dimanche 5 avril 2020

In memoriam Marcel Moreau

"La plus grande affaire est de mourir et nous n'en connaissons pas une lettre", écrivait Pierre Jean Jouve dans Noces. A défaut d'une lettre, donc, gardons l'esprit, l'esprit de la lettre… L'écrivain Marcel Moreau est mort hier, à Bobigny. Voici le feuilleton que je consacrais dans Le Monde des Livres à son ouvrage A dos de dieu, ou l'Ordure lyrique (éd. Quidam). 

LE DÉMON DE LA PROPULSION


Si la docilité était une qualité littéraire, nous n’aurions plus qu’à nous pendre haut et court, encore qu’il serait plus amusant de pendre – par les oreilles, soyons clément – les écrivains engagés dans la voie docile, tout juste bons à se faire primer et busneliser. Certes, nous sommes encore policés, nous aimons les textes aux architectures complexes, les grandes fresques syntaxiques, les apnées contrôlées et les sommets conquis à coups de piolet précis. Mais que ferions-nous sans le mouvement qui déforme les lignes, sans les ruades lyriques, sans les élans dévastateurs ? La littérature regorge d’enragés, mais leur rage n’est bien souvent qu’une petite colère, transmise par un chien en porcelaine, et leur bave ressemble à de la dentelle. Elle dénote non un corps désaxé mais un esprit chafouin. Disons-le : les vrais sauvages ne sont pas légion, et peut-être même sont-ils en voie d’extinction, peut-être l’époque préfère-t-elle les villas obscures et les boutiques tristes, les particules aménagées et les territoires élémentaires – bref, les expériences d’ennui imminent. Heureusement il y a Marcel Moreau, et l’on ferait bien de se jeter cul nu dans son A dos de Dieu, ou L’Ordure lyrique (Luneau-Ascot, 1980) que viennent de rééditer les éditions Quidam dans une collection intitulée, il n’y a pas de hasard, « Les Indociles ».

Les bibliographies sont d’excellents indicateurs sismiques : Mille voix rauques, Le Bord des morts, Les Arts viscéraux, Monstre, Opéra Gouffre, Bal dans la tête… L’œuvre de Marcel Moreau, riche et forte d’une soixantaine d’ouvrages, semble célébrer les noces de l’ogre et de la camarde. A la fois rabelaisienne et rimbaldienne, elle est également secouée par des pulsions et des scansions qui rappellent les « suppliciations » d’Artaud. Stimulée par l’excès, elle nous rappelle combien le verbe, dûment mâché, est barbaque et non véhicule. Combien écrire tient de la sommation, non de la confiserie. Revenant sur la genèse d’A dos de Dieu, Moreau écrit : « Ce livre jaillit, il y a plus de vingt ans, en un lieu et un moment de l’esprit perturbé sur lesquels je m’efforce vainement, parfois, d’enquêter. Ce pourrait n’être qu’une œuvre vouée aux rythmes les plus fous, quelque chose d’âpre, de superviscéral, de très indifférent au plaisir d’enchanter. » Cas de possession ? C’est du moins ce qu’on éprouve à peine aspiré par ce texte, face à un narrateur qui avoue ployer sous la pression ordurière du monde, pris dans la « danse lente de la putréfaction sur un air de vaguelettes ». Qui dit ordure dit éboueur, mais aussi grève et, partant, mai 68, or c’est de ce terreau bouleversé qu’est né le personnage de Beffroi – bête, effroi… – qui anime et convulse le récit de Moreau. Beffroi est à la fois un double de l’auteur, son ectoplasme révolté, son traître expulsé. Il est sa puissance anarchique, le grand chambellan fou de ses obsessions, son monstre intime lâché dans les rues, son suicidé de la société revenu d’entre les ombres.

L’Ordure lyrique : le sous-titre du livre laisse à penser qu’on va s’embarquer dans un (im)pur délire verbal. De fait, la langue de Moreau fait ample pâture de pulsions, n’hésitant pas s’abîmer et bégayer dès que sont invoqués la moiteur des sexes et la fécalité de l’être – « des frânes lui sârtent du chtâ en qrânant »…. Mais le récit, bien qu’éructant et torpillant à tout-va, ne perd pas de vue ses cibles : l’ogre Beffroi et sa muse Laure en veulent à l’Ordre et ses figures, et font tout pour les renverser. Non content de semer l’anarchie, ils minent jusqu’à la lutte des classes – scènes d’orgie entre éboueurs et étudiants, puis entre éboueurs et flicaille. Autre ennemi à abattre : le bureaucrate, dont Moreau avait déjà peint la déliquescence dans Julie ou la dissolution, en particulier le notaire, ici baptisé Stalhit (je vous laisse déplier la contraction). Et comme si ça ne suffisait pas, Beffroi se frotte également à un certain Moreau : « (…) il remarque soudain que les manuscrits mêmes dudit Moreau ne sont ni plus ni moins que des surfaces ordurières, des couches de fumier de mots fumants sur lesquels s’exubèrent des fleurs d’une insoupçonnable variété, chaque phrase devant être portée aux narines plus requérant d’être déchiffrée, non point une écriture-parterre, mais une façon d’amener la luxuriance vitale à ras de papier, sous forme de panique (…). » Un art poétique sauvage, insensible aux concessions, que ce soit avec le lecteur ou l’auteur même. Et comme cette « écriture-parterre » que fustige Moreau résonne délicieusement avec la fameuse « littérature pavillonnaire » que moquait encore récemment Chevillard dans ce feuilleton.

Prônant le pillage et l’orgie, Beffroi n’est pas sans rappeler le Jérôme du roman éponyme de J.-P. Martinet (éd. Finitude). Comme ce dernier, Beffroi fait de l’errance une noire odyssée et de ses pensées la matière même de l’outrage. Tous deux sont des doubles incontrôlables au service d’une « énorme machinerie autodestructrice ». Là où nombre d’écrivains se mirent dans le reflet notarial de leur œuvrette, Moreau, lui, exalte les vertus du paroxysme – et en assume tous les risques.

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Marcel Moreau, A dos de Dieu, ou l’Ordure lyrique, coll. Les Indociles, éd. Quidam, 16 €

jeudi 2 avril 2020

Le démon des langues

Il n’y avait pas fait attention en écoutant la radio, ce matin-là. Mais une fois dans le métro, assis à côté d’un couple qui parlait une langue étrangère à la sienne, la chose devint vite une évidence. Il comprenait tout. Il ignorait si l’homme et la femme parlaient espagnol ou portugais, mais leurs phrases s’allongeaient, limpides, sur la page de son esprit.  Une fois au travail, il se connecta sur divers sites étrangers, russes, chinois, wolof. Tout était transparent. Ecrite, parlée, aucune langue obscure. Le midi, pour sa pause déjeuner, il voulut franchir une autre étape. Il se rendit dans un petit boui-boui pakistanais et commanda, en paki, un plat dont le nom lui parut prometteur. Le serveur marmonna quelques mots dont il saisit jusqu’à la moindre inflexion. Entre le restau et son bureau, dans la rue, les voix avaient cessé de moduler leur diversité pour composer un ruissellement ininterrompu de propos plus ou moins intéressants. Il eut du mal à se concentrer cette après-midi-là, occupé à penser en araméen, en japonais, en finnois, ébloui jusqu’au vertige par la facilité avec laquelle les langues se partageaient son esprit. Pourtant, il décida de s’attarder après le départ de ses collègues afin de discuter avec l’homme de ménage mauritanien, dont le dialecte ne lui posa aucun problème. Il n’avait pas envie de rentrer chez lui, pas tout de suite, aussi se promena-t-il au gré des conversations, renseignant un Lithuanien qui semblait perdu, plaisantant avec des Chinois. Il put enfin savoir de quoi parlaient les chansons anglaises qui sortaient des boutiques. Il acheta même un journal algérien, dans lequel il repéra quelques coquilles. Puis il songea que sa femme allait s’inquiéter. Quand il poussa la porte de chez lui, elle était là, sur le canapé, en train de fumer, ses traits usés par une inquiétude qui aussitôt se changea en une sorte de rage retenue. Elle se leva et se planta devant lui, tremblante. Puis sa bouche s’ouvrit et elle lui parla sans s’arrêter, d’un débit apeuré, pendant d’interminables minutes, enchaînant des questions qui n’en étaient plus à peine formulées. Il la regardait sans rien dire, parfaitement bouleversé, ne sachant s’il était devenu sourd ou stupide, tellement il ne comprenait pas un traître mot de ce qu’elle racontait.

mercredi 1 avril 2020

On s'était enfin (puis plus rien)

© Yves Pagès
On s’était enfin puis plus rien juste une respiration ratée une grande rayure sur fond de nuages mais ne parlons pas du ciel de sa coupe irrespirable ce n’est pas ça un ciel un ciel c’est de l’air en guise de couleur mais pas ce matin non pas ce matin où on trébuche et tous les trottoirs tanguent la sensation d’avoir trahi d’être trahi plutôt une étendue sans fin et vidée de toute aspérité une joue après la claque la texture du désert telle qu’on l’imagine en rêve avec ici et là et un peu partout un ou une mais à quoi bon comparer des choses qui sont à peine des choses et parler de forme non plus surtout pas c’est perdre son temps enfin ce qu’il en reste ce qu’on peut encore en perdre en ce matin noyé reclus indigne un matin de trois fois rien ni fait ni à faire un matin qu’on n’a aucune raison d’appeler matin non franchement rien ne l’annonce tel rien ne permet qu’on l’honore de ce nom qui connut paraît-il son heure de gloire à l’époque où se lever avait un sens ou quand certains sortaient des maisons de la nuit des oublis tels des créatures des cavernes pressées de s’adosser au soleil et ne se préoccupant pas trop des lavures crayeuses qui teintaient tout et ce jusqu’à leurs yeux où le rouge persistait non là c’est autre chose aucun signe aucun tempo particulier tout a été aspiré nié on ne voit rien de précis on devine on pourrait croire mais en fait pas grand-chose ni les odeurs des peaux rodées ni ces bruits qu’une oreille même lasse aime à brasser et ni ces crayonnages au-dessus des toits qui d’ordinaire changent si vite et si lentement que l’œil les prend pour des déchirures —