mardi 9 avril 2024

Ourler d'un noir moins profond: redécouverte d'Arseguel


Comment ne pas saluer ici le travail des éditions Mettray qui viennent de publier le premier volume des œuvres de Gérard Arseguel (1938-2020) ? Un auteur discret, qui, à part en ce qui concerne son premier livre, Décharges (éd. Bourgois) et Portrait du cœur sous les nuages (Flammarion, Poésie), n'aura publié que chez des éditeurs discrets, encourant ainsi le risque de passer sous les radars de notre curiosité bien souvent trop volatile. Pourtant, à le lire (ou le relire), on est frappé par la puissance fractale de sa prosodie, capable à la fois de développements syntaxiques dignes de Breton et de foudroiements, de concassages rappelant Artaud. Le fait est qu'Arseguel a plusieurs langues, plusieurs régimes de langue, qu'il n'hésite pas à machiner. 

Publié, on l'a dit, la première fois par Bourgois, sous la houlette d'Alain Coulange, poète lui aussi un peu oublié, avec lequel il partage cette appétence pour le texte délivré de ses sources (il suffit de lire La mort toute et Comme un cadavre malmené, par exemple, deux titres de Coulange parus chez Flammarion deux et trois ans après Décharge, pour sentir la sympathie qui rapproche leurs œuvres), Décharges joue sur plusieurs tableaux, non seulement ceux de Tapiès, mais ceux, disparus, d'un texte qu'il s'impose de recommencer, texte qu'on lui aurait volé et qu'il tente de ressusciter par un nouveau geste d'écriture. Et si c'est fragmenté que réapparaît ce texte, c'est aussi, et surtout, du fait de l'intérêt que porte Arseguel au fragment, au débris, au déchet, à tout ce qui, morcelé, refuse de raviver un tout falsifié.

Ce goût, ou plutôt cet impératif du fractionnement, autorise les décrochements, et permet d'alterner les longues séquences réflexives (ou descriptives) et les éclaboussures verbales. Soit:

"De cette écriture appliquée et presque morte ou bien seulement lasse et lisse, qui a besoin de mouvements mais circonspects et cérémonieux, de crochets, de parenthèses parce qu'elle ne saisit plus rien que la labilité de tout […]"

Soit:

"plié dans la minceur schisteuse / d'une poussière / couché dans le sarcophage d'une / ombre / voix blanche / dé / composée"

C'est qu'Arseguel travaille en chiffonnier, et du crochet de sa langue arrache au réel des tessons, des bribes, tout ce qui, quoique cassé, accroche encore l'œil. Ainsi, l'intime, le souvenir, les proches peuvent, à leur façon décousue, passer dans les textes tels des fétiches en partie effacés par le temps. D'où un fil rouge et poignant qui traverse ces textes divers, tous travaillés par une parole menacée:

"Parler n'est donc pas éclairer comme on le croit souvent, ou du moins pas seulement, c'est faire chemin avec l'obscurité, c'est ourler d'un noir moins profond le deuil d'une origine qui sans fin recommence, séduisante et épouvantable, ou l'inverse, dans une proportion jamais stabilisée." (in Ce que parler veut dire)

Avec ce premier volume de plus de cinq cent cinquante pages, on peut désormais traverser l'archipel-Arseguel, qui aurait toute sa place dans un panthéon barbare aux côté de Mathieu Bénézet et d'Onuma Nemon.

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Gérard Arseguel, Œuvres 1957-1987, METTRAY éditions, 30€

mercredi 3 avril 2024

Retourner les morts: Marczewski en état de grâce


Quand Cécile
, de Philippe Marczewski, aurait pu s'appeler À coté de Cécile, puisque le narrateur oscille tout au long du livre entre deux pôles en apparence contradictoires: d'une part, il sent que, du vivant de cette femme, il est passé à côté d'elle, n'a fait sans doute que la côtoyer, n'appréhendant qu'imparfaitement sa forme, n'osant pas ou ne parvenant pas à une connaissance des gouffres de Cécile; mais la mort de Cécile va le contraindre – l'inviter? – à d'abord côtoyer son souvenir, puis son fantôme, ou son double. A la suivre, autrement dit à devenir le disciple fiévreux d'une figure quasi nervalienne, fantôme lui-même, asservi à des souvenirs imparfaits, prisonnier d'une quête impossible, comme s'il n'avait d'autre choix que de franchir des portes de corne et d'ivoire pour, au mépris du deuil, approcher le soleil noir de la disparition.

Quand Cécile s'intitule ainsi car ce sont les deux premiers mots du texte, un texte composé, au sens musical, de phrases que seules scandent des virgules – le point final n'ayant droit d'imposer sa loi qu'à la toute fin. Il est donc question d'une jeune femme, Cécile, fréquentée au temps de la jeunesse folle, puis perdue de vue, et dont la mémoire est ravivée par sa mort brutale. Le sentiment de perte que sa mort inflige au narrateur va pousser ce dernier à devenir une sorte d'Orphée insensé, un Orphée qui ne sait que se retourner, ne veut que se retourner. Il lui faut retrouver Cécile, que ce soit dans le brouillard des souvenirs ou l'illusion de retrouvailles, illusion que va nourrir sa vision d'une femme ressemblant en tous points à Cécile. J'ai dit Orphée, mais on pense évidemment au Scottie de Hitchcock, qui dans Vertigo se raccroche à une ressemblance pour survivre à la perte de l'être aimé, même si l'auteur se défend d'avoir eu ce modèle en tête pendant l'écriture du livre.

La beauté poignante et incandescente de ce livre, qui semble flotter loin de ses congénères telle une comète hagarde refusant d'imploser, est sensible à chaque page, qu'il s'agisse de la tentative de reconstitution de la figure réelle de Cécile ou des efforts pour l'imaginer encore vivante. Ici, le déni, le refus du deuil – un refus qui est peut-être, à sa façon fantasmatique, le plus bel hommage d'un vivant à un être disparu – se traduit par une dérive élégiaque, une farouche mélopée, où ce qui est pleuré n'est autre que l'infini des possibles lié à chaque être:

"[…] à vingt-sept ans rien n'a vraiment commencé, la plupart du temps on balbutie, qui sait ce que Cécile aurait fait de sa vie, les mille chemins qui s'ouvraient à elle ? avec le temps il en viendra à penser que, si la mort de Cécile avait mis un terme à sa vie, elle avait aussi mis fin à toutes ses vies possibles, ainsi la mort de Cécile n'était pas une seule mort mais mille morts, mille morts valant pour mille vies vécues, rien ou presque n'aurait été impossible, et il imagine souvent les vies de Cécile comme des albums de photographies jamais développées […]"

Loin d'être un livre sombre et malgré l'ombre douloureuse qui irrigue ce lamento, Quand Cécile est peut-être, à sa façon têtue, rebelle, folle, un livre de résistance, et surtout la résistance d'un livre, la nécessité de sa parade face aux coups de poing de l'oubli. Etymologiquement, on suppose que le prénom Cécile vient de Caecilius, du nom d'une sainte, Caecula, lui-même dérivé de son diminutif, caeculus, qui signifie myope, voire aveugle. Or c'est précisément contre l'insupportable cécité des morts que se dresse le narrateur, et l'écrivain, qui par son regard, devenu phrasé, s'obstine à vouloir rendre visible l'invisible, à faire réapparaitre ce qui a disparu.

Quand Cécile, loin d'accumuler les phrases, les enchaîne, au sens littéral, en un fascinant travail de tissage, en accord avec le labeur même de la mémoire:

"[…] il se dit qu'il faudra être très prudent et à tout prix faire en sorte qu'elle ne se rende pas compte de la filature et comme il attend sur le banc en face de l'immeuble il se dit qu'il est étrange que le mot filature désigne à la fois l'acte de suivre quelqu'un comme il s'apprête à le faire et celui de la transformation des fibres en fil, c'est pourtant bien ce que je fais se dit-il, je cherche à refaire de quelques fibres éparses le fil d'une existence, un fil solide qu'aucun avion n'aurait pu rompre dans sa chute, aucun feu consumer, un fil que rien n'aurait usé prématurément, qu'il suffirait alors de tirer pour que Cécile sorte de sa cachette et existe à nouveau […]

Si l'oubli absolu est bel et bien un risque, comme le souligne Blanchot en exergue, alors le livre de Marczewski a pris ce risque et l'a retourné magnifiquement, relevant ainsi cet impossible défi: retourner les morts pour relancer la donne fragile du vif.

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Philippe Marczewski, Quand Cécile, éditions du Seuil, 17,50€