samedi 25 novembre 2023

Si et seulement si

© Craig La Rotonda
[…] si et seulement si vérité était chose transparente, s’il suffisait d’y plonger une main modestement honteuse afin de presser, à tâtons, le reflet intact de la chose réelle, s’il suffisait de dire le nom des choses pour qu’elles s’ouvrent comme des fruits pourris et emplissent nos palais de sucs amers, s’il était possible d’entrer en la matière comme un corps naïf dans la peau d’un vêtement neuf inusable et veiné d’or, un vêtement cousu décousu recousu solide étirable qui de loin ressemblerait à une peau dont on détacherait lentement de fins lambeaux dès qu’il s’agirait de donner un peu de soi – faire preuve de générosité ? –, de fines lanières élastiques que chacun pourrait utiliser à sa guise, s’en faire des bracelets, des ceintures, des sangles de chair — puis étrangler tendrement l’avant-dernier amour avant qu’il rue dans la pourriture, si et seulement si un peu d’évidence suintait des pierres des maisons en pierre dès qu’on entre dans ces maisons, s’il en sourdait une espèce de rosée à écoulement vertical ni trop liquide ni trop épaisse, à peine un voile, presque un second mur impalpable sur lequel il suffirait de poser la main pour qu’on ressente au fond de soi l’immense indifférence des pierres mais également leur vaine complicité, cette façon qu’ont les murs de tout voir et savoir de nous sans jamais nous trahir à l’instar des amis deux fois morts et pourtant présents à leur manière, si et seulement si il était possible de ne pas tout dire, de ne pas tout révéler, de taire une chose sur deux, de n’écrire qu’un mot sur deux, de ne décrire qu’une chose sur deux un peu comme on le fait dans sa tête quand tout choit par intermittences, chaque chose détournant volontairement notre attention de l’autre chose, s’il était possible d’ouvrir les sentiments afin d’y déposer des grappes d’idées en exerçant une pression mesurée sur ces sentiments, on verrait alors ces sentiments céder doucement, se fendiller puis écarter leurs lèvres fines afin que les idées ayant déclenché leur ouverture s’en extraient une à une, idée après idée enfin lavée dissoute par les fibres du sentiment, s’il ne tenait qu’à nous de déchiqueter les pires intentions, les intentions les plus noires, d’en faire une sorte de charpie à laquelle on n’aurait plus qu’à mêler un peu de salive bienveillante puis une fois ces deux éléments mélangés il suffirait d’étaler le tout sur la langue et de déglutir comme on ravale une pensée de trop, si et seulement si vivre était aussi simple qu’essuyer des assiettes en dentelle, aussi simple que de gravir l’être convoité pour chanter à sa cime, aussi simple et parfait que d’écraser avec le pied l’ombre d’une ombre insupportable, si et seulement si au moment de sauter dans l’inconnu on le reconnaissait, le reconnaissait indubitablement tel un jumeau dont on a toujours douté de l’existence mais qui faisait le guet derrière chaque geste involontaire, si on découvrait que tout ce qu’on croyait ignorer était d’une familiarité étourdissante et qu’en sautant dans l’inconnu on se retrouvait soudain plongé dans une routine merveilleuse et désirable, plongé immergé nageant fendant l’onde de plus en plus coutumière de plus en plus surprenante, s’il était envisageable de dévorer sans bruit le ventre hors duquel on a osé s’aventurer et celui où l’on tente tant bien que mal de laisser une trace un souvenir, s’il était permis d’effacer un à un les regrets qu’on a amassés avec un déplorable constance, de les isoler un à un et de les gratter, de les frotter avec n’importe quoi à portée de main sans que ça laisse la moindre traînée, sans que la surface des jours et des nuits en conserve l’embarrassant souvenir, si l’on savait être seul sans se trancher les veines, seul et heureux de voir couler le sang dans son corps sans que jamais l’envie nous prenne d’interrompre le flux, de libérer tout ce rouge pour former des taches indéchiffrables sur le carrelage, si l’on savait aimer entièrement sans décevoir l’être aimé dès qu’on bouge une idée ou dénonce une parole, le lit deviendrait alors le monde, les draps des continents qui bien sûr un jour s’écarteraient l’un de l’autre en une inéluctable et déchirante dérive et tout serait à recommencer, si seulement on ne se déplaçait plus qu’en glissant sans éprouver à tout moment des heurts des chocs des désagréments dans le corps dans l’esprit, glisser lentement vers le fond le trou, une cime ayant trouvé refuge à l’intérieur des terres humaines, si parler était non pas interdit mais réservé aux choses muettes, uniquement consacré à l’élévation de choses indicibles qu’on se contenterait de caresser comme des animaux fragiles, des animaux que la parole s’interdirait d’empailler, si passer n’était que ça, passer, jouer à l’ombre et sur le mur du temps filer en comète en fil de soie dans l’attente de la douce la tendre l’impensable déflagration, si tomber pouvait s’accomplir en douceur au ralenti, tout le corps basculant en une honnête parodie d’amour, s’étalant sans se blesser sur le sol indifférent où aussitôt s’assoupir, si se blesser était agréable, une faille du corps par laquelle non le sang mais l’amour même, la joie d’être en vain fuirait loin de nous, si chaque entaille le moindre bleu la plus petite contusion pouvait se traduire en notes de musique en cris mélodieux et emplir ainsi le vide de notre souffrance l’aider à résonner autrement, si notre famille était soudain la famille d’un autre et cet autre nous-même enfin méconnaissable, si les morts prenaient la place d’un meuble que plus jamais on ne déplacera ou alors avec d’infinies précautions et une certaine appréhension sans jamais dessiner dans la poussière qui les recouvre autre chose que des signes ne renvoyant à rien de précis, si pleurer perdre tomber pouvait s’inverser à tout moment et par un prudent sabotage de leur mécanisme proposer l’inverse de leur terrifiants effets, si toucher l’autre courbait subitement le désir, lui permettait au terme d’un discret arc de cercle de rentrer en nous, notre main devenant la peau touchée et la peau touchée cette main désirée que nous ne savons pas lâcher, si traverser nous unissait, un fil tendu qui serait à la fois nous et ce qu’ensemble nous n’avons jamais osé transpercer même les yeux fermés, si le lendemain s’invitait d’avance dans l’aujourd’hui en faisant la roue, défaisant nos plus intimes prédictions, taillant dans le vif qu’est l’instant un peu trop présent, si le père la mère formaient une barque funéraire sur les eaux floues du souvenir où poser un papillon imitant la cendre imitant semence, si travailler la douleur s’apprenait en rêve, se façonnait avec les mains du rêve, la douleur délicatement roulée en boule entre les paumes du rêve puis aplatie puis posée sans rien dire sur la langue de l’éveil, si et seulement si je pouvais voyager au pays des morts sans jamais m’arrêter ni regarder autour de moi, seul béat comblé n’écoutant que le bruit admirable des derniers vivants, si les massacres perpétrés chaque jour ne l’étaient ne serait-ce qu’un jour sur deux, les bourreaux occupés un jour sur deux à boire un lait mystérieux dans les yeux de leurs victimes, si au lieu d’ouvrir sa soif au plus doux des poisons on taillait cette soif dans du cristal puis la maladresse et la dureté du sol feraient le reste, si je n’avais pas, jamais, ou alors une seule fois, par mégarde, si dans le meilleur des mondes on était obligé de vivre sans savoir que sous nos pieds babillent les habitants de tous les charniers passés présents et à venir, si l’enfant à naître ne voulait pas, refusait tout net, hideux mais libre, si quelque part dans le ciel un nuage devenu pierre s’arrogeait le droit d’écraser l’eau censément accueillante, si tout ce qui est possible s’avérait interdit et qu’un homme un seul décrétait que la réalité c’est ça, et qu’on le croyait, et qu’il nous aimait esclaves, si prenant les transports en commun un inconnu m’abordait et me révélait entre deux rots alcoolisés le secret des gluons, si tenu par une promesse impossible je parvenais à mes fins et contentais le monde entier, si la science découvrait le moyen de réduire la bêtise à une simple anomalie génétique et qu’un programme bien intentionné nous envoyait tous à la chambre à gaz, si le ciel bas et lourd comme un couvercle se soulevait enfin, dévoilant dieu sait quels os sans cesse brisés, si un chien parvenait à ne mordre que le mot « mollet », si traduire n’était pas aussi, si mes enfants étaient les enfants d’un dieu et moi le rocher que ce dieu roule en haut de la montagne en riant et sachant la pente infinie, si tout ça toutes ces choses tout ce monstrueux agrégat cette nasse ce cloaque parfumé au réel, si sur la vitre du temps je promenais hilare le diamant de la vérité mais sans trop y croire, si de tous les êtres croisés aimés perdus retrouvés oubliés vraiment aimés contrariés redécouverts méconnus un seul me frappait au visage de tout son anonymat familier, si enfermé dans une cave accroché à un radiateur dans le noir le plus complet des bleus partout sur le corps la langue sèche les yeux bandés j’entendais le bruit ténu d’un ange venu me désavouer, si mes parents avaient eu mais non, si troué de toutes parts j’entendais mieux le faux paraclet des idées, si à chaque fois le sang séchait, chaque fois, si blessée piétinée crachée cette chose que très jeune j’ai cru possible n’était qu’un prétexte à continuer de vivre, si une fois entrée en l’autre j’apercevais un tunnel et qu’au bout de ce tunnel je découvrais l’entrée d’une grotte au fond de laquelle à peine passé le difficultueux boyau de corne et d’ivoire j’entrais dans le plus délicieux coma, si le regret ne dévorait que la partie inférieure de ma pensée, si au pied du mur j’avouais n’être que pierre, si au chevet de la mère agonisante on pouvait entendre les berceuses qui ont fait d’elle la promise des ombres voraces, si nu devant le miroir je pouvais voir le spectre du père tout habillé, si et seulement si tu me laissais à moi-même, je serais obligé de ronger mes pattes pour échapper au piège que mes dents ont refermé sur ma médiocrité, si brûler seul sur un trottoir devant des pommiers en fleurs, si me levant matin enfant j’apprenais ce qu’adulte je cache au quotidien, si tous les nombrils de tous les mort-nés, si premier en tout j’échouais au plus profond du pire, si les chants d’oiseaux au lieu d’être des chants d’oiseaux étaient des hurlements de fœtus, heureux de vivre et souffrir dans l’arbre du vide, si demain j’écris la petite peur d’hier évanouie, si ma peur de mourir était une barque chargée de victuailles, et qu’une faim digne de ce nom m’aidait à moins trembler, si et seulement si les miracles pouvaient nous voir tels que nous sommes, recroquevillés au pied d’un mur qui n’attend que l’infime séisme d’un sanglot issu de nous pour s’écrouler, si au lieu d’articuler le nom des morts on les notait sur des bout de papier puis qu’on frottait ces papiers sur les photos des morts, jusqu’à ce qu’il se passe quelque chose, n’importe quoi, si et seulement si ce carnage de papier que nous piétinons en riant pouvait réinventer l’idée d’allumette, si dans la rue où nos pas carnivores nous rejettent une porte timidement entrouverte laissait s’échapper un pur motif d’évasion, si tu vas à Rio ne t’étonne pas d’avaler, au fond des nuits, le lait de misère, si revenu de tout, ton corps comme plié de l’intérieur, tes pensées désormais des taches nicotine, si son corps penché sur toi à cinq heures du matin, si le sable entre tes doigts, ou ce que tu crois être du sable entre ce que tu aimerais être tes doigts, et l’écoulement invisible de tes dernières forces, si mal attaché mal ceint de toutes parts tu confonds envol et expulsion, si dans l’eau du bain qu’aspire inlassablement un trou invisible les reliefs de ton corps émergent en continent perdu, si et seulement si je perds chaque morceau de sens, si le cancer si cette photo abîmée sur laquelle on ne distingue plus que d’impertinents cadavres est bien celle où tu te sais présent, si je touche, vivant, ce creux, là, sien, à l’aine, la nuit, quand elle dort, si d’aventure la foudre tombait sur chacun de nos proches au même instant, si ce cauchemar dans lequel on me tranche la langue était la fin des métaphores, si et seulement si […]

mardi 14 novembre 2023

Animal errant, retour de poesibao

 


Une belle et pertinente critique de animal errant, retour d'abattoir:::(Flammarion/Poésie) signée Isabelle Lévesque et postée sur le site Poesibao.

Auteur de nombreuses fictions, d’essais et de traductions, Claro nous propose un premier recueil de poèmes aux formes diverses dont le titre aux doubles points de suspension, ou triple deux-points, indique une trajectoire et ce qui échappe aux mots.

Selon le prière d’insérer de ce livre, Claro a décidé de « se risquer sur le territoire de la poésie […] mieux à même de répondre, sur le plan littéraire, au désastre ambiant ». Et c’est sous l’égide de Cédric Demangeot, poète majeur disparu en 2021, qu’il a placé animal errant, retour d’abattoir :::. Sur son blog, Le Clavier cannibale, Claro affirmait avoir découvert « en lui une sorte de double, d’écho, et cette sensation qu’un autre écrit ce que vous auriez dû écrire, l’écrit pour vous, et en quelque sorte, malgré lui, avec vous ». L’auteur de Ravachol et d’Un enfer incarne le refus, la révolte et la démolition d’écritures apprivoisées. À ses Litanies de […]

[A lire ici en intégralité.]

mardi 17 octobre 2023

L'il mystérieux et ses infinies paraboles


Est-ce une tentative d'épuisement du sujet? Une spectroscopie délirante? Un état des lieux implacable de qui l'on se sait pas? Le fait est que Paraboles, le nouveau livre de Boris Wolowiec, n'y va pas de main morte pour ce qui est de définir un "il" aussi anonyme que singulier (quoique multiple). En 300 pages, toute psychologie bannie, nous est décrit, inventorié, disséqué et recréé un "il" que seule la langue parvient à faire tenir dans une multitude de paragraphes, à force d'énoncés inquiétants – je veux dire des énoncés qui inquiètent la langue.

"Quand il parle sa bouche mange sa langue. Et quand il écoute parler sa langue mange sa bouche." (p.133)

"Son espoir est identique à sa naissance. C'est la raison pour laquelle sa pitié est meurtrière." (p. 109)

Il est, il croit, il devient, il fait, il pense, il prétend: les verbes s'accrochent à ce "il" et le vouent à toutes sortes d'actions et de pensées, de convictions et de refus, au détriment bienvenu d'un sens qui ferait de ce "il" un homme parmi d'autres. Le texte de Wolowiec, pourrait-on dire, fonctionne telle une machine délirante engagée dans un processus en apparence inépuisable. Il est en cela d'une impeccable cruauté poétique, qui ne s'épargne pas l'humour ("Sa stupidité est si sophistiquée qu'il désire psychanalyser les océans, les volcans et les déserts", p.183) et traite le corps à la façon d'un monstre de parole organique. 

Vies et morts, gestes et croyances, fonctions et ruses, raisons et illusions, naissances et crimes : le "il" qu'exp(l)ose à chaque page Wolowiec finit par être un continent de strates inconjugables, en perpétuelle métamorphose, un cabaret inouï d'allégations aussi équivoques qu'impossibles, un chantier hypnotique où tous les affects ont droit de cité, chaque atome du texte conspirant à une invisible déflagration: "Il a avalé une bombe comme un œuf. C'est pourquoi raconter l'histoire de sa vie lui semble désormais inutile" (p. 149).

Homme à tout défaire plutôt qu'à tout faire, déjà-mort et sans cesse rené, le "il" qui sature ces trois cents pages n'est pas un nouveau Monsieur Plume ni un énième Innommable. Il est la somme incomplétée de possibles générés par une langue qui n'a plus rien à perdre. 

"Il s'est suicidé en se pendant au souvenir de son cordon ombilical" (p.180)

Mais ça c'est le milieu, pas la fin.

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Boris Wolowiec, Paraboles, éditions Les Météores, 15€

vendredi 13 octobre 2023

Animal errant, retour d'abattoir::: au Festival MidiMinuit, à Nantes


Demain – samedi 14 octobre – je serai à Nantes dans le cadre de la vingt-troisième édition du Festival MidiMinuit Poésie, festival qui se tient entre le 10 et le 14 octobre et réunit une quarantaine d'auteur.e.s et d'artistes – parmi les invité.e.s, pour n'en citer que quelques-un.e.s: Muriel Pic, Antoine Mouton, Didier Bourda, Marina Skalova, Virginie Poitrasson, Antoine Boute.


A 15h, donc, samedi, au Lieu unique / Salon de musique, je lirai des extraits de animal errant, retour d'abattoir::: (éd. Flammarion) ainsi que de Tout autre chose (éd. Nous), et sans doute un extrait d'un texte en chantier. La lecture sera précédée d'une présentation par Alain Girard-Daudon.

Cette lecture sera suivie un peu plus tard, à 16h30, d'une rencontre entre Lisette Lombé (auteur de Eunice, éd. du Seuil) et moi-même, à l'Atelier 2 / Scène jet FM, sur le thème "L'autofiction dans l'écriture poétique", animée par Henri Landré.

Pour de plus amples informations, c'est ici.




jeudi 12 octobre 2023

"Ma voix me parut étrange": radier/irradier selon Suel


Nous sommes tellement persuadés qu'écrire c'est choisir ses mots avec prudence et clairvoyance que nous finissons par oublier qu'en nous un crible terrible, un tamis par d'autres trafiqué, nous assiste obscurément dans ces choix. Pourquoi? Parce que nous écrivons avec la mémoire des choses lues, entendues, répétées. Parce que les mots que nous croyons sortir de notre chapeau ont déjà fait leurs armes sous des légions de crâne. Nous sommes inspirés? Non, plus vraisemblablement aspirés, notre langue prise à jamais dans le siphon de la redite, du formaté, de l'usé. Dans ces conditions, que peut la poésie? Hormis un jeu de cache-cache avec le sens et des cabrioles phonétiques, quelle stratégie peut-elle ourdir pour faire de nous autre chose que de naïfs ventriloques? A cette question, Lucien Suel a répondu à sa façon. Il a pris le déjà-dit et lui a tordu le cou. Mille fois sur le papier il a brouillé les lignes.

Qu'est-ce qu'un "poème express" signé Lucien Suel? Prenez une page de livre et frottez, grattez, occultez plus des trois quarts des mots pour n'en laisser flotter à la surface que quelques-uns, plus ou moins épars, et laissez un sens nouveau défaire la belle cohésion originelle. Il existe un terme pour désigner l'acte de biffer, de noircir mots ou lignes: caviarder. Ce verbe, longtemps réservé à la censure, le voilà depuis quelques décennies mis en pratique par la poésie, dans la troublante lignée du fameux cut-up inventé par Burroughs et Gysin. Est-ce un simple exercice? Un exercice complexe? Est-ce même un exercice? Le poème-express de Suel ne cherche pas seulement à faire émerger un texte autre: en rendant visible l'occultation, il ajoute au texte nouveau une dimension graphique. Le poème devient pictural, comme si les aplats irréguliers de noir dialoguaient avec les caractères d'imprimerie épargnés. Il acquiert une épaisseur, voire une profondeur.

L'apparente modestie du procédé, qui retourne les armes de la censure contre elle-même, ne doit pas faire oublier la savante malice du geste. Il ne s'agit pas de clamer que la poésie se dissimule dans n'importe quel texte mais de montrer comment, au moyen d'une vision-crible, il est possible d'arracher à la page saturée des bribes échappant aux diktats de la narration, de la description, du dire. Le poème, par essence, est un texte qui avance par sursauts: la coupe, le rejet, l'enjambement, le blanc… S'il avance troué, c'est pour mieux faire résonner zones d'ombre et espaces vierges. De la sorte, le caviardage-Suel répète l'antique bégaiement des pythies tout en réalisant le rêve d'une poésie faite par tous – l'auteur a d'ailleurs partagé sa "technique" lors d'ateliers d'écriture. Inactuel, le poème-express? Ou, au contraire, terriblement pertinent?



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Lucien Suel, Le Livre des poèmes express, éd. Dernier Télégramme, 35€


vendredi 6 octobre 2023

Venaille pour mémoire: parmi les écorchés, et à jamais

Germaine Richier, Christ en croix

Même si vous avez tous les textes publiés par Franck Venaille (or ce n'est pas évident, car plusieurs sont épuisés), même si vous avez sur vos étagères Capitaine de l'angoisse animale, cette auto-anthologie géniale parue en 1998 (Obsidiane/le Temps qu'il fait), même si vous ne connaissez de F. Venaille que ses derniers textes parus au Mercure de France, même si vous ne connaissez pas du tout Franck Venaille, sachez que désormais vous n'aurez plus aucun prétexte pour passer entre les gouttes de sueur et de sang qui vous masquaient ce poète majeur.

Avec Avant l'Escaut, monumentale anthologie de ses poésies & proses écrites entre 1966 et 1989, que publie aujourd'hui un indispensable éditeur de textes uniques – L'Atelier Contemporain – somme monstre et vivante, c'est la violente naissance et la têtue avancée singulière de l'homme Venaille qui est désormais disponible et dévorable. On ressent à sa lecture un peu ce qu'on a ressenti quand, au … Et nous n'apprîmes rien (1962-1979) (Flammarion) de Mathieu Bénézet succéda, quelques années plus tard, l'immense Mathieu Bénézet, Œuvre (1968-2010) édité par Yves di Manno : la sensation de posséder, en main, en corps, l'essentiel d'un travail appelant la quasi exhaustivité. Un corpus, sinon christi, du moins précieux. Une somme vitale.

Cette anthologie a le mérite de nous donner des textes difficiles à trouver, ceux par lesquels l'engagé et jeune Venaille entre en poésie, alternant déjà prose et vers, comme déjà en témoignent, à la fois rugueux et souples, Papiers d'identité et L'Apprenti foudroyé. Formant bloc malgré la pluralité des lézardes qui clament, chez l'auteur, un besoin de se déclasser sans cesse de la production contemporaine tout en s'y frayant un chemin susceptible d'innerver cette dernière, cette anthologie remet Venaille à sa place aussi prédominante que marginale. A la fois lyrique par l'exploration de la douleur intime et formaliste par l'invention d'une syntaxe-syncope, traitant la ponctuation comme un souffle nécessitant des coups bas, Venaille, qui fit de la nostalgie une arme à deux tranchants et de la géographie une matrice-genitrix à arpenter sans cesse, est un poète profondément défroissé, tiraillé par des récits impossibles, des espaces clos, des horizons brouillés, des corps traversés.

"et non pas l'apparence immédiate des choses des êtres des situations non pas leur langage évident celui qui transparaît à chaud qui parfois même devant son évidence nous choque voire nous bouleverse mais bien la face cachée de chacun d'entre nous l'interprétation des silences de ses provocations non pas l'histoire contée par tel ou telle mais bien la recherche opiniâtre douloureuse l'approche fût-elle même ambiguë de la complexité de l'autre autrui pour nous-mêmes Autrui en nous-mêmes et nous mêmes tels que nous voudrions avec parfois tant de maladresse nous voir dans le regard de celui ou de celle de qui fût-ce une nuit une heure nous attendons la double révélation de la chair de la pensée telle qu'enfant elle nous était promise devant le miroir déformant" (p. 255)

Capable de vers aussi brefs que des sanglots-hoquets que de vers-phrases en folle chevauchée narrative, il n'a eu de cesse d'étourdir l'intime pour mieux rendre le vertige d'exister. Se qualifiant lui-même d'"ancien enfant", attaché autant à son onzième arrondissement – comme au cercle d'un glorieux cercle infernal – qu'aux paysages fluviaux d'un bas et brumeux pays, abîmé par la guerre d'Algérie, pénétré de peinture et de musique afin qu'en lui les formes les plus bleues (Monory) renaissent carnées, il est, dans sa déchirante sincérité et son exigence graphique, ce qui aurait de tout temps manqué à la poésie: l'aveu d'une tristesse trop humaine que seules des forces poétiques ont réussi à élever au rang d'élégie épique, géographique, politique, érotique.

Surprenant à chaque ligne crachée, tendue, filée, plus souvent nu que vêtu, jamais plus universel que lorsqu'il s'offre en écorchures, admirablement pop quand nécessaire, gourmand d'extases, épris de technique, concret jusqu'au cul et cru des sensations, Franck Venaille ne cesse de nous apparaître comme un poète futur qui déjà nous manque. Cet Avant l'escaut nous le rappelle et nous le ressuscite dans toute sa sidérante vérité.

P.-S: Toute ma gratitude à l'éditeur, François-Marie Deyrolle, qui a eu ce geste fort de m'envoyer ce volume, que j'ai trouvé dans ma vieille boîte aux lettres de campagne envahie de ronces "pénitentes".

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Franck Venaille, Avant l'Escaut – Poésies & Proses, 1966-1989, édition de Stéphane Cunescu, préface de Marc Blanchet, éditions L'Atelier contemporain, 30 €


jeudi 5 octobre 2023

"Ma plainte est sans reproche": Nathanaëlle Quoirez et ses lettres depuis la langue

Les lettres, on le sait, sont comme des flèches lancées sur un destinataire, mais c'est parfois le sifflement qu'elles inscrivent dans l'air qui en dit le plus sur elles, leur vélocité, leur intention, leur puissance de pénétration. Dans Lettres à Madame, Nathanaëlle Quoirez s'adresse, par lettres et poèmes, à une "Madame" dont les visages, anonymes et forcément multiples, vont jouer tantôt comme des miroirs, tantôt comme des cibles, tantôt comme des trous noirs, tantôt comme des surfaces élastiques qui renverront les flèches. Ce qui est dit, ou plutôt écrit, est adressé, c'est-à-dire envoyé, et cet envoi se veut également envol, aspiration. Si nombre de lettres sont teintées d'une aura mystique, voire gnostique, où l'extase n'est approchée qu'à travers un corps pétri de doutes autant que de désirs. Et la beauté souvent fulgurante de ces lettres tient à leur scansion très particulière, une scansion qui, quoique heurtée, cassée, accède à une étrange fluidité:

"Madame, / remparts de vos bras sanctuaire, l'attache de vos cuisses une poignée de sable. toute petite je tremble, madame. du front crispé ma foutrée vide à votre jardinet. votre main, grand pleuroir. depuis vos courbes je m'effondre et pense: autisme, shoklen, le nom est différent pour chaque ange du seigneur. ai déshabité pour retourner à ma naissance: passer ma vie au lit. je dors au pied des médecins, penser suicide par le cœur me refait […]."

S'effondrer et penser: double mouvement, parallèle ou simultané, par quoi le désir – charnel, idéel, scriptural – apprend à se réinventer pour mieux saisir sa proie sans cesse fuyante. Ici, par d'échange, pas de lettres de "Madame", celle qui écrit est seul dans le désert de la missive, et n'a que sa voix écrite pour mener la charge de cet amour courtois (discours/toi?). Ici, le vouvoiement, ainsi que la syntaxe, conspire à forger un lien épistolaire illusoirement archaïque, car la virulence des affects et l'intensité sexuel permettent à ces lettres d'imaginer d'autres liens que révérencieux. Une douleur d'être impose ses règles et ses exigences à celle qui, finalement, n'a pas le droit à la parole, recluse dans une prudente dormition. Et c'est dans l'aveu d'une bouche blessée qu'est signifié la nécessité de faire chant:

"madame, / la bouche cherche de quoi se désarticuler. au muscle d'écriture la mémoire s'est lassée, blanche, revenue blanche. ce cogne-tambour de peau insubmersible se charrie par vos et mon, soi? est un jour post mortem, il dort. me barricade et me ponds de sang et de gelée sans extruder fœtus pour la pierre à caveau. mon pays s'est piégé de mourir sans le faire. dire me fait bègue. parole reprisée supplie votre lumière, madame. […]"

Quelque chose des Suppôts et suppliciations d'Artaud résonne en arrière-fond de ces lettres qui nous donnent à entendre une syntaxe singulière, où l'article défini apparaît et disparaît, où des hiatus surgissent, des trouées, les énoncés se succédant comme "un heurt indescriptible d'avortements" (Artaud), mais portés par cette vélocité dont nous parlions au début, celle de la flèche, qui mêle caresse et gifle. On ne peut, à cette lecture, que devenir cible-lecteur.

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Nathanaëlle Quoirez, Lettres à Madame, éditions Lurlure, 15€

vendredi 22 septembre 2023

Proust familier : du côté de Murat


S'il est bien un livre sur Proust et sur La Recherche qui mérite ces derniers temps, parmi la pléthore de publications consacrées à cet auteur, qu'on s'y attarde, c'est bien Proust, roman familial, de Laure Murat, et ce pour plusieurs raisons (au moins vingt par pages), dont les moindres ne sont pas les suivantes: Tout d'abord, l'auteure bat en brèche quelques idées reçues: non, La Recherche n'est pas une description fascinée de l'aristocratie, car elle ne cesse de lever le voile sur sa vulgarité et son ignorance, ses raideurs et ses faux plis; non, La Recherche n'est pas une montagne inaccessible, cent trente heures de lecture ne sont pas le bout du monde, et c'est plus la glose qui entoure Proust qui effraie que l'œuvre elle-même; non, tous les personnages de La Recherche n'ont pas tous un nom imaginaire; et non la littérature n'est pas la vie: c'est la vraie vie.

Cette dernière assertion – qu'on doit à Proust – résonne fort après avoir lu le livre de Laure Murat, car non seulement elle sait de quoi elle parle (elle a lu Proust avec fièvre et finesse), mais elle sait aussi d'où elle vient, à savoir du monde même qu'a décrit Proust dans son grand œuvre. Un monde qu'elle a laissé derrière elle, violemment, en même temps que sa famille et ses privilèges, mais dont elle a gardé en filigrane, en palimpseste, dans sa mémoire, une multitude de souvenirs et de sensations qui rendent sa lecture de La Recherche plus que précieuse. Plutôt que d'épiloguer sur une histoire de transfuge de classe – puisque passer de la noblesse d'Empire à l'amour de la littérature est une opération un peu plus complexe et particulière –, on préférera souligner l'architecture du livre de Laure Murat qui donne l'impression de se promener dans un vaste château (elle-même déploie cette image), où certaines pièces sont décorées par Proust mais commentées par d'autres (ceux qui l'aiment, ceux qui n'aiment pas s'y reconnaître), et d'autres habitées par les spectres à particule que le jeune Marcel admira un temps avant de les poudrer de toiles d'araignée.

L'incessant chassé-croisé entre anecdotes réelles et textes de Proust, entre souvenirs personnels et situations proustiennes, le dialogue tantôt drôle, tantôt poignant, entre la jeunesse de l'auteure et les méandres de La Recherche étoffent d'une vibration supplémentaire notre perception de cette dernière. Oreille absolue, œil impitoyable: Proust, ainsi que nous le rappelle Laure Murat qui entendit et vit, enfant, des saillies et des scènes ayant souvent leur contrepoint dans la partition à la fois rapportée et réorchestrée par celui-ci, s'est voulu sismographe d'une époque et d'un milieu dont il devinait, sous les vrais ors et la fausse insouciance, l'empire grandissant des ruines.

Laure Murat se penche également sur la question sexuelle dans La Recherche, et grâce à d'imprévues découvertes dans les archives de la Police, nous aide à porter un regard neuf sur qui fait quoi, comment, et peut-être pourquoi, dès lors que la maison n'est plus de maître mais close. Car c'est bien souvent de cela qu'il s'agit, dans La Recherche, nous dit-elle: une histoire de genre et de domination, et non pas juste "trop de duchesses" comme l'ont cru autrefois certains premiers lecteurs. Et c'est pourquoi l'auteure, en s'affirmant hors et face à sa caste, en vivant sa sexualité hors le palais de verre de l'hypocrisie aristocratique, peut affirmer, à la fin de son livre, que "Proust l'a sauvée". 

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Laure Murat, Proust, roman familial, Robert Laffont 20€

jeudi 14 septembre 2023

Camus en mille Meursault

 


Certains écrivains ont une réputation, d'autres quasiment une aura, alimentée non par la lecture ou l'étude de leurs textes, mais par le fantasme qu'on s'en fait en fonction d'intérêts propres. Une fois adoptés par le plus grand nombre, ils voient leur pensée se diluer dans le premier système venu, dès lors qu'ils peuvent servir à neutraliser d'autres écrivains. Ainsi en va-t-il de Camus, chantre supposé de l'humanisme sous la bannière duquel n'hésitent pas se rallier des individus aux intérêts divers, mais aux antipathies commune (l'une d'elle ayant le nom de Sartre). Tout le mérite du livre d'Olivier Gloag – Oublier Camus – est de remettre les pendules à l'heure sur l'auteur de La Peste, et de pointer les contre-sens des petits maîtres horlogers qui prennent ce denier pour patron:

"Les champs littéraire, politique et culturel, dans un unanimisme rare, s'appliquent à faire de Camus un saint laïc, un humaniste, un philosophe, un militant anticolonialiste, un résistant de la première heure, un homme épris de justice et opposé à la peine de mort, un grand écrivain. Cette vision – au sens premier du terme – s'accorde avec une France qui tient à faire oublier son passé impérial et à ignorer son présent néocolonial." (p.17)

Gloag ne cherche pas à "dézinguer" la statue-Camus – aucun ressentiment ni aigreur dans sa démarche. S'il tance qui que ce soit, ce sont plutôt ces thuriféraires roublards qui, à l'encontre des écrits de Camus, l'attifent d'un blanc virginal, ô combien bienvenu dès lors qu'il s'agit de masquer certaines souillures historiques. Il était temps, en effet, d'aller au-delà d'une admiration justifiée pour l'œuvre et de pointer certaines failles de l'humanisme camusien. On a beaucoup – ou pas assez? – glosé sur le fait que dans L'Etranger aucun Arabe n'est désigné par son nom, ainsi que sur l'absence totale d'Arabes dans La Peste, mais en revanche on a fort peu, je crois, souligné cet autre fait qu'est la condamnation à mort de Meursault, condamnation qui dans la réalité coloniale aurait eu peu de chance d'être prononcée, les meurtres d'Arabes par des colons étant alors monnaie courante et quasiment jamais sanctionnés par la justice française.

Gloag, bien sûr, ne s'en tient pas à une lecture des œuvres littéraires de Camus, il s'attarde également sur ses déclarations et prises (ou absences de prises) de position, notamment concernant les massacres de Sétif ou le sort réservé aux membres du FLN, ainsi que sur des sujets comme la peine de mort. Souvent flottant, parfois embarrassé, Camus n'est pas cet être entier dévolu aux justes et bonnes causes que d'aucuns, comme Onfray par exemple, expert en contre-vérités, voudraient nous faire croire. Le seul fait de jouer l'atout Camus contre le joker Sartre en dit long sur les raisons d'aimer saint Albert. Et le torrent critique énamouré qui a suivi la publication de la correspondance Camus-Casarès est révélateur lui aussi d'un propice aveuglement: les lettres de Camus à Casarès seraient de parfaites stations de croix de la passion amoureuse, alors qu'en les lisant apparaît clairement un Camus jaloux, égocentré, plaintif.

Gloag ne cherche pas, on l'a dit, à diminuer Camus à nos yeux, seulement à rappeler quelle fut sa place, et quelles ses postures au cours de ces fragiles décennies pendant lesquelles il fut amené à élaborer un discours, puis un silence, sur le drame algérien. C'est moins son œuvre – disponible à qui sait lire – que la réception de celle-ci qui est éloquente, réception allant jusqu'au merchandising. Adoubé par Macron ou Onfray sous prétexte d'humanisme universaliste, Camus est devenu, au fil des ans et des bacs, un faire-valoir, au lieu de rester cet écrivain pétri d'ambiguïtés, qui, à l'inverse d'un Sénac ou d'un Sartre, refusa de dénoncer clairement le colonialisme français. C'était lui rendre justice que de l'extirper des griffes molles de ses douteux laudateurs.

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Oliver Gloag, Oublier Camus, La Fabrique éditions, 15 euros


lundi 4 septembre 2023

Le temps des trépigneurs: Yves Pagès, libre roue


Les idées fixes ont-elles vocation à faire du sur-place? Le progrès aime-t-il à mouliner? Tourner en rond permet-il d'avancer? Ces questions, qui semblent tout droit sorties de l'esprit d'un moderne savant Cosinus, on les croisera dans Les Chaînes sans fin, ou l'incroyable et véridique Histoire illustrée du tapis roulant d'Yves Pagès, arpentage fouillé et quasi exhaustif d'un motif qui pourrait fort bien se révéler une des clés du soi-disant progrès à l'ère capitaliste.

Tapis magique réservé à l'homme domestiqué, manège à hamster générant sa propre force motrice, escalier se mangeant la queue en mode ouroboros, le plan à la fois stationnaire et mobile qu'est le tapis roulant devient, sous la plume aussi facétieuse qu'exégétique de l'auteur, un tremplin théorique menant à toutes sortes de bonds pratiques. Non pas prétexte à une relecture mécaniciste de l'histoire industrielle, mais véritable point névralgique de forces coïncidentes, autrement dit: comment transformer l'idée lunaire de mouvement perpétuel en praxis rotative (et mettre au pas les agités).

De quelle volonté d'asservissement le tapis roulant est-il le nom? Pagès passe en revue et fait défiler ses innombrables avatars, depuis le manège à tabler sans fin d'Emeric Lexis-Détève jusqu'au tapis de course des salles de fitness, en passant par la trépigneuse agricole, l'hippodrome stationnaire, la cage d'écureuil, l'escalier éternel, le moulin disciplinaire, le trottoir roulant, la bande transporteuse, la ligne d'assemblage, etc. Le livre de Pagès pourrait à première vue s'apparenter, motif oblige, à un diabolique rolodex donnant à voir, en un effeuillage systématique et vertigineux, toutes les variantes industrielles, ludiques, punitives et sportives de ce qui, au début, n'était qu'une simple courroie mise en boucle, et il est vrai que l'auteur se défend d'emblée d'avoir voulu se lancer dans un "récit téléologique", lui préférant "l'écriture fragmentaire", d'un esprit plus "erratique et digressif". Mais ce serait sans doute se tromper que de réduire son essai à un fourmillant catalogue manufrancien de cet infernal ruban de möbius : généalogique dans sa démarche, critique par sa charge (et sa masse), cette Histoire illustrée du tapis roulant, parce qu'elle met à jour impitoyablement ce qui semble être le "sale petit secret" du Kapital, son projet sisyphéen et mortifère, brille d'une cohérence admirable, à la fois en soi de par sa construction en symbiose avec son sujet, et de par toutes sortes d'échos résonnant avec l'œuvre et le travail de son auteur.

En effet, que ce soit dans ses fictions ou ses essais, Pagès n'a cessé et ne cesse d'établir des liaisons entre les innombrables dispositifs d'aliénation, et ce en faisant délirer leurs motifs ou contre-poisons souvent insoupçonnés – les pigeons voyageurs, la meute, la collection, le labyrinthe, la statistique, etc. – ou en auscultant certaines figures ou personnalités – le savant, l'apache, l'enfant, Céline, Liabeuf, Ford, etc. Mais aussi en photographiant la ville, en compilant les graffiti, en décryptant les postures sociales et idéologiques, et sans doute dans ses choix d'éditeur. La cohérence politique (et littéraire) de son travail, que renforce paradoxalement sa stimulante hétérogénéité, se voit, avec cette herméneutique de la roue libre (et oppressive), hissée à un nouveau plan. Telle cette machine à rouages médiévale mise à jour par l'ingénieur Agostino Ramelli – "le Diverse et artificiose machine" –, le corpus pagésien est une force motrice redoutable, d'autant plus redoutable que sa rigueur exégétique se double d'un rire délicieusement luddiste.

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Yves Pagès, Les Chaînes sans fin, histoire illustrée du tapis roulant, éd. Zones (La Découverte), 20€

mardi 29 août 2023

L’ÉLÉPHANT SE LAISSE CARESSER ; LE POU, NON


"L'éléphant se laisse caresser; le pou, non", a écrit Lautréamont. Je pense qu’on peut ajouter le livre en cours à l’acarus sarcopte du père Ducasse. Oui, ce livre-pas-encore-livre dont on a cru, plan à l’appui, qu’il aurait l’obligeance de se plier à nos désirs d’écriture et nos velléités d’architecture. Pour lui, on a sillonné le champ des possibles, repéré des impasses, prévu des bifurcations, envisagé d’autres dénouements, histoire de lui laisser un peu de marge, une illusion de liberté, et ce afin qu’il s’ébroue insolemment telle un étalon de feu dans les vastes pâturages de notre fichier Word. Tu parles ! Ficelé, le gigot gigote. L’étalon détale. Le fichier s’en fiche. Il change de visage comme s’il prenait plaisir à tirer un trait sur les traits qu’on lui a tirés, le traître !

Après avoir constaté ce phénomène quasi météorologique à chaque livre, j’ai fini par me dire que le livre avait ses raisons que la raison de l’auteur ne connaît pas. A cela, je ne vois qu’une explication : nous concevons une structure pour ainsi dire mécanique, puis notre écriture, qui obéit à des forces nous échappant bien souvent, permet à cette mécanique de migrer peu à peu dans la sphère de l’organique. Le gigot s’anime. Et c’est tant mieux, car nous devons alors écouter ce que le livre veut nous dire, deviner l’endroit où il souhaite nous emmener. Si nous le forcions à aller de A à Z, il y a de grandes chances pour qu’il capitule avant la lettre Q (voir avant la lettre F). C’est ce que j’appelle, merci Sam Beckett, « rater mieux ».

Plusieurs facteurs aident à ce déraillement. Ça peut venir des recherches nécessitées par le livre. On tombe en cours d’écriture sur des faits qui modifient la donne, des infos bien trop tentantes pour qu’on hésite longtemps à les inoculer dans le corps du manuscrit – on verra bien s’il nous fait une allergie ! Quand j’ai écrit Bunker Anatomie, j’ai voulu confronter deux regards, celui d’une Méduse moderne et celui d’un sniper. J’avais prévu de décrire leur affrontement sur une page (sic) de Normandie. Une fois les chapitres écrits, j’ai voulu passer à cette bataille oculaire, qui aurait été un grand moment de battements de cils et de rétrécissement de pupilles, façon Sergio Leone. Tu parles (bis) ! Le livre avait d’autres intentions, d’autres tours dans son sac. Je me suis retrouvé à écrire une sorte de long monologue extérieur dans lequel s’électrisaient, se repoussaient, se frottaient toutes sortes d’éléments.

Quand j’ai écrit La Maison indigène, je voulais explorer un pan de mon passé laissé en rade, visiter une maison construite par mon grand-père. Résultat : le livre m’a conduit aux portes mêmes du père mort. Merci, vraiment, je n’en demandais pas tant. J’adore concevoir des plans tarabiscotés pour le livre en cours. Mais je l’entends grincer, un peu comme un trop blanc glacier (pensez banquise, pas le type dans son camion). Il veut aller se faire écrire ailleurs, autrement. Il veut quoi ? Ma peau trouée ? Tant mieux, il l’aura.
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[Texte paru dans le numéro Printemps-Eté 2023 de la revue Décapage (n°67), sur le thème "Le livre que je pensais pas écrire: quand le roman échappe à son auteur]

samedi 19 août 2023

Les mêmes intraduisibles mots enchanteurs de Lovay

C'est la rentrée littéraire, apparemment. Raison de plus pour vous parler de Chute d'un bourdon de Jean-Marc Lovay, cet écrivain suisse assez mal connu en France, grand voyageur et grand phraseur (au sens noble) dont l'œuvre n'est pas sans rappeler celle d'Eugène Savitzkaya ou encore celle de Christian Guez Ricord, voire celle de Jean-Luc Parant (tous créateurs de langues célibataires, involutées, mesmériques). Publié ici par Gallimard en 1976, qui le lâcha quatre ans plus tard, puis édité très fidèlement en Suisse par les merveilleuses éditions Zoé depuis 1985, sans oublier un titre repris aux éditions Verticales (Aucun de mes os ne sera troué pour servir de flûte enchantée, 1998), Lovay tisse depuis plus de quatre décennies une partition identifiable immédiatement à sa langue "enchantée", une langue qu'on dirait ensorcelée à plus d'un titre: d'abord par la longueur de ses phrases, qui s'articulent telles des formules magiques dissimulant, mais seulement en partie, comme si elles étaient ajourées, un sens autre; ensuite par l'intensité soutenue de sa prose qui agit sur le lecteur comme un hyper mantra.

© Adolf Wölfli

D'emblée, le lisant, on assiste au déploiement d'une syntaxe qui, tout en tenons et mortaises, propose une architecture mentale à la fois exigeante et excitante. Ici, le sens ne peut apparaître que si, lisant, on ne lâche rien tout en s'abandonnant, et c'est dans ce double mouvement accordéonien qu'opère la magie Lovay.

"Et je vivais tout entier dans la vie d'un de ces jours qui s'était lui-même évadé de la durée de tous les autres jours pour rejoindre ce matin-là où je n'étais pas réveillé par la lumière du matin mais où c'était moi qui réveillais la lumière pour lui demander de m'éclairer, pendant cette journée que je ressentais déjà comme une de mes journées innombrables d'employé à l'observation et aussi comme la toute première nouvelle journée où je pouvais envisager la possibilité d'un emploi qui durerait tant que je pourrais survivre aussi discrètement et secrètement que dans son insondable obscurité survivraient l'invérifiable identité et l'incontrôlable personnalité de mon invisible employeuse […]."

Nulle difficulté lexicale, nul chausse-trape syntaxique, pas d'entourloupe phonique – mais une simple et lente progression phrastique, à tendance rhizomique, donnant accès à une conscience ancrée dans une logique mentale unique. Lovay parvient ainsi, par cet échelonnement de la pensée, à créer un récit où l'anomal est la règle. En traitant les sensations aussi bien que les raisonnements comme des unités de langage qu'il convient de décaler et d'imbriquer, il crée un supra-réalisme où, si le sens peut sembler fracturé, les significations, elle, ne cessent de croître et proliférer, selon des rituels aussi précis que troublants.

Dans Chute d'un bourdon, tout est passible d'animation, d'âme, de chaleur. Sous ses allures de roman de formation (ou déformation), de par sa voix confessionnelle qui a quelque chose de beckettien (le verso dorée de L'innommable?), le texte propose un patient éblouissement de notre entendement. Lisez Lovay, et apprenez à respirer dans l'eau de ses phrases, vous verrez, vous muterez, muterez encore, muterez mieux.

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Jean-Marc Lovay, Chute d'un bourdon, éditions Zoé (2011)

mercredi 14 juin 2023

Les faits, rien que l'effet des faits


Dimanche soir:
je cherche un film à voir su la plateforme Mubi et tombe, parmi les propositions du jour, sur Goodtime, un film des frères Safdie, avec Robert Pattinson dans le rôle titre. Je ne connais pas ces réalisateurs. Avec Marion, on regarde le film.

Lundi soir: De passage à Paris, je dîne avec Arnaud H. Je lui parle du film. Il me conseille de regarder, des mêmes réalisateurs, Uncut Gems, disponible sur Netflix. Je lui dis que je le regarderai demain, une fois rentré à Bar.

Mardi matin: Je commence à lire Stella Maris, de Cormac McCarthy. C'est bizarre, car depuis deux-trois ans je ne lis plus de fictions (hormis les textes envoyés à Inculte et quelques classiques); j'ai le livre de McCarthy depuis plus de trois mois, je l'ai rapporté de Paris et ne l'ai pas encore intégré à mes rayonnages. Mais je vois qu'il s'agit d'un dialogue, pas juste d'une narration. Je commence à le lire.

Mardi midi: Je parle à Marion de Uncut Gems, qu'on pourra regarder le soir même. On google les deux frères Safdie. Je m'aperçois qu'un des deux frères joue dans le prochain film de Nolan, Oppenheimer, qui n'est pas encore sorti. Je reprends ma lecture de Stella Maris. Il y est question d'Oppenheimer, du projet Manhattan. Je m'aperçois que le film de Nolan est adapté d'une bio qui vient de paraître au cherche midi. Je la demande à mon attachée de presse – le sujet m'intéresse, en partie parce que j'ai écrit sur cette explosion dans un roman intitulé CosmoZ. L'après-midi, je travaille à une traduction, l'histoire de six astronautes en orbite autour de la Terre; je tombe sur des allusions à la bombe atomique, au projet Manhattan.

Mardi soir: On regarde Uncut Gems.

Mercredi matin: Avant de travailler sur ma traduction en cours, je consulte comme d'habitude le fil des actualités. Cormac McCarthy est mort. Il est mort la veille.

Stella Maris. Etoile de mer. Etoile de ciel. Astronautes. Catastrophes. Champignon atomique dans le ciel. Connections. Hasards. Fin.