"La plus grande affaire est de mourir et nous n'en connaissons pas une lettre", écrivait Pierre Jean Jouve dans Noces. A défaut d'une lettre, donc, gardons l'esprit, l'esprit de la lettre… L'écrivain Marcel Moreau est mort hier, à Bobigny. Voici le feuilleton que je consacrais dans Le Monde des Livres à son ouvrage A dos de dieu, ou l'Ordure lyrique (éd. Quidam).
LE DÉMON DE LA PROPULSION
Si la docilité était une qualité littéraire, nous n’aurions plus qu’à nous pendre haut et court, encore qu’il serait plus amusant de pendre – par les oreilles, soyons clément – les écrivains engagés dans la voie docile, tout juste bons à se faire primer et busneliser. Certes, nous sommes encore policés, nous aimons les textes aux architectures complexes, les grandes fresques syntaxiques, les apnées contrôlées et les sommets conquis à coups de piolet précis. Mais que ferions-nous sans le mouvement qui déforme les lignes, sans les ruades lyriques, sans les élans dévastateurs ? La littérature regorge d’enragés, mais leur rage n’est bien souvent qu’une petite colère, transmise par un chien en porcelaine, et leur bave ressemble à de la dentelle. Elle dénote non un corps désaxé mais un esprit chafouin. Disons-le : les vrais sauvages ne sont pas légion, et peut-être même sont-ils en voie d’extinction, peut-être l’époque préfère-t-elle les villas obscures et les boutiques tristes, les particules aménagées et les territoires élémentaires – bref, les expériences d’ennui imminent. Heureusement il y a Marcel Moreau, et l’on ferait bien de se jeter cul nu dans son A dos de Dieu, ou L’Ordure lyrique (Luneau-Ascot, 1980) que viennent de rééditer les éditions Quidam dans une collection intitulée, il n’y a pas de hasard, « Les Indociles ».
Les bibliographies sont d’excellents indicateurs sismiques : Mille voix rauques, Le Bord des morts, Les Arts viscéraux, Monstre, Opéra Gouffre, Bal dans la tête… L’œuvre de Marcel Moreau, riche et forte d’une soixantaine d’ouvrages, semble célébrer les noces de l’ogre et de la camarde. A la fois rabelaisienne et rimbaldienne, elle est également secouée par des pulsions et des scansions qui rappellent les « suppliciations » d’Artaud. Stimulée par l’excès, elle nous rappelle combien le verbe, dûment mâché, est barbaque et non véhicule. Combien écrire tient de la sommation, non de la confiserie. Revenant sur la genèse d’A dos de Dieu, Moreau écrit : « Ce livre jaillit, il y a plus de vingt ans, en un lieu et un moment de l’esprit perturbé sur lesquels je m’efforce vainement, parfois, d’enquêter. Ce pourrait n’être qu’une œuvre vouée aux rythmes les plus fous, quelque chose d’âpre, de superviscéral, de très indifférent au plaisir d’enchanter. » Cas de possession ? C’est du moins ce qu’on éprouve à peine aspiré par ce texte, face à un narrateur qui avoue ployer sous la pression ordurière du monde, pris dans la « danse lente de la putréfaction sur un air de vaguelettes ». Qui dit ordure dit éboueur, mais aussi grève et, partant, mai 68, or c’est de ce terreau bouleversé qu’est né le personnage de Beffroi – bête, effroi… – qui anime et convulse le récit de Moreau. Beffroi est à la fois un double de l’auteur, son ectoplasme révolté, son traître expulsé. Il est sa puissance anarchique, le grand chambellan fou de ses obsessions, son monstre intime lâché dans les rues, son suicidé de la société revenu d’entre les ombres.
L’Ordure lyrique : le sous-titre du livre laisse à penser qu’on va s’embarquer dans un (im)pur délire verbal. De fait, la langue de Moreau fait ample pâture de pulsions, n’hésitant pas s’abîmer et bégayer dès que sont invoqués la moiteur des sexes et la fécalité de l’être – « des frânes lui sârtent du chtâ en qrânant »…. Mais le récit, bien qu’éructant et torpillant à tout-va, ne perd pas de vue ses cibles : l’ogre Beffroi et sa muse Laure en veulent à l’Ordre et ses figures, et font tout pour les renverser. Non content de semer l’anarchie, ils minent jusqu’à la lutte des classes – scènes d’orgie entre éboueurs et étudiants, puis entre éboueurs et flicaille. Autre ennemi à abattre : le bureaucrate, dont Moreau avait déjà peint la déliquescence dans Julie ou la dissolution, en particulier le notaire, ici baptisé Stalhit (je vous laisse déplier la contraction). Et comme si ça ne suffisait pas, Beffroi se frotte également à un certain Moreau : « (…) il remarque soudain que les manuscrits mêmes dudit Moreau ne sont ni plus ni moins que des surfaces ordurières, des couches de fumier de mots fumants sur lesquels s’exubèrent des fleurs d’une insoupçonnable variété, chaque phrase devant être portée aux narines plus requérant d’être déchiffrée, non point une écriture-parterre, mais une façon d’amener la luxuriance vitale à ras de papier, sous forme de panique (…). » Un art poétique sauvage, insensible aux concessions, que ce soit avec le lecteur ou l’auteur même. Et comme cette « écriture-parterre » que fustige Moreau résonne délicieusement avec la fameuse « littérature pavillonnaire » que moquait encore récemment Chevillard dans ce feuilleton.
Prônant le pillage et l’orgie, Beffroi n’est pas sans rappeler le Jérôme du roman éponyme de J.-P. Martinet (éd. Finitude). Comme ce dernier, Beffroi fait de l’errance une noire odyssée et de ses pensées la matière même de l’outrage. Tous deux sont des doubles incontrôlables au service d’une « énorme machinerie autodestructrice ». Là où nombre d’écrivains se mirent dans le reflet notarial de leur œuvrette, Moreau, lui, exalte les vertus du paroxysme – et en assume tous les risques.
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Marcel Moreau, A dos de Dieu, ou l’Ordure lyrique, coll. Les Indociles, éd. Quidam, 16 €