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mardi 13 mai 2014

A rebours avec Maylis de Kérangal

"Mais, en mettant même de côté les bienfaits de cet air fardé qui paraissait transfuser un nouveau sang sous les peaux défraîchies et usées par l’habitude des céruses et l’abus des nuits, il goûtait pour son propre compte, dans ce languissant milieu, des allégresses particulières, des plaisirs que rendaient extrêmes et qu’activaient, en quelque sorte, les souvenirs des maux passés, des ennuis défunts." 

— Le Huysmans d'A Rebours est tout entier dans le coulé de cete phrase, où plane un esprit à la fois avide et fané, mâtiné de douloureuses béatitudes. L'étrange retraite de Des Esseintes, ce cabinet de curiosités que devient peu à peu son esprit, et à laquelle la prose précieuse de Huysmans prête une incroyable résonance lexicale, n'est-elle qu'un sarcophage voué aux élans désuets? Ou peut-on encore y lire l'intense aspiration au sublime, même corrompu? On compte sur Maylis de Kerangal pour nous aider à revisiter cette œuvre atypique.


On sera donc inspiré de se rendre ce soir mardi 13 mai à l'Odéon (18h) pour écouter Maylis de Kérangal, qui a préfacé l'édition d'A Rebours en GF. Elle discutera avec Daniel Loayza de ce roman loué en son temps par Mallarmé. Il est préférable de réserver. Toutes les infos ici.


lundi 20 janvier 2014

La danse des trajectoires: Opération Kerangal

A la lecture de Réparer les vivants, le nouveau roman de Maylis de Kerangal, on comprend vite que le grande affaire de l'écrivain, c'est le cœur du livre, à savoir son sujet – autrement dit: non pas comment le traiter, ce sujet, mais à quelle vitesse le faire exploser. Car le sujet, quand il existe, quand il apparaît comme un noyau irréductible survivant à toutes les variations possibles, est à la fois le point d'ancrage du livre, son obsession et son cauchemar. Omniprésent à la façon d'une ritournelle, il est aussi l'ennemi juré du livre en train de se faire. En effet, on court toujours le risque de voir le sujet prendre le pouvoir, dicter ses lois, imposer son tempo. Ici, le sujet est fort, et le quatrième de couverture ne cherche pas à le taire: "Réparer les vivants est le roman d'une transplantation cardiaque." Mais un roman n'est pas une transplantation – à moins que…
A moins que l'écriture, éprouvant la nécessité de battre son sujet de vitesse, et consciente du pathos que ledit sujet ne manquera pas de mettre en branle, décide de faire de la transplantation davantage qu'une transplantation, autre chose qu'une métaphore (transmigration, devenir, partage…). A moins que l'écriture se fixe un objectif un peu plus déraisonnable: devenir elle-même le sujet de son livre, à savoir l'invention d'une trajectoire. Or c'est précisément ce que fait Réparer les vivants à chaque page: discerner des trajectoires, et ce à tous les niveaux (physiques, mentaux, affectifs, abstraits, etc.), en épouser les invariants, en tisser les échos. Comment va-t-on de son lit d'ado en haut de la vague, du haut de la vague dans le poteau, comment un cœur d'enfant traverse-t-il le cœur d'une mère, comment traverse-t-on la ville quand on sait son enfant aux urgences, comment traverse-t-on l'hôpital quand on ne sait encore rien du pronostic vital, comment l'idée de la mort va-t-elle d'une définition scientifique à la parole du médecin, comment un organe change-t-il de corps, etc. 
A toutes ces questions, la syntaxe-kerangal apporte, non des réponses, mais des orchestrations. La virgule marque le tempo, parfois un tiret oblige la respiration à faire un écart, les propositions principales s'accumulent tels des gestes s'enchaînant, des notations intérieures viennent s'insérer entre deux mouvements, mais dans le même mouvement, dans le même souffle. Une phrase courte, taillée d'une pièce, interrompt parfois l'élan, mais pour mieux annoncer la reprise de la course. Le temps du verbe, également, participe de ce perpétuel embrayage/débrayage (diastole/systole).
Prenez par exemple le début du roman, quand Simon et ses potes se lèvent tôt pour aller surfer… le passage de l'imparfait au passé composé pour mettre en branle les corps ("Les corps sonnaient quand ils ont repoussé leur drap"), le retour au présent pour préparer l'inéluctable ("Ils sont dans le van"), puis le passage par un futur qu'on sent déjà fermé ("ils iront là un jour, peut-être même l'été prochain"), puis de nouveau le présent, le présent de l'épiphanie, de la grâce (autre grand, autre vrai sujet de Maylis de Kerangal), et soudain, en fin de chapitre, le passé simple, qui vient témoigner d'un mystérieux négatif ("Aucun autre surfeur ne vint les rejoindre sur le spot"), et prépare l'accident à venir au chapitre suivant, accident scandé dans sa reconstitution par l'anaphore, par une litanie de "peut-être que" – car l'accident, étant interruption du flux, de la trajectoire, ne peut être décrit: on ne décrit pas l'arrêt des choses, leur capitulation – et tout le roman est à l'image de ce début: s'attacher à la vague qui vient, éviter le poteau qui attend, puisque l'écriture cherche à repousser le moment t de la capitulation (le cœur qui cesse de battre, les ondes béta s'éteignant dans le cerveau, la démission des vivants, etc.), non pour célébrer on ne sait quelle frénésie (syntaxique, lyrique…) mais pour s'emparer à chaque instant du réel comme une main ramassant plusieurs dés à la fois afin de les relancer aussitôt.
Or ce n'est pas la moindre réussite de ce roman que d'avaler le réel (jusque dans sa technicité) à grandes halètements syncopés sans jamais le laisser suffoquer la phrase, sans jamais lui laisser le temps d'imposer son petit fantasme réaliste. Il est vrai qu'il est question ici de réincarnation, mais dans ce monde, ici, là, maintenant. Autrement dit: d'incarnation. Réparer les vivants, c'est avant tout les incarner, et c'est ce que la scansion de Maylis de Kerangal – vibratile, sismique, généreuse, chamanique – fait à chaque pulsation de sa ponctuation.
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Maylis de Kerangal, Réparer les vivants, éd. Verticales, 18,90€

mardi 19 février 2013

Passion dans la brousse

On ignore qui a eu le premier l'idée d'associer l'adjectif "velouté" à une soupe, au point d'en faire un substantif autonome, mais ladite personne fit preuve à cet égard d'un sens de la comparaison approchant la perfection. Bien sûr, quiconque a essayé un jour de mâchouiller une étoffe en velours pourra émettre quelque objection, mais la question n'est pas là. Non, la question est: comment obtenir du liquide qu'il se veloute? (Je ne désespère pas de relancer la mode du verbe "velouter", qui paraît-il existe.) On a tenté l'expérience hier soir avec un succès qui, dans un monde idéal, aurait dû faire la une du magazine Saveurs. Au départ, pourtant, rien que du banal: quelques poireaux tranchés avec une partie du vert (ne pas gaspiller), quatre ou cinq patates qui commençaient à vous regarder (entendez par là que des "yeux" leur poussaient, preuve que la lune fait germer les légumes qui osent lui ressembler, même grossièrement), deux branches de céleri qu'on s'est empêché de croquer crues (une vague rumeur de vertu aphrodisiaque…), et deux courgettes qui pensaient naïvement finir en gratin. Le tout a rissolé brièvement dans de l'huile d'olive, précédé par un oignon finement haché, avant qu'une cascade de bouillon ne vienne noyer ce verdoyant amalgame, à laquelle on a adjoint quelques grains de poivre du Népal (cadeau de Maylis de Kérangal – merci Maylis!). La cuisson, réglée à feu réduit, comme si la chaleur avait devoir de discrétion, a réconcilié tout ce petit monde légumineux. Mais après, ainsi va la vie, il a fallu mixer, en impitoyable DJ potager. Là, l'heure fatale du veloutage approchant, on a hésité. Le populaire carré frais Gervais? L'élégante ricotta? La classique crème fraîche? Du lait de pis? De la fluide fleurette? Du beurre bien baratté? Que nenni. On a jeté sans sourciller son dévolu sur deux cent trente-trois grammes de brocciu, lesquels ont sombré dans la soupe épaisse tel un iceberg consentant. Le mixer a vrombi, à la fois juge et complice, les molécules ont dansé, le parfum s'est emballé. Puis la cuiller a fait son office, invitant au palais aguiché le très attendu et vert velours. Pendant ce temps, à la télé, une fringante Catherine Deneuve en survête s'extasiait devant deux lapins en train de niquer. Potiche passait. Ozon jouait aussi sur du velours.