les fondations d'une sociabilité déchue. Oui, je sais, ce n'est pas très clair, dit comme ça. Ce qui est clair, en revanche, c'est cet au-delà du romantisme qui fait dire à Bouquet:
"en sont restées là. C'est cela l'essentiel: se vautrer dans la
forme
idéale ou provisoirement idéale. Bien sûr pendant ce temps,"
Se vautrer dans la forme: parfois, on ne sait pas comment parler des livres, tant on a l'impression qu'ils parlent d'eux-mêmes, que la parole qui la hante et les traverse n'a pas besoin de nos scories verbales. Bouquet, dans ce livre composé de trois poèmes, une "pièce" et trois "portraits", parvient à chanter/traduire sans le moindre trémolo la rigueur d'exister, le besoin de désirer et l'attrait des circonstances. Regardez, tout est dit, ici:
"de raison valable. Un jour
les méduses à leur tour ont trouvé que leur forme
convenait aux circonstances."
Les plus beaux textes sont des méduses – et Bouquet le rappelle et le prouve une fois de plus.

___________
Stéphane Bouquet, Vie commune, éd. Champ Vallon, 14 €

***

Laissons la question de savoir si Nos amériquesde Stéphane Bouquet est un récit poétique ou un poème narratif se dissoudre d’elle-même dans le a minuscule de ces amériques dont l’auteur fait la semence éclatée de son livre. Mais minuscule ne veut pas dire insignifiant, bien au contraire, puisqu’il s’agit ici d’amériques-particules, en fragile suspension, de lumière autant que d’ombres. Puisqu’il s’agit ici du désir et de la « grande étreinte ».
La scène se passe à New York, pourrait-on, cavalièrement, dire, mais ce serait alors pour rectifier aussitôt et dire : la scène se passe de New York, même si les mots s’aventurent « dans la forêt de fer du vieux / Brooklyn juif ». Bouquet ne raconte pas un séjour, mais séjourne plutôt dans ce qui se raconte, les moments, les échappées, les aperçus, les pensées qui prolongent les regards. Ses amériques sont d’abord celles de la langue, et il les laisse contaminer sa phrase, pas seulement en jouant de la francisation (« sex-appelant ») ou de la traduction distordue (« now we’re only dying / maintenant nous sommes seulement plusieurs adresses de la mort » ou « corn-fed/maïs-nourri »…), mais également en autorisant le calque syntaxique américain à ronger la formulation française (comme dans ce « Il s’en sorte de souvient mais en fait non » ou le « sort of » persiste et signe).
Il y aussi chez Bouquet un jeu très subtil entre le déterminé et l’indéterminé, qui permet une ouverture du sens en même temps qu’une étrangeté du familier. Ainsi, le syntagme « dans une chaleur de chambre » non seulement n’équivaut pas à « dans la chaleur d’une chambre », mais demeure irréductible à la sensation qu’il évoque. Idem pour la phrase : « c’est octobre doux », où l’absence d’article permet au qualificatif de flirter avec la substance. Enfin, l’auteur parvient à détourner des formes abrégées sans que jamais le texte ne vire au texto, faisant plutôt de ces mots écourtés les médiums d’un temps volé, d’une accélération, conférant alors aux mots qui suivent une persistance d’autant plus renforcée :

« les si nbreux

sermons caduques, la pelouse en mémoire »
 ou
 « càd la mort ici
est une personne non dramatique »

Poème forgeant lui-même sa langue dans l’entre-deux du séjour, Nos amériques a parfois des accents ashberyens – Bouquet est, comme on le sait, un "habitant" de la poésie américaine, parfois des fulgurances à la Dennis Cooper, comme en témoigne le chapitre 11.1 qui après un inespéré enfouissement dans une « aisselle autorisée » s'achève sur ces mots :
« – oui, je dis, baigné dans sa sueur pas lavée et feuillue de trois quatre x jours, possesseur soudain de sa formule profonde, et du coup, de la, euh, c’est ça, vérité. »
Tout le livre, bien que fragmenté et moléculaire, vibre au son et sens des saisons-sensations, et tantôt l’on baigne dans « le lilas de notre printemps », tantôt l’œil se perd dans « l’automne compliqué des branches », l’esprit se projetant parfois dans un « « été de week-ends purs ». On l’a dit au début : le séjour décrit ici est celui d’un désir en suspension, à la fois avide et tapi, qui cherche dans l’éloquent secret des corps et des visages un lit où laisser couler le fleuve des perceptions. Mais c’est dans un chapitre intitulé Le cahier de méditation que l’auteur va plus loin encore, conscient que « eros » « est très probablement la même chose que l’eau », puis entraînant imperceptiblement cette contigüité des sens vers une explosion (é)jaculatoire qui voit le clair fluide du désir se changer en lait de joie à l’orée du visage : « tout un avril inopiné »…
Nos Amériques est bien sûr plus complexe et plus enthousiasmant encore que ne le laisse transparaître ce trop rapide survol. Il s’en dégage une « verte fraicheur de survie », portée par une troublante audace syntaxique et un sens chimique des perceptions, qui font de ce ce livre, une nécessaire et vitale leçon d’écriture.
____________
Stéphane Bouquet, Nos amériques, Champ Vallon (2010), 12 €

***

J’ignore si la chose est susceptible d’être brevetée, mais je vais néanmoins vous proposer un petit exercice qui, allez savoir, pourrait fort bien nous aider à embrasser une œuvre. Le principe en est simple : composer un petit texte – un poème ? – à partir des titres d’un écrivain. Exemple : « L’Iliade, cette odyssée. » Attention, ça ne marche pas toujours. Parfois, ça passe, mais de justesse : « L’éducation sentimentale de Madame Bovary est une idée reçue. » Souvent, c’est instructif : « La soumission des particules à un territoire élémentaire. »

Ce jeu n’est pas toujours vain, et je vous propose aujourd’hui de l’appliquer aux livres de Stéphane Bouquet : « Dans l’année de cet âge, un monde existe : le mot “frère”. C’est un peuple, ce sont nos Amériques, et les amours suivants forment une vie commune. » La formule, à défaut d’être magique, a le mérite de lier, en une liasse sensible, des fleurs qui ne sont pas seulement rhétoriques. D’emblée, une sensation s’impose : celle d’une communauté à la fois rêvée et désirée. Quel nom lui donner ? Sans doute celui de son nouveau livre : La Cité de paroles, recueil de textes tournant autour de la question suivante : que peut la poésie ? Est-elle part des anges ou élan démocratique ? Distingue-t-elle ou rassemble-t-elle ? Très vite, d’autres questions surgissent, d’autres intuitions s’imposent. Sexe et scansion : « Lis-moi un de tes poèmes, je te dirai à quelle vitesse tu te masturbes. » Provocation ? Pas sûr. Excitation, plutôt. Il suffit pour cela de sonder Claudel ou Ginsberg. Bouquet nous propose ce fil rouge, et bien tendu : « Toute décision littéraire est elle-même, aussitôt, une décision politique, et donc transitivement, une décision érotique. » Réjouissances, donc.

Pour éprouver ces questions, faire vibrer ces intuitions, Stéphane Bouquet convoque toute une tribu de poètes qui ont peut-être en commun l’idée qu’un corps, justement, parce que commun, est une leçon d’égalité, l’occasion d’un partage. La poésie serait moins le récit de sa pénétration que l’histoire de ses caresses. Or une caresse est avant tout affaire de vitesse, et la métrique n’est rien si elle n’est pas désirante. Oui, le rythme est secousse. « L’invention du vers libre n’est pas seulement une libération métrique, c’est une libération sexuelle. » Se branler sous les ponts : c’est ainsi que Ginsberg définissait son art.

« La Cité de paroles », de Stéphane Bouquet, serait-elle une anthologie poétique déguisée ? On serait tenté de dire : oui, mais une anthologie secouée, prolongée, commentée, traversée

Cette idée, quasi communiste ou du moins foncièrement rimbaldienne, selon laquelle la poésie, pour changer la vie, doit en créer, l’ensemencer, Bouquet la porte à incandescence avec le renfort d’une fratrie de poètes : outre ceux qu’on a cités plus haut, ajoutez Constantin Cavafis, Lorca, Hart Crane, Luis Cernuda, Rimbaud, Jack Spicer, Frank O’Hara, Malherbe, Hölderlin, Rilke, Wallace Stevens, William Carlos Williams, Gertrude Stein, Charles Reznikoff, Ted Berrigan, E. E. Cummings, Paul Blackburn, Robert Creeley, James Schuyler, Baudelaire, Leopardi… Et là, vous vous demandez bien sûr : La Cité de paroles serait-elle une anthologie déguisée ? On serait tenté de dire : oui, mais une anthologie secouée, prolongée, commentée, traversée. Et surtout : millimétrée – profitons-en pour rappeler cette saine sentence du cinéaste Youssef Chahine : « L’orgasme est une question de millimètre. »

La précision est d’importance. Car Bouquet ne nous joue pas ici la sérénade des pulsions. Quand il aborde le poétique, c’est vers par vers – et de s’infiltrer dans les césures, de révéler les rejets, traduire et déplier. Ici, il expose la nuance pasolinienne entre le « rapide et sautillant » (le rythme de la bourgeoisie, l’argent jazzy) et le « tempo de la mélodie » (les ruelles de Rome). Là, il traque le retour du « r » dans la langue de Malherbe, l’obsession du « o » chez Cummings. Ailleurs, il interroge le lien entre argent et beauté. S’arrêtant chez Cesare Pavese, il teste haut et bas voltage : le poète isolé qui foule les nuées, ou le poète mâchant la vie commune. Partant de Gertrude Stein, il montre comment la danse, celle pensée par Martha Graham ou Merce Cunningham, a réinventé la poésie américaine : « Si le corps est le langage, et si la scène est la page, alors on comprendra qu’un poème américain est un poème démocratique et que le poème démocratique produit de l’égalité dans le langage et sur la page. » Profitant de Rilke, il ausculte la notion d’horizon, y pressentant une « intensification charnelle du présent ». Passages magnifiques, aussi, sur le « règne de la caresse » et le « bercement » chez Baudelaire…

Faire commerce, engager la conversation : en assignant au poétique ces deux rôles (pôles ?), Stéphane Bouquet démontre à quel point lui est chère ce qu’on pourrait appeler une « agoraphonie », chant de place publique, chant public, brassage sonore, ou comment troquer rythmes et images en un bordélique marché. Là encore, on a envie d’inventer un mot pour décrire l’acte d’animer l’espace poétique : populer. Peupler/copuler. Faire s’ébattre le petit peuple des mots. La « cité de paroles », selon Bouquet, n’est pas que paroles citées. Elle est vie et vivier. Car elle recèle ce qu’il appelle, dans un des plus beaux textes du recueil, une « cache de douceur ».

La Cité de paroles, de Stéphane Bouquet, Corti, « En lisant en écrivant », 216 p., 19 €.

jeudi 20 octobre 2016

Stéphane Bouquet: la stupeur d'exister

Parfois, on ne sait pas comment parler des livres, tant on a l'impression qu'ils parlent d'eux-mêmes, que la parole qui la hante et les traverse n'a pas besoin de nos scories verbales. J'ai lu Vie commune, de Stéphane Bouquet, comme tous ses précédents livres, à savoir: en proie à. En proie à quoi? Mais faut-il trouver un sujet à cette sujétion? On peut juste être "en proie à", puisque ici la poésie s'empare de, traite la, revient aux.

Les textes de Bouquet exigent une forme d'abandon attentif très particulier. Une tristesse qui est aussi une joie dépassée s'y promène. Il y a l'un et le multiple, soi et les autres, son corps pour seule passerelle, mais aussi un rêve d'empathie, une frêle tentative de dialogue. Le livre s'ouvre par un poème intitulé "En guise d'excuse", et d'emblée Bouquet nous entraîne dans l'expérience du "rejet" – au sens formel, puisque son vers, quoique fluide, subit la contrainte du "retour à la ligne", comme si son dire excédait l'espace alloué. L'émotion, alors, naît de ce souffle étiré qui semble se contracter puis s'élance à nouveau, relance les dés, comme on croise et décroise les jambes pour signifier qu'on a envie de courir mais que, non, on va rester, là, et parler, tenter de parler. J'y sens l'influence d'une certaine poésie américaine, travaillant la métrique pour réinventer de nouveaux déplacements langagiers. 
"l'original. De toute façon
mes amis j'écris de moins en moins de poésie. J'ajoute juste
des mots à des jours
en espérant y trouver la raison de surpasser l'odeur intense
de solitude qui
me stagne sans arrêt sous les bras et puis re-salves
d'encouragement
des troubadours intérieurs: continue, continue d'entrelacer
ton vers à la seule vérité
qui soit et la stupeur d'exister."
Mais Vie commune comporte aussi ce vers: "Je déclare la solitude ouverte", phrase qu'il faut entendre dans toute sa prometteuse multiplicité. Et le fait est que, tout en étant agité de replis, d'écarts, Vie commune est aussi le livre des rencontres altérées, proche en cela, bien sûr, des pièces de Tchekhov. On s'y côtoie, et même si on y baise aussi, ce côtoiement s'efforce de jeter les fondations d'une sociabilité déchue. Oui, je sais, ce n'est pas très clair, dit comme ça. Ce qui est clair, en revanche, c'est cet au-delà du romantisme qui fait dire à Bouquet:
"en sont restées là. C'est cela l'essentiel: se vautrer dans la
forme
idéale ou provisoirement idéale. Bien sûr pendant ce temps,"
Se vautrer dans la forme: parfois, on ne sait pas comment parler des livres, tant on a l'impression qu'ils parlent d'eux-mêmes, que la parole qui la hante et les traverse n'a pas besoin de nos scories verbales. Bouquet, dans ce livre composé de trois poèmes, une "pièce" et trois "portraits", parvient à chanter/traduire sans le moindre trémolo la rigueur d'exister, le besoin de désirer et l'attrait des circonstances. Regardez, tout est dit, ici:
"de raison valable. Un jour
les méduses à leur tour ont trouvé que leur forme
convenait aux circonstances."
Les plus beaux textes sont des méduses – et Bouquet le rappelle et le prouve une fois de plus.

___________
Stéphane Bouquet, Vie commune, éd. Champ Vallon, 14 €

mardi 4 octobre 2016

Frappa, RIP: deux revues sinon rien

Parfois, les revues transfusent. Leurs voix échangent des signaux. Clins de langue, croisement de lèvres. Loin des mollesses narratives qui font limace. Plus près du corps, de la pensée. C'est le cas de Frappa et de RIP, dont les premiers numéros viennent de paraître. Toutes deux, bien que se démarquant par une singularité absolue, parviennent cependant à échanger des flux. A combiner leurs virulences.

Frappa a été conçu - rédaction, graphisme, maquette  – par A. C. Hello , dont le Clavier cannibale a, il y a un peu moins d'un an, exploré le précédent livre, Naissance de la gueule. Frappa existait déjà en ligne, la voici donc sur papier, riche de 246 pages, pensée mais non préconçue, nullement attifée d'un thème mais parcourue de mille motifs. Comme l'expliquait A.C. Hello dans un entretien, quelque chose de l'ordre de la "bascule", paradoxalement, tient et relie ces textes:
"Ce qui – et encore une fois, c’est quelque chose dont je me suis aperçue bien après – manifestement les rassemble tous, c’est leur travail, peut-être inconscient, sur le basculement. Le mot est instable, la phrase est instable, ou même la pensée est instable, et c’est toujours à deux doigts de se casser la gueule. C’est un équilibre ténu, qu’ils aiment mettre en danger. Et si certains le font sérieusement, je veux dire sur un ton sérieux, la majorité produit ce basculement dans un joyeux désordre branque, même si bien sûr on sent une fêlure qui ébrèche, parfois, cette douce ironie." (entretien donné à Diacritik)
Pensée instable, phrase instable: rien à voir avec une fragilité feinte, bien sûr. Et force est de constater que les textes publiés dans cet impressionnant Frappa (ce fracas frappé?) brillent par l'intelligence instinctive de leur violence. Qu'ils soient signés par A.C. Hello, Martin Gosset, Amandine André, Antoine Boute, Lucien Suel, Charles Pennequin, Baptiste Brunello, Manuel Joseph, pour n'en citer que quelques-uns sur la multitude de participants à cette revue, tous les textes de la revue montent à l'assaut, tranchent, déplacent, résistent. Poésie sonore, mais surtout prise de poésie, prise de heurts, tensions. Une centrale surchauffée. Un état des lieux des affres, de l'égarement, de la résistance.

*

On retrouve quelques contributeurs de Frappa dans le numéro 1 de RIP – "revue critique et clinique de poésie", conçue par Antoine Dufeu et Frank Smith – tels que Amandine André, Jean-Philippe Cazier et moi-même. De conception très différente (pas d'illustrations, une mise en page profondément rhizomatique, sans indication d'auteur sauf à se reporter des chiffres les précédant à la table des matières), RIP est effectivement plus "clinique", au sens deleuzien du terme. C'est un certain "usage" de la littérature qui est ici questionné, fragmenté, travaillé, que ce soit par Stéphane Bouquet, qui part de Ponge pour rechercher les conditions d'énonciation du texte, ou par Cazier, lorsqu'il explore et décline obsessionnellement les modalités  de la phrase-corps et du corps-phrase. Bouquet, d'ailleurs, semble résumer l'aventure de RIP quand il demande:
"Comment faire tenir debout l'acte d'écrire, et le penser, le vivre dans son organisation des signes comme un flux? Comment les faire couleur le long des couloirs qui en sortent, les creuser du dehors?"
En réponse, peut-être, des textes Pavel Hak, Vanessa Place, Cécile Wajsbrot, Hélène Cixoux, Eric Loret, etc. Difficile bien sûr de rendre ici compte de la diversité, des risques, des écarts, de tous ces bruissements. Ce qui est sûr, c'est que ces deux revues, à elles seules, occupent et arpentent un terrain que semblent avoir délaissé nombre d'écrivains: celui de la pensée physique. 

__________
Frappa, numéro 1, septembre 2016, 21 €
RIP, numéro 1, 15 €

vendredi 11 octobre 2013

Pindare et les garçons sauvages: Bouquet suivant

-->
S’il fallait, ici – dans ces Amours suivants qu'effeuille magnifiquement Stéphane Bouquet –, guetter l’ombre de Ronsard, ce serait pour en relever le passage effrité dans la forme sonnet qu’adopte la première partie du recueil – précisément intitulée Les Amours –, dans cette friction avec
« la vitesse de mourir contre quoi je récite follement un autre rose ce matin mignon »,
friction sensible dans ces quatorze "sonnets" bousculés de quatorze vers libres comme des enfants perdus, auxquels l’auteur ajoute, entre parenthèses, un quinzième sonnet, un peu comme la main outrepasse le trait quand les couleurs réclament davantage tout en sachant enfreindre,
et s’il fallait, également, y sentir la scansion prétendument virile d’un Pindare célébrant, dans ses épinicies, les corps victorieux des athlètes, on la pourrait entendre dans le roulement d’épaule syllabique d’un nom de champion de ski ou d'un nageur olympique – car si odes en ces pages il y a, ce sont odes dédiées aux garçons sauvages, rêvés ou caressés, convoqués ou pénétrés – et si épinicie on devine, c'est autant la victoire qui est ici chantée que la perte.

Dans « Solitude Semaine 1 », le désir déjoue le calendrier de la Genèse et se risque, dans l’imperfectibilité des jours, aux
« […] déséquilibres déchirants de l’offre & de la demande »
puisque la langue, à l’instar des corps convoités, connaît le secret des métamorphoses, et peut changer l’amant crasseux en divinité solaire. Mais ce sont là illusions, même savourées, et c’est dans « Lumière de la fugue » que Bouquet allonge la foulée et, au prix d’enjambements poignants, se lance dans un récit bien évidemment fissuré, récit de conquête et de perte au fil d’un octobre amoureux que traverse Nurettin le bien nommé, sa "Laure" ou sa "Béa" modernes :
« il faut changer ta vie. Mais tu penses plutôt que Nurettin
            est l’abri de tous
les murmures et de tous les chantonnements. Ceci est un
            matin : époustouflant
par définition. C’est le 31 octobre et il refait un quasi
            printemps
sauf que les feuilles ont déjà franchi le sans desséché de la fin. »
Bouquet a le secret, rimbaldien, rongé, des formules indifférentes aux écrins, et la base classique, au sens chimique, à partir de laquelle se forment les précipités de son écriture, lui permet de parler de la « mort éparpilleuse », d’évoquer le « glamour poudré des perruques », d’antéposer l’adjectif pour le rendre plus tactile (« la dégoulinante pluie »). Qu’il s’enfonce en scooter dans les arcanes de Taipei, devise avec le fantôme du poète Paul Blackburn (qu’il a traduit chez Corti) ou fasse l’inventaire de la bibliothèque de l’aimé (où, sublime cruauté, se cachent des vers d’Ibn Arabi), Bouquet tient son vers comme une phrase qu’il convient de plier ou de rompre selon le degré d’amertume ou de joie auquel consent la mémoire :
« […] il porte des cartons de fleurs du camion à la boutique, il dresse en fumant les tables de la terrasse, il tient le miroir pour la cliente décider si ses lunettes lui vont aussi à la lumière du jour, lui trouve que oui étant sûrement payé au pourcentage, il fonce à vélo

vers forcément quelque part, un
casque protégeant si jamais

le sacré cœur de son crâne, bien sûr que
des mains bientôt se serviront de lui »
Et le recueil de s’achever en sonnets esquintés, incomplets, comme si les yeux de celui qui écrit, Orphée serein jusque dans l’abandon, préféraient se fermer plutôt que de laisser le regret se retourner. Voilà pourquoi Les Amours suivants, qu’on a lu peu de temps après Nos Amériques (2010), sont, littéralement, de gais tombeaux, ou comme ces hécatombes murmurées par d’Aubigné – mais ici: attention ::: c’est l’amant ::: l’architecte :
« […] et aussi un jeune architecte barbu et très
            beau, un genre de pâtre
superfétatoire et j’ai pensé : je pourrais lui confier la construction
            de mon tombeau
+ tard quand : dans telle allée de l’espèce quelqu’un est mort,
            ce n’est pas très
important mais ce n’est non plus négligeable. […]. »

____________________
Stéphane Bouquet, Les Amours suivants, éd Champ Vallon, 12€

lundi 16 septembre 2013

Bouquet d'amériques

-->
Laissons la question de savoir si Nos amériques de Stéphane Bouquet est un récit poétique ou un poème narratif se dissoudre d’elle-même dans le a minuscule de ces amériques dont l’auteur fait la semence éclatée de son livre. Mais minuscule ne veut pas dire insignifiant, bien au contraire, puisqu’il s’agit ici d’amériques-particules, en fragile suspension, de lumière autant que d’ombres. Puisqu’il s’agit ici du désir et de la « grande étreinte ».
La scène se passe à New York, pourrait-on, cavalièrement, dire, mais ce serait alors pour rectifier aussitôt et dire : la scène se passe de New York, même si les mots s’aventurent « dans la forêt de fer du vieux / Brooklyn juif ». Bouquet ne raconte pas un séjour, mais séjourne plutôt dans ce qui se raconte, les moments, les échappées, les aperçus, les pensées qui prolongent les regards. Ses amériques sont d’abord celles de la langue, et il les laisse contaminer sa phrase, pas seulement en jouant de la francisation (« sex-appelant ») ou de la traduction distordue (« now we’re only dying / maintenant nous sommes seulement plusieurs adresses de la mort » ou « corn-fed/maïs-nourri »…), mais également en autorisant le calque syntaxique américain à ronger la formulation française (comme dans ce « Il s’en sorte de souvient mais en fait non » ou le « sort of » persiste et signe).
Il y aussi chez Bouquet un jeu très subtil entre le déterminé et l’indéterminé, qui permet une ouverture du sens en même temps qu’une étrangeté du familier. Ainsi, le syntagme « dans une chaleur de chambre » non seulement n’équivaut pas à « dans la chaleur d’une chambre », mais demeure irréductible à la sensation qu’il évoque. Idem pour la phrase : « c’est octobre doux », où l’absence d’article permet au qualificatif de flirter avec la substance. Enfin, l’auteur parvient à détourner des formes abrégées sans que jamais le texte ne vire au texto, faisant plutôt de ces mots écourtés les médiums d’un temps volé, d’une accélération, conférant alors aux mots qui suivent une persistance d’autant plus renforcée :

« les si nbreux

sermons caduques, la pelouse en mémoire »
 ou
 « càd la mort ici
est une personne non dramatique »

Poème forgeant lui-même sa langue dans l’entre-deux du séjour, Nos amériques a parfois des accents ashberyens – Bouquet est, comme on le sait, un "habitant" de la poésie américaine, parfois des fulgurances à la Dennis Cooper, comme en témoigne le chapitre 11.1 qui après un inespéré enfouissement dans une « aisselle autorisée » s'achève sur ces mots :
« – oui, je dis, baigné dans sa sueur pas lavée et feuillue de trois quatre x jours, possesseur soudain de sa formule profonde, et du coup, de la, euh, c’est ça, vérité. »
Tout le livre, bien que fragmenté et moléculaire, vibre au son et sens des saisons-sensations, et tantôt l’on baigne dans « le lilas de notre printemps », tantôt l’œil se perd dans « l’automne compliqué des branches », l’esprit se projetant parfois dans un « « été de week-ends purs ». On l’a dit au début : le séjour décrit ici est celui d’un désir en suspension, à la fois avide et tapi, qui cherche dans l’éloquent secret des corps et des visages un lit où laisser couler le fleuve des perceptions. Mais c’est dans un chapitre intitulé Le cahier de méditation que l’auteur va plus loin encore, conscient que « eros » « est très probablement la même chose que l’eau », puis entraînant imperceptiblement cette contigüité des sens vers une explosion (é)jaculatoire qui voit le clair fluide du désir se changer en lait de joie à l’orée du visage : « tout un avril inopiné »…
Nos Amériques est bien sûr plus complexe et plus enthousiasmant encore que ne le laisse transparaître ce trop rapide survol. Il s’en dégage une « verte fraicheur de survie », portée par une troublante audace syntaxique et un sens chimique des perceptions, qui font de ce ce livre, une nécessaire et vitale leçon d’écriture.
____________
Stéphane Bouquet, Nos amériques, Champ Vallon (2010), 12 €

samedi 20 juillet 2013

Ecrivains en bord de mer (3): Initial Bouquet



La journée d’hier (vendredi) fut riche et intense à la Chapelle Sainte-Anne. A 11h30, Bernard Martin, dans son impeccable chemise à rayures rose saumon qui lui permet de remonter tous les courants, se livra à une évocation de Joe « Je Me Souviens » Brainard, suivi d’un petit film-montage de 25 mn dont les séquences, faussement illustratives en regard des commentaires, firent resurgir une Amérique délicieusement sépia, où l’amitié était le personnage principal . Puis nous eûmes droit à une dégustation de bloody mary et après ça tout dégénéra, des dames d’une soixantaine d’années se déchaînèrent, une lascivité quasi pasolinienne s’empara des corps et un début d’orgie s’improvisa sur la scène – mais j’exagère sans doute.
L’après-midi, à 14h30, Stéphane Bouquet se lança dans un exercice à flux tendu : tenter de définir la spécificité américaine de la poésie américaine. (Je ne mets pas de guillemets dans l’exposé suivant, mais imaginez-les, car je retranscris les propos de Stéphane Bouquet). Partant de Wallace Stevens qui concevait le projet poétique comme « invention d’une nation dans la phrase », Bouquet opta pour une lecture « nationale » de la poésie américaine et de son émergence. Il s’agissait à l’époque d’inventer le peuple, la langue étant déjà là (Gertrude Stein). De remettre la poésie dans le grand bain de la littérature, en somme. Parallèle avec la danse, via l’American Document de Martha Graham : la danse se veut démocratique, toutes les parties du corps sont équivalentes, ce que prône également Merce Cunningham – du coup, translatez l’équation : corps/langue, scène/page : il conviendra que tous les éléments de la langue soient égaux. La page, conçue comme une espèce de champ où les choses sont à égalité. On assiste à un processus de démocratisation du poème, de la langue.
Là, quelques exemples : e e cummings et l’abandon des majuscules (tout nom devient un nom commun, on s’attaque à la hiérarchisation exhibée par la syntaxe, avec ce bel exemple où, au lieu de l’attendu « the moon smiles », cummings y va d’un « mo(smile)on » ; ou, à l’inverse, Emily Dickinson, qui multiplie les majuscules pour intensifier son rapport au maître (père ou dieu), bref, pour tout élever à la puissance de Dieu ; et enfin Gertrude Stein.
Bouquet convoque également William Carlos Williams et son fameux « pas d’idée hors les choses ». Il cite Jack Spicer (« le poème est collage du réel »), Whitman, rappelle les enjeux de la stratégie épique (présente dans Patterson, mais aussi chez Olson, Stein, et Pound – et dans une certaine mesure chez Eleni Sikelianos et son « poème californie ».
Plaisir d’entendre Bouquet lire les poètes américains, que ce soit Paul Blackburn ou Robert Creeley. Allez, on vous laisse sur un titre de poème de Frank O’Hara, « The Day Lady Died » (concernant Billie Holiday) et la difficulté de sa traduction. Je propose, faute de mieux, et en attendant : «dodo ladida ». Musique !