Plutôt que de mettre De Gaulle au programme du BAC, comme ce fut le
cas il y a quelques années, je propose qu’on rende obligatoire, de la
maternelle à la thèse d’Etat, la lecture du livre de Johanna Luyssen, Les 30
féministes que personne n’a vus venir. Car sous son aspect gadget – typo à
géométrie variable, illustrations kaléidoscopiques d’Enora Denis… – voici un
livre qui traite des marges du féminisme avec punch et finesse. Oui, plutôt que d’entreprendre une généalogie de
l’émancipation des femmes pour les nuls, Luyssen a eu l’excellente idée d’aller
fouiner dans des zones improbables, partant de l’idée, ô combien saine, que
« Etre féministe, ce n’est pas forcément le prôner à longueur de blog, chanson, livre ou éditorial : c’est tout simplement vivre de façon non-sexiste. »
Tous simplement ? La formule n’est bien sûr pas sans ironie, tant
l’attitude anti-sexiste agace la population masculine dans sa grande majorité.
D’où l’intérêt de présenter aux lecteurs et aux lectrices des figures qu’on
pourrait croire mineures ou marginales, anecdotiques ou paradoxales, afin de
montrer en quoi le MLF est soluble dans la résistance au quotidien. Qui dit
anti-sexiste ne fit pas d’ailleurs forcément femme, comme le prouve l’exemple
admirable de James Connoly, ce socialiste irlandais qui milita pour le droit de
vote des femmes en 1916, secondé par une comtesse polonaise, Constance
Markievicz. Connolly fut exécuté, mais pas Constance,
« pour une raison si ironique qu’elle nous fait verser des larmes de sang : [la peine capitale] ne s’appliquait pas aux femmes. »
Ce livre est aussi une occasion de remettre certaines pendules à
l’heure et quelques légendes dans leur boîte. Un chapitre sur Yoko Ono
s’efforce de balayer la fameuse ritournelle de la briseuse de groupe, et remet
en lumière le schème de la sorcière, chère aux féministes des années 70.
D’autres personnages, moins connus, n’en sont pas moins épatants, comme cette
banquière des Années folles, « juive, lesbienne et autodidacte », qui
dut se déguiser en homme pour pouvoir entrer au palais Brongniart – les femmes
y furent interdites jusqu’en 1967… Luyssen trouve également, en des personnages
de fictions, d’indispensables acteurs de la prise de conscience féministe, et
nous permet de réviser notre jugement sur Josephine March, une des quatre
filles du docteur éponyme ; ou de considérer à sa juste valeur l’attitude
de Hester Prynne, l’héroïne de Hawthorne dont Luyssen nous rappelle qu’il fut
« très influencé par les premiers mouvements féministes
américains » ; idem pour Scarlett O’Hara, considérée comme une
jouisseuse qui fait « valser les conventions ».
On ne va pas citer les trente champions de l’anti-sexisme figurant
dans ce livre, mais bon, mention spéciale tout de même à Paul Milliez, ce
médecin qui alla contre ses idées et seconda Gisèle Halimi dans la lutte pour
la légalisation de l’avortement. On a aussi très envie de lire les livres de
Ali al-Muqri, un écrivain yéménite par ailleurs menacé de mort (dont le dernier roman, La femme interdite,
a été traduit récemment chez Liana Levi). L’anti-sexisme, Luyssen le cherche et le
trouve dans des domaines où sa place n’est pas gagnée d’avance, comme le rap ou
la pornographie. Et puis il y a ce formidable Poulain de la Barre qui au début
du XVIIIème siècle prit la défense des femmes et se battit pour l’égalité des
sexes. Bon, sur Monroe, j’avoue
que l’auteur me convainc moins, même s’il n'est pas inutile de rappeler que « le
féminisme est l’expression assumée d’une sexualité ».
Le président Carter ? A 70 balais, il milite par ses écrits
contre l’assujettissement des femmes. Kurt Cobain ? Réécoutez la chanson
intitulée Polly, dans l’album Nevermind. La mère Denis ? Les
nonnes de la LCWR ? Ce bouquin vous réserve pas mal de surprises, c’est le
moins qu’on puisse dire, alors finissons par la joueuse de tennis Billie Jean
King, qui ne fit qu’une bouchée de ce pataud macho de Bobby Riggs qui l’avait
défiée pour un match mixte et désormais cultissime : 6-4, 6-3, 6-3. Et un
homme battu, un ! Histoire de changer. De changer l’Histoire.
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Johanna Luyssen & Enora Denis, Les
30 féministes que personne n’a vus venir, coll. Parlmarès/société, éd. C•ntrep•int,
12,90 €