mercredi 2 octobre 2024

Perec, l'ours et la vieille grille


Aujourd'hui paraissent trois nouveaux volumes de la collection Perec 53 lancée par les éditions de L'Oeil ébloui, collection qui comportera 53 textes écrits par 53 écrivain.e.s ou artistes, tous en lien avec l'œuvre de Georges Perec — au programme: un texte d'Anne Savelli intitulé Lier les lieux, élargir l'espace; un autre d'Antonin Crenn intitulé Terminus provisoire, et un troisième de l'auteur de ce blog, Une seule lettre vous manque, texte qui tourne autour de La Disparition et envisage ce roman comme un précis de traduction – et un passeport pour l'au-delà.

A l'occasion de cette triple parution, une rencontre aura lieu jeudi 10 octobre avec les auteur.e.s et l'éditeur. Toutes les infos sont données en dessous de la phrase que vous êtes en train de lire et qui doit s'interrompre afin que vous puissiez lire les infos données juste après sa fin nécessaire mais pas forcément obligatoire puisqu'on pourrait continuer et parler avec ardeur de l'entrepris folle de l'éditeur Thierry Bodin-Hullin, tout comme on aimerait vous reparler du magnifique Musée Marilyn de Savelli ou du passionnant L'épaisseur du trait de Crenn, le premier publié par mes soins aux éditions Inculte, et le second par Publie-net (et chroniqué à l'époque dans Le Monde des Livres par votre serviteur, comme quoi tout est dans tout et le reste dans Télémaque, comme disait mon professeur d'histoire de khâgne), mais l'important est que vous ayez toutes les infos pour vous rendre à cette rencontre, donc il est temps de mettre un point à cette phrase, ou du moins un tirer, ce qui est une façon de finir sans vraiment finir —



vendredi 13 septembre 2024

À la croisée des ondes claires : Viel et Barthes


C'est la rentrée littéraire. Raison de plus pour vous parler de Vivarium, de Tanguy Viel, paru en mars dernier, livre libre et subtilement bipolaire, qui laisse osciller la pensée entre les chemins de l'écriture et les couleurs de la ville, entre une réflexion sur la fabrique de la phrase et l'esprit en proie aux éléments (mer, pluie, rayon de soleil). D'une intelligence éprise de fragilité, la pensée de Viel se livre à des pas chassés avec la forme: l'heure n'est plus au récit, mais au récitatif, et l'auteur forge des images d'une magie impeccable, comme ce passage où le temps ployé se voit offrir une architecture:

"[…] on ne saurait non plus penser les jours sans leur voisinage immédiat, comme autant de voussoirs dont la courbure forme l'arc semainier sous lequel se tenir." (p.15)

Mais ce qui, d'emblée, a retenu mon attention en lisant ce livre, c'est sa parenté avec certains propos de Roland Barthes, tels qu'énoncés dans La préparation du roman, son dernier grand "livre". Une parenté, qu'on devine d'abord, en filigrane, en croisant les mots suivants: "qui ferait se tuiler sans cesse les ondes", "ce fondu des choses", "le respect du tremblé", "le grain des jours", "son étrange matité" – une façon sensible, quasi chimique, d'approcher le réel. Cette parenté, je l'entends également entre  ce que Viel écrit au début de Vivarium, juste après avoir cité T. S. Eliot, lequel parle "du milieu de la vie" comme point de bascule pour un écrivain:

"Voici donc qu'avec les années une forme plus pacifiée d'écriture se fait jour: effet de coups de boutoir donnés trente ans durant, ou bien destin biologique, l'urgence à narrer, parce que satisfaite en partie, tombe ou mollit. […] Je doute que ce soit sans heurts ni retours".

Certes, le mouvement envisagé par Barthes est inverse, puisqu'il songe à se lancer dans le fleuve du roman, mais l'idée d'un basculement "nel mezzo del cammin", était déjà la point d'entrée (et sans doute d'orgue) de La préparation du roman, ce cours magistralement orchestré où Barthes, après avoir justement cité l'incipit de Dante, offre la réflexion suivante:

" […] un moment vient où ce qu'on a fait, ce qu'on a écrit (les travaux et les pratiques passées) apparaît comme un matériau répété, c'est-à-dire comme un matériau ou une activité voué à la répétition et à la lassitude de la répétition."

Et plus loin, ceci:

"Changer, donner un contenu à la 'secousse' du milieu de la vie […]."

Si pour Barthes, la tentation est venue de bifurquer et d'aborder une forme autre que celle du réflexif, en partie suite à un deuil, pour Viel, il s'agit d'éprouver une écriture autre, qu'il qualifie dans un premier temps d'horizontale. Est-ce à dire une écriture assagie, en phase avec les travaux et les jours, confié à un déroulé soi-disant quiet? Vivarium témoigne pourtant non d'un aplanissement du dire, mais bien au contraire d'une autre façon de traiter la trame complexe du réel, une autre façon d'en rapporter et le mystère et la violence, qui n'est pas, dans son extrême liberté avec les formes, sans rappeler la prose d'un Gustave Roud. (Barthes et Roud sont par ailleurs cités dans le livre de Viel.)

Autant dire qu'on sera de plus en plus à l'affût de tout ce qu'écrira Viel maintenant qu'est franchi ce gué tout sauf rassurant.

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Tanguy Viel, Vivarium, Les éditions de Minuit, 18 €

Roland Barthes, La Préparation du roman, Cours au Collège de France (1978-1979 et 1979-1980), Editions du Seuil / Points Essais, 14,50€

mercredi 21 août 2024

L'absente de tout bouquet: l'ingénieux voyage au bout des nymphéas de Grégoire Bouillier

Y a-t-il une méthode Bouillier? Si oui, devrait-on s'en inquiéter? Ou devra-t-on s'en réjouir? Le fait est que, si méthode il y a, celle-ci est puissamment organique, délibérément décomplexée, rythmiquement implacable. Ça serait quoi, cette méthode? Prendre un "sujet" et lui tordre le cou? Lui faire rendre gorges? Epuiser le motif après l'avoir décliné à l'envi? Il y a un peu de tout ça dans la façon dont Bouillier s'empare d'un "sujet", sauf qu'ici le mot "sujet" peine à circonscrire ce qui est en jeu. Car les enjeux, précisément, n'ont rien de formels, et ledit sujet est tout sauf un sujet, plutôt un inquiétant dédale rhizomique, une plâtrée de strates mnésiques qui nécessitent une enquête, exigent une quête, à l'aune de la "chose mentale" explorée. Dans le cas du Syndrome de l'Orangerie, il s'agit des Nymphéas de Monet, à la fois les grands panneaux exposés à l'Orangerie, les fleurs aquatiques présentes à Giverny et l'incroyable nénupharisation de la vie psychique du peintre.

Tout part d'un séjour dans l'Hadès, ou plutôt à l'Orangerie, où Bouillier, loin de baigner dans la quiétude de la mare à Monet, éprouve une angoisse plus que latente. Il se rend également à Giverny, pour essayer de comprendre la raison de ce malaise ressenti. Et de préciser que cette expérience a été précédée d'une "visite" des camps d'Auschwitz-Birkenau – en naît alors un récit split-screen des deux "visites",  celle du domaine givernyen et celle du camp de la mort. Le parallèle est osé, et pourrait paraître indécent, mais c'est sans compter l'intelligence feuilletée de l'auteur qui en plus de mettre son enquête à rude épreuve, en éprouve tous les glissements, toutes les errances, les fautes et les failles – sa ténacité lui permet d'explorer toutes les "zones d'intérêt" relatives directement ou indirectement à son "sujet", et d'entraîner le lecteur dans un malestrom de supputations qui, s'il donne le vertige, fascine autant qu'éblouit.

On suit donc, comme en un live hanté par la mort, le parcours mouvementé – mouvement brownien… – d'une pensée à la fois se retournant sur elle-même – introspection – et fonçant telle la flèche de Zénon vers une cible encore inconnue – exploration. Forcément, ça cahote, tourbillonne, dérape, bondit, louvoie, enjambe, rapproche, ligature, démolit : la prose de Bouillier est un subtil mélange d'analyse à tiroirs et d'appels à la complicité, elle ne s'aveugle jamais de son sérieux et prend un malin plaisir à dialoguer avec elle-même: on s'auto-congratule puis on se moque de soi, on se commente, se corrige, se répète, s'exclame, s'interroge, etc. Il est question de Rackham le Rouge, d'Edgar Poe, de Clemenceau, des Tamagotchis, de la débâcle de la Seine, des boîtes Campbell, de James Bond, des Nazis qui n'ont pas tous disparu (loin de là). Il est surtout question de peinture, du chant des couleurs, des avatars de l'ombre, du mystère des formes. Tout ça est bien sûr affaire de vitesse, de rythme, scansion – il s'agit de ne jamais faire de sur-place, de ne pas finir en nymphéa, car peu à peu on devine, on comprend ce que "cachent" les nymphéas, ce que signifie leur extraordinaire et inquiétante prolifération, quel rapport a celle-ci avec certains pans de la vie de Monet.

Bouillier est, à sa façon, un enfant prodige (et un écrivain prodigue): il refuse de se contenter du réel tel qu'il se présente à lui (en livrée, pour ainsi dire) et préfère, en Don Quichotte averti, suivre son instinct jusque dans les Enfers

s'il le faut et s'aventurer en terres inconnues, fouler des sables mouvants. Comme dans ses précédents livres, la "méthode Bouillier" se révèle une formidable machine de guerre – pardon: d'amour ! – au service d'une quête, et ici cette quête a à voir, profondément avec un couple célèbre: l'art et la mort. On ira donc d'un musée à une prison en passant par un camp et un jardin, comme si on traversait une dangereuse Carte du Tendre où la passion, sans être christique pour autant, n'en est pas moins semée de stations de croix. De fleurs du mal, aussi.

Des nymphéas? Oui, mais un nymphéa est un nymphéa est un nymphéa — et on sait que cette répétition fait toute la différence. La manie spéculative de Bouillier est aussi généreuse que contagieuse, et sa "méthode" est avant tout une danse qu'on ne saurait lui refuser – sortez vos carnets de bal.

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Grégoire Bouillier, Le Syndrome de l'Orangerie, Flammarion, 22€

mardi 20 août 2024

Comment évoluer en eaux troubles quand on a les idées claires: Lambert et le "grand" écrivain


En 2009, Emmanuelle Lambert avait publié, aux éditions Les Impressions nouvelles, un court récit intitulé Mon grand écrivain, dans lequel elle racontait sa gestion des archives Robbe-Grillet ainsi que sa fréquentation du "grand" homme.  Quinze ans plus tard, elle revient sur cette expérience, mais bien sûr le regard a changé, la voix aussi – les temps, eux, ont entamé une salutaire pirouette. La vie littéraire a traversé des orages. On lit autrement, et surtout, on ne canonise plus autant, les boulets ont eu le temps de rougir, la poudre sert à autre chose qu'à masquer les défauts. Derrière le feu sacré, on sait désormais humer l'odeur du roussi.

Aucun respect – titre génial ! – n'est pas, loin de là (on s'en rend compte très vite), une réécriture amplifiée de Mon grand écrivain; c'est plutôt une réponse à ce livre, ou, pourrait-on dire, un "repons", car derrière la soliste Lambert s'agite désormais un chœur, celui des femmes qui ont appris à manquer de respect. Au premier abord, on croit un peu naïvement qu'il va s'agir d'un livre sur Robbe-Grillet, raconté par une femme qui l'a fréquenté et qui, très jeune, a dû creuser de troublants tunnels dans une œuvre qui, pour elle, a pris la forme monstrueuse d'archives. Bien sûr, on pourra jouer au jeu fastidieux du récit à clé, et ce n'est rien déflorer que de dire qu'il est question d'un institut qui s'appelle l'IMEC, même si Lambert ne le nomme jamais, pas plus qu'elle ne donne la véritable identité des protagonistes qui veillent à la marche de cet institut – ce délit de fiction, précisons-le, n'est pas là pour éviter les embrouilles juridiques: Aucun respect, s'il n'est pas un roman, joue la carte romanesque pour mieux universaliser certains rapports de forces qui, hélas, relèvent de l'universel, c'est-à-dire de la domination, et, s'il faut préciser, de la domination masculine.

C'est pourquoi Aucun respect est un livre piégé, comme son titre le laisse suggérer. Car il apparaît assez vite que le sujet du livre n'est pas le pape du Nouveau Roman, même si ce dernier reste ici une étoile qui refuse de s'éteindre. En fait, le livre de Lambert est comme un retable: on se dit qu'on va, une fois passés les prémices, une fois écartés les panneaux latéraux, accéder au portrait central, celui du grand écrivain – ah, enfin, des souvenirs, des anecdotes, des ombres qui parlent ! – mais très vite on comprend que le propos est tout autre (quoique le même…). Ce qui ici se joue, se joue dans les rabats, à savoir les expériences d'une femme, son parcours dans un monde peuplé d'hommes sûrs de leur pouvoir (que ce soit dans la rue, les dédales de l'institut ou les foyers).

Ce que nous propose Emmanuelle Lambert, qui après avoir traité trois grands "G" – Grillet Genet, Giono – s'est penchée récemment avec bonheur sur  un C – Colette – (on attend le D de Duras, le W de Wiitig, mais on sera sûrement surpris, puisque Lambert est imprévisible), c'est moins l'histoire d'une fréquentation littéraire que la radiographie d'un milieu masculin. D'un milieu qui se croit le centre. Ou plutôt, l'histoire frottée de ces deux plans: le plan critique et le plan éthique. De même qu'une jeune femme ne peut traverser la rue sans avoir à affronter les remarques et comportements des hommes, elle ne peut traverser le sanctuaire de la littérature sans affronter la tension sexuelle qui semble de tous temps attachée à la figure du grand écrivain, et à celle qu'endossent, en plus ou moins patients bourdons, ses thuriféraires.

Lire Aucun respect est revigorant (et forcément déstabilisant si on est un homme). Ce que l'on pourrait prendre pour des apartés, des digressions, des considérations, est en fait ici la chair vive du récit. Non,  ce n'est pas un album de souvenirs sur l'auteur des Gommes (encore un G !), mais un subtil récit d'apprentissage: comment évoluer en eaux troubles quand on a les idées claires, ou du moins quand on a envie de les garder telles. Il y a une histoire d'amour (avec un certain Axel), il y a les fantasmes, les pratiques SM, le sous-pull et les cactées d'Alain, les micmacs du Chef et  de Joseph, des amies, des trains, des photos, des hésitations, des frictions, de l'administratif – il y a surtout la traversée des suffisances. Celle effectuée par une femme à qui on ne la compte pas. Jamais dupe, Emmanuelle Lambert nous raconte ici bel et bien un puissant travail d'archiviste: mais il ne s'agit pas des archives Robbe-Grillet, il s'agit des archives du corps des femmes. Celles qui aboutissent à la réaction qu'on connaît: "on ne peut plus rien dire", cette fameuse saillie qui feint de s'ignorer réplique à l'irréversible "elles ont ouvert leurs gueules". 

Aucun respect est un livre léger: d'un pas alerte, il saute de mine en mine.

lundi 10 juin 2024

Manon au plus près du temps qu'on tisse


D'où vient la beauté, la convulsion d'un texte? De son rythme, qui est comme un sang pulsé ? De ses mots, soudain posés en poings ou caresses? De ses motifs, qui vont et viennent à la façon d'obsessions, de souvenirs, d'effusions, de rites? Le fait est que Signes des temps, le nouveau livre de Christophe Manon, a une façon bien à lui de nouer l'objectif à l'élégiaque, comme s'il s'agissait des deux facettes d'une douleur que rien ne peut enfouir. ni déchirer La phrase, ici, naît et meurt d'un même élan, pour toujours ressusciter.  Elle est tissu et rupture.  Ce qu'elle déploie, elle le froisse, mais dans les plis de ce froissé retentit autre chose. Ici, dans ce texte déchirant/déchiré, l'auteur nous apprend et dévoile des tresses émotives, qui sont comme les filaments ADN d'une vie que, peut-être nous avons vécue.

Il y a du passé, de l'inéffable, de l'empreinte. Et puis il y a cette scansion, au millimètre, qui permet au passé (rude, rural) de mordre le présent, bout de chair après bout de chair.  Ici, la phrase bégaie, mais comme on bêche la langue, dans l'infinie solitude des sillons autant que dans l'impossible croisée de leurs creusées. La phrase halète, fend, se repent, récidive. Ici, l'incantatoire n'est pas une loi d'airain, mais une fragile méthode du retenir. 

"Maintenant, seulement maintenant, cela vient seulement de commencer. J'étais en culottes courtes, l'avenir le monde étaient pleins de promesses, je savais jouer aux billes au cerceau à la balle et tout m'émerveillait, et me voici désemparé et comme touchant le fond, mais de quoi?"

Le "'je" qui parle n'est qu'un point sur une ligne brisée. Il porte l'ombre du passé et pousse le caillou de l'avenir. Seul, il parcourt un vaste cimetière, sait les tombes voraces, C'est un récit et c'est une traversée de paysages. Tout y a droit de cité, les bêtes, les larmes, la battue, les persiennes. Quelque chose qui nous échappe entraîne la phrase, une impulsion qui permet aux mots de claquer, de feutrer, de frôler – le sens, les dérives du sens.

L'anaphore, qui irrigue et tend, permet ici à qui lit d'entrer en lévitation. Sans cesse recommencé, le texte de Manon vous prend la voix et la force en une folle fluidité à revenir au monde et ses accrocs. On est dans un flux et on s'enivre d'aheurtements. 

"Cela devait arriver, oui c'est arrivé. D'un regard implorant. D'oublier tous les coups. Non ce n'est pas ma faute.A jouer à cache-cache. A point nommé. A tort ou à raison? A remuer ciel et terre. Et d'avoir le cœur gros. Le sang coulait à flots."

Rarement a-t-on la chance de lire un tel texte comme s'il vous siphonnait ce qu'on appelait autrefois l'âme et qu'on sait aujourd'hui être la vive et morte matière d'où nous venons, Le passé des funéraires instants de nous-mêmes. Ne lira-t-on qu'un texte en ce mois pourri de juin, que ce soit ces Signes des temps, qui remettent la mémoire en sont territoire de douleur. Et que lève, enfin, le pain perdu des révoltes.

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Christophe Manon, Signe des temps, héros-limite, 16 €


jeudi 16 mai 2024

Le gigot gigote, mais le pou ne se laisse pas caresser

« L’ÉLÉPHANT SE LAISSE CARESSER ; LE POU, NON », a écrit Lautréamont. Je pense qu’on peut ajouter le livre en cours à l’acarus sarcopte du père Ducasse. Oui, ce livre-pas-encore-livre dont on a cru, plan à l’appui, qu’il aurait l’obligeance de se plier à nos désirs d’écriture et nos velléités d’architecture. Pour lui, on a sillonné le champ des possibles, repéré des impasses, prévu des bifurcations, envisagé d’autres dénouements, histoire de lui laisser un peu de marge, une illusion de liberté, et ce afin qu’il s’ébroue insolemment telle un étalon de feu dans les vastes pâturages de notre fichier Word. Tu parles ! Ficelé, le gigot gigote. L’étalon détale. Le fichier s’en fiche. Il change de visage comme s’il prenait plaisir à tirer un trait sur les traits qu’on lui a tirés, le traître ! Après avoir constaté ce phénomène quasi météorologique à chaque livre, j’ai fini par me dire que le livre avait ses raisons que la raison de l’auteur ne connaît pas. A cela, je ne vois qu’une explication : nous concevons une structure pour ainsi dire mécanique, puis notre écriture, qui obéit à des forces nous échappant bien souvent, permet à cette mécanique de migrer peu à peu dans la sphère de l’organique. Le gigot s’anime. Et c’est tant mieux, car nous devons alors écouter ce que le livre veut nous dire, deviner l’endroit où il souhaite nous emmener. Si nous le forcions à aller de A à Z, il y a de grandes chances pour qu’il capitule avant la lettre Q (voir avant la lettre F). C’est ce que j’appelle, merci Sam Beckett, « rater mieux ». Plusieurs facteurs aident à ce déraillement. Ça peut venir des recherches nécessitées par le livre. On tombe en cours d’écriture sur des faits qui modifient la donne, des infos bien trop tentantes pour qu’on hésite longtemps à les inoculer dans le corps du manuscrit – on verra bien s’il nous fait une allergie !

Quand j’ai écrit Bunker Anatomie, j’ai voulu confronter deux regards, celui d’une Méduse moderne et celui d’un sniper. J’avais prévu de décrire leur affrontement sur une page (sic) de Normandie. Une fois les chapitres écrits, j’ai voulu passer à cette bataille oculaire, qui aurait été un grand moment de battements de cils et de rétrécissement de pupilles, façon Sergio Leone. Tu parles (bis) ! Le livre avait d’autres intentions, d’autres tours dans son sac. Je me suis retrouvé à écrire une sorte de long monologue extérieur dans lequel s’électrisaient, se repoussaient, se frottaient toutes sortes d’éléments.

Quand j’ai écrit La Maison indigène, je voulais explorer un pan de mon passé laissé en rade, visiter une maison construite par mon grand-père. Résultat : le livre m’a conduit aux portes mêmes du père mort. Merci, vraiment, je n’en demandais pas tant.

J’adore concevoir des plans tarabiscotés pour le livre en cours. Mais je l’entends grincer, un peu comme un trop blanc glacier (pensez banquise, pas le type dans son camion). Il veut aller se faire écrire ailleurs, autrement. Il veut quoi ? Ma peau trouée ? Tant mieux, il l’aura.

mardi 9 avril 2024

Ourler d'un noir moins profond: redécouverte d'Arseguel


Comment ne pas saluer ici le travail des éditions Mettray qui viennent de publier le premier volume des œuvres de Gérard Arseguel (1938-2020) ? Un auteur discret, qui, à part en ce qui concerne son premier livre, Décharges (éd. Bourgois) et Portrait du cœur sous les nuages (Flammarion, Poésie), n'aura publié que chez des éditeurs discrets, encourant ainsi le risque de passer sous les radars de notre curiosité bien souvent trop volatile. Pourtant, à le lire (ou le relire), on est frappé par la puissance fractale de sa prosodie, capable à la fois de développements syntaxiques dignes de Breton et de foudroiements, de concassages rappelant Artaud. Le fait est qu'Arseguel a plusieurs langues, plusieurs régimes de langue, qu'il n'hésite pas à machiner. 

Publié, on l'a dit, la première fois par Bourgois, sous la houlette d'Alain Coulange, poète lui aussi un peu oublié, avec lequel il partage cette appétence pour le texte délivré de ses sources (il suffit de lire La mort toute et Comme un cadavre malmené, par exemple, deux titres de Coulange parus chez Flammarion deux et trois ans après Décharge, pour sentir la sympathie qui rapproche leurs œuvres), Décharges joue sur plusieurs tableaux, non seulement ceux de Tapiès, mais ceux, disparus, d'un texte qu'il s'impose de recommencer, texte qu'on lui aurait volé et qu'il tente de ressusciter par un nouveau geste d'écriture. Et si c'est fragmenté que réapparaît ce texte, c'est aussi, et surtout, du fait de l'intérêt que porte Arseguel au fragment, au débris, au déchet, à tout ce qui, morcelé, refuse de raviver un tout falsifié.

Ce goût, ou plutôt cet impératif du fractionnement, autorise les décrochements, et permet d'alterner les longues séquences réflexives (ou descriptives) et les éclaboussures verbales. Soit:

"De cette écriture appliquée et presque morte ou bien seulement lasse et lisse, qui a besoin de mouvements mais circonspects et cérémonieux, de crochets, de parenthèses parce qu'elle ne saisit plus rien que la labilité de tout […]"

Soit:

"plié dans la minceur schisteuse / d'une poussière / couché dans le sarcophage d'une / ombre / voix blanche / dé / composée"

C'est qu'Arseguel travaille en chiffonnier, et du crochet de sa langue arrache au réel des tessons, des bribes, tout ce qui, quoique cassé, accroche encore l'œil. Ainsi, l'intime, le souvenir, les proches peuvent, à leur façon décousue, passer dans les textes tels des fétiches en partie effacés par le temps. D'où un fil rouge et poignant qui traverse ces textes divers, tous travaillés par une parole menacée:

"Parler n'est donc pas éclairer comme on le croit souvent, ou du moins pas seulement, c'est faire chemin avec l'obscurité, c'est ourler d'un noir moins profond le deuil d'une origine qui sans fin recommence, séduisante et épouvantable, ou l'inverse, dans une proportion jamais stabilisée." (in Ce que parler veut dire)

Avec ce premier volume de plus de cinq cent cinquante pages, on peut désormais traverser l'archipel-Arseguel, qui aurait toute sa place dans un panthéon barbare aux côté de Mathieu Bénézet et d'Onuma Nemon.

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Gérard Arseguel, Œuvres 1957-1987, METTRAY éditions, 30€

mercredi 3 avril 2024

Retourner les morts: Marczewski en état de grâce


Quand Cécile
, de Philippe Marczewski, aurait pu s'appeler À coté de Cécile, puisque le narrateur oscille tout au long du livre entre deux pôles en apparence contradictoires: d'une part, il sent que, du vivant de cette femme, il est passé à côté d'elle, n'a fait sans doute que la côtoyer, n'appréhendant qu'imparfaitement sa forme, n'osant pas ou ne parvenant pas à une connaissance des gouffres de Cécile; mais la mort de Cécile va le contraindre – l'inviter? – à d'abord côtoyer son souvenir, puis son fantôme, ou son double. A la suivre, autrement dit à devenir le disciple fiévreux d'une figure quasi nervalienne, fantôme lui-même, asservi à des souvenirs imparfaits, prisonnier d'une quête impossible, comme s'il n'avait d'autre choix que de franchir des portes de corne et d'ivoire pour, au mépris du deuil, approcher le soleil noir de la disparition.

Quand Cécile s'intitule ainsi car ce sont les deux premiers mots du texte, un texte composé, au sens musical, de phrases que seules scandent des virgules – le point final n'ayant droit d'imposer sa loi qu'à la toute fin. Il est donc question d'une jeune femme, Cécile, fréquentée au temps de la jeunesse folle, puis perdue de vue, et dont la mémoire est ravivée par sa mort brutale. Le sentiment de perte que sa mort inflige au narrateur va pousser ce dernier à devenir une sorte d'Orphée insensé, un Orphée qui ne sait que se retourner, ne veut que se retourner. Il lui faut retrouver Cécile, que ce soit dans le brouillard des souvenirs ou l'illusion de retrouvailles, illusion que va nourrir sa vision d'une femme ressemblant en tous points à Cécile. J'ai dit Orphée, mais on pense évidemment au Scottie de Hitchcock, qui dans Vertigo se raccroche à une ressemblance pour survivre à la perte de l'être aimé, même si l'auteur se défend d'avoir eu ce modèle en tête pendant l'écriture du livre.

La beauté poignante et incandescente de ce livre, qui semble flotter loin de ses congénères telle une comète hagarde refusant d'imploser, est sensible à chaque page, qu'il s'agisse de la tentative de reconstitution de la figure réelle de Cécile ou des efforts pour l'imaginer encore vivante. Ici, le déni, le refus du deuil – un refus qui est peut-être, à sa façon fantasmatique, le plus bel hommage d'un vivant à un être disparu – se traduit par une dérive élégiaque, une farouche mélopée, où ce qui est pleuré n'est autre que l'infini des possibles lié à chaque être:

"[…] à vingt-sept ans rien n'a vraiment commencé, la plupart du temps on balbutie, qui sait ce que Cécile aurait fait de sa vie, les mille chemins qui s'ouvraient à elle ? avec le temps il en viendra à penser que, si la mort de Cécile avait mis un terme à sa vie, elle avait aussi mis fin à toutes ses vies possibles, ainsi la mort de Cécile n'était pas une seule mort mais mille morts, mille morts valant pour mille vies vécues, rien ou presque n'aurait été impossible, et il imagine souvent les vies de Cécile comme des albums de photographies jamais développées […]"

Loin d'être un livre sombre et malgré l'ombre douloureuse qui irrigue ce lamento, Quand Cécile est peut-être, à sa façon têtue, rebelle, folle, un livre de résistance, et surtout la résistance d'un livre, la nécessité de sa parade face aux coups de poing de l'oubli. Etymologiquement, on suppose que le prénom Cécile vient de Caecilius, du nom d'une sainte, Caecula, lui-même dérivé de son diminutif, caeculus, qui signifie myope, voire aveugle. Or c'est précisément contre l'insupportable cécité des morts que se dresse le narrateur, et l'écrivain, qui par son regard, devenu phrasé, s'obstine à vouloir rendre visible l'invisible, à faire réapparaitre ce qui a disparu.

Quand Cécile, loin d'accumuler les phrases, les enchaîne, au sens littéral, en un fascinant travail de tissage, en accord avec le labeur même de la mémoire:

"[…] il se dit qu'il faudra être très prudent et à tout prix faire en sorte qu'elle ne se rende pas compte de la filature et comme il attend sur le banc en face de l'immeuble il se dit qu'il est étrange que le mot filature désigne à la fois l'acte de suivre quelqu'un comme il s'apprête à le faire et celui de la transformation des fibres en fil, c'est pourtant bien ce que je fais se dit-il, je cherche à refaire de quelques fibres éparses le fil d'une existence, un fil solide qu'aucun avion n'aurait pu rompre dans sa chute, aucun feu consumer, un fil que rien n'aurait usé prématurément, qu'il suffirait alors de tirer pour que Cécile sorte de sa cachette et existe à nouveau […]

Si l'oubli absolu est bel et bien un risque, comme le souligne Blanchot en exergue, alors le livre de Marczewski a pris ce risque et l'a retourné magnifiquement, relevant ainsi cet impossible défi: retourner les morts pour relancer la donne fragile du vif.

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Philippe Marczewski, Quand Cécile, éditions du Seuil, 17,50€


vendredi 29 mars 2024

Rimbaud-photo


Une photo inédite de Rimbaud? Shazam ! Nous voilà aussitôt pris entre divers sentiments: la surprise, ou l'étonnement, ou la joie, voire l'indifférence, mais aussi le doute (est-ce bien lui? comment s'en assurer?). Faut-il y croire ou ne pas y croire? On le voit bien, c'est une pure question de foi. Nous sommes tellement habitués aux photos, et au fait qu'elles ne disent pas forcément la vérité mais semblent néanmoins la proclamer, qu'il nous est impossible, voire inutile, d'aller au-delà des apparences. A quoi bon traverser la surface de cette photo? Il nous suffit de décréter que oui, c'est bien Rimbaud que nous voyons, puisque nous ne connaissons qu'à peine son visage, à travers d'imprécises photos et la peinture. Comme pour Lautréamont, nous sommes depuis longtemps frustrés de sa personne, pour la bonne raison que la photo existe à leur époque (on n'est pas frustrés de ne pas connaître le vrai visage de Homère). Nous avons l'œuvre et il nous manque l'homme, l'homme concret. Qu'importe alors que cette photo nouvellement découverte soit celle de Rimbaud ou de quelqu'un lui ressemblant, comme on a pu le lire. Qu'est-ce que ressembler à quelqu'un dont on ignore quasiment le visage? Et si l'on finit par prouver que c'est bien lui, Rimbaud, qu'est-ce que ça changera? Si l'on apprend que ce n'est pas lui, qu'est-ce que ça changera, là encore? 

En fait, l'apparition de cette photo relève essentiellement de… l'apparition. Près d'un siècle et demi après la disparition de la réalité-Rimbaud, seul un fantôme peut encore endosser sa forme. Car nous savons très bien que si demain nous découvrions un album contenant mille photos de Rimbaud, nous ne serions pas plus proches de lui. Mais une apparition, elle, non seulement fait appel à la foi mais relève également du miracle. Ce qui nous fascine dans le surgissement de cette image lointaine, c'est son caractère improbable, donc miraculeux. Comme si le poète lui-même avait traversé les décennies pour venir faire signe? Mais signe de quoi? Qu'il avait bel et bien forme humaine, visage humain? Là encore, on comprend que la quasi absence de représentation opère comme une forme de "défiguration". La sur-médiatisation des visages des écrivains depuis l'invention de la photo ont rendue encore plus frustrante cette sensation de défiguration. Nous avions l'ange mais il nous manquait sa gueule.

Le je-Rimbaud de la photo est-il un autre? La faute au violon si jamais il fût bois.


mardi 26 mars 2024

Sisyphe ou rien




Il se trouve que j'ai publié, en tant qu'éditeur des éditions Inculte, un texte de Donatien Leroy, intitulé Sisyphe. Un geste simple, pour mettre en lumière un texte qui me semble mériter plus qu'une attention, un texte qui pour aller dans le sens d'une éprouvante radicalité, me semble pour une fois avoir sa place dans le fragile panthéon des textes qui agitent la langue et dévient nos façons de lire, un texte qui trouble, dérange, déplace. Ce qu'est censée faire la littérature. Ce qu'a fait, en mon sens, le magnifique Musée Marilyn, d'Anne Savelli.

Et alors, me direz-vous? ? Ne sommes-nous pas abreuvés de livres supposés faire bouger les lignes? Non. Depuis des années, plus rien ne se passe qui nous bouleverse. De très bons livres apparaissent, puis disparaissent, et seule la poésie semble avoir repris le défi de la langue déprise. Nous avons soif d'ouvrages bouleversants. De livres qui telles des briques laissent un semblant d'empreintes sur le fragile ciment de nos vies. Sisyphe, je crois, fais partie de ces livres qui prend tous les risques à notre place.

Il ne plaira forcément à tout le monde. Il est aride et rude comme nos vies au lever du jour, mais explose lentement au fil des sept jours qu'il ose décompter. Il a l'air de chier notre quotidien, brosse à dents après sortie de poubelle, mas le sujet est vite celui de la mort d'un père qui bouleverse l'intime calendrier d'un être – et quand vous le lirez, une fois passée la sensation d'être l'éternel vous-même de votre agenda, vous vivrez l'errance absolue d'un fils amputé de père  —

Libraire, lecteur, critique: bouge, enfin bouge! Ce livre ne se raconte pas ? Et alors?  Crois-tu que j'ai à cœur de te rendre la vie facile ? Lis. Entre. Pénètre et ressors. Tant de livres vivent sans toi. Celui-ci  a besoin de toi, car nous voilà rendus en des temps où la littérature isolée immense inflexible attend de toi autre chose qu'un simple coup de cœur. 

L'écrivain est-il un intermittent comme les autres ?

© Voutch

Certaines voix se sont élevées pour demander à ce que le statut d'auteur bénéficie des mêmes avantages que les intermittents du spectacle, et ma foi, pouvoir bénéficier d'un congé maladie, d'un congé maternité ou paternité, d'un chômage d'un an et demi, etc., cela peut faire rêver. Mais comment s'y prendre? Imaginez la personne de Pôle Emploi – pardon, de France Travail – vous passer un petit coup de fil. Imaginez juste.




– Bonjour. Je voulais faire avec vous un petit bilan. Où en êtes-vous en matière de recherche d'emploi.

– Eh bien, j'écris en ce moment.

– Super. Combien touchez-vous actuellement pour ce travail?

– Rien. Je ne serai payé que lorsque je rendrai mon manuscrit.

– Combien allez-vous toucher?

– Je sais pas. Deux mille euros max.

– Et quand comptez-vous le rendre?

– Je ne sais pas. Dans cinq mois ou dans dix ans ou jamais.

– Je vois. Que diriez-vous d'une formation?

– Pour faire quoi?

– Nous avons une formation intitulée "Le suicide pour les Nuls."

Autre hypothèse:

– Bonjour. Je voulais faire avec vous un petit bilan. Où en êtes-vous en matière de recherche d'emploi.

– Je n'écris rien. Je suis bloqué.

– Donc vous ne travaillez pas?

– Euh si, mais je suis bloqué.

– Vous êtes bloqué pour combien de temps?

– Je ne sais pas. Cinq mois ou dix ans ou toujours

– Je vois. Que diriez-vous d'une formation?

– Pour faire quoi?

– Nous avons une formation intitulée "La fin de vie pour les Nuls."


Bref. Je pense qu'il ne va pas être facile de fignoler des critères pour les auteurs ayant droit à tous ces droits auxquels ils n'ont pas droit. Un écrivain n'est pas un intermittent. Il est un plein temps abonné à la jachère, au mieux. Et quel rapport entre Claude Simon et l'auteur de "Traiter ses hémorroïdes par le mépris"? Quel rapport entre Laura Vazquez et Thomas Vinau? Entre Bernard Collin et un auteur d'un livre de coaching sur la win-win? Faudra-t-il avoir déjà publié? Avoir du succès de merde? Être plus Minuit que Grasset? Avoir eu des bourses du CNL ou pas? Etre résident systématique ou juste au RSA? Avoir été traduit en coréen pour deux cent cinquante euros ou adapté par Disney?  Combien de livres ? Quels tirages? Quelles ventes? Quel pilon?  Un auteur confirmé à succès aura-t-il le droit au chômage (et pourra-t-il écrire pendant qu'il est au chômage?). Un auteur qui vend peu (la majorité) aura-t-il droit de prendre un congé maladie s'il se foule les deux index? Faut-il avoir eu ou pas le Goncourt? Dois-je prouver que j'écris? Puis-je refiler les factures des dizaines de livres que j'ai achetés pour mener à bien des recherches qui n'ont mené à rien ? 

Personnellement, je veux bien percevoir toutes ces belles et bonnes choses que sont les avantages des intermittents (qui en chient, soyons clairs, et dont le statut est sans cesse menacé), mais que puis-je répondre à à un conseiller france-travail qui aura du mal à comprendre que quand je n'écris pas j'écris quand même? Comment lui expliquer que je veux toucher le chômage pour pouvoir exercer mon métier qui n'en est pas un? Comment lui expliquer que je fais travailler indirectement des milliers de gens mais ne touche qu'1% de ce qu'il me faut plusieurs années pour produire? Comment lui faire comprendre que je ne sais pas à l'avance si je vais pouvoir aller jusqu'au bout de mon livre? Comment lui expliquer que je peux passer dix ans sur un livre qui me rapportera dix euros? Je manque, comment dire, d'arguments. Et faut-il que france-emploi prenne en considération la qualité de ce qu'on écrit? La qualité?!!! Pitié. Autant faire croire qu'on est une star du porno parce qu'on aime quelqu'un.

Je pourrai toujours expliquer à la personne de france-travail que j'ai dû écrire en gros dans ma vie deux milliards de signes (chaque signe tapé au moins dix fois, effacé, retapé) et traduit grosso modo soixante milliards de signes, je doute que ça me donne le droit à deux jours de congé à Aubervilliers sous la pluie un dimanche férié. Pourtant, il faut imaginer un doigt se poser plus de soixante milliards de fois sur une petite touche d'ordinateur pour avoir des frissons, non? Non. Ah bon. Et je passe sous silence ce qui motive la répétition de ce geste, qui ne regarde sûrement par france-travail (bon qu'à ça etc, faut bien croûter.). Vous l'aurez compris, je suis optimiste mais pas au point de penser que la société me doit quoi que ce soit. Mais ne vous inquiétez pas pour moi. J'ai tout investi dans l'achat d'ordinateurs qui m'aident à continuer de n'avoir aucun droit.

Résumons. Voilà, c'est fait. Bonne chance. 

mercredi 28 février 2024

Mačko Dràgàn : un cocktail tout sauf mondain


Partons du principe, sans doute biaisé, qu'on sait ce qu'est la littérature. Rajoutons le fait qu'on a une idée assez précise de ce qu'est et de ce que peut faire un cocktail Molotov. Imaginez maintenant qu'il existe une littérature-molotov. Ça demande évidemment quelques éclaircissements, et c'est à quoi s'emploie Mačko Dràgàn dans son pimpant ouvrage Abrégé de littérature-molotov. Armé de ses goûts et dégoûts, las de la fiction française, déçu par Edouard Louis mais encore sous le choc de The Wire, l'auteur débute son essai en tirant à boulets rouges (ou plutôt noirs, car il est punk à chat, dixit lui-même) sur ses contemporains à plume qui ne songent qu'à vendre et sourire à la caméra (pas faux). On a plutôt envie de le suivre dans ce dézingage en règle, surtout quand il écrit: "La littérature peut ne pas être consensuelle, verbeuse et chiante", d'autant plus que ses prédilections nous sont souvent proches. Et qu'il se paie le luxe de revisiter l'histoire littéraire depuis Dada, bien décidé à dénicher l'instant-T où les forces subversives ont lâché l'affaire, remplacées par des avant-gardes selon lui opportunistes qui, en fait, se sont contentées de remplir le cahier des charges bourgeoises.

N'allez pas croire qu'il s'agit d'un brûlot de plus, des vaines cascades d'un agité du bocal. Mačko Dràgàn sait de quoi il parle et comment en parler. Ses pages sur Walter Benjamin font mouche, et sa vision désenchantée des beatniks n'est pas sans pertinence. S'il suit un chemin bien précis, non sans s'accrocher à un darwinisme discutable, son approche de la pop-culture et du post-moderne, largement appuyée sur le travail de Perry Anderson, remporte l'adhésion. Mais on peine parfois à emboîter le pas boiteux de sa réflexion, qui fait se succéder, comme dans un passage de relais, Dada, les surréalistes, les beats, les post-modernes, les punks (dont le cyberpunk serait l'émanation SF – pas si sûr…), puis… bah, quoi? Perec, auquel il consacre des pages magistrales (l'auteur ne doit pas aimer ce terme, mais comme il nous a prévenus que son livre était issu de deux mémoires de master, ma foi…). Vian avec son Automne à Pékin (là encore on se réjouit de voir cet ouvrage décortiqué aussi finement). Et Queneau, qu'il remet à sa place rare, celle d'un discret dynamiteur.

Après, c'est la désillusion. "La contre-révolution littéraire qui mènera à la prise de pouvoir d'une petite bourgeoisie prétentieuse soutenue par un marketing littéraire intensif commence, selon moi, avec des choses écrites que plus personne ne lit et pompeusement nommées le Nouveau Roman." Choses auxquelles succède une autre arnaque, selon Mačko Dràgàn, à savoir l'aventure Tel Quel. Soit. Pourquoi pas. Mais, comme l'auteur sait consacrer des dizaines de pages éclairées et lumineuses à l'œuvre de Bolaño, ou de Rodrigo Fresan, on est forcé de déplorer qu'il ait jeté le bébé du corpus Nouveau Roman avec l'eau du bain du mouvement Nouveau Roman. Pourquoi ne pas avoir consacré des pages précises aux livres de Claude Simon, Butor, Robbe-Grillet. Certes, il les trouve chiantissimes, mais encore? Qu'il y ait eu effort de marketing de la part de l'auteur des Gommes, personne ne songe à le nier. Mais il reste des livres. La Route des Flandres. Mobile. La Jalousie. Et surtout, en dehors ou proche de ces avant-gardes que l'auteur matraque plaisamment, il y a d'autres livres qui, il me semble, auraient mérité sa plume acide ou aimante. Je pense à Pierre Guyotat. A Mathieu Bénézet. Tarkos. Levé. Annie Le Brun. Yves Pagès. Savitzkaya. Demangeot. Anne Malaprade. La liste est longue si l'on cherche d'autres agents dynamiteurs.



C'était peut-être trop demander, et il faut reconnaître que Mačko Dràgàn sait faire amende honorable et déplorer n'avoir parlé que d'auteurs masculins, et de consacrer, dans la foulée de cet aveu un chapitre plus que nécessaire à toute une littérature, celle, drapeau noir oblige, des "pétroleuses". En vrac, mais à propos : Woolf, Nancy Huston, Alejandra Pizarnik, Monique Wittig, Wendy Delorme, Virginie Despentes, etc. Bref, on suit l'auteur comme on peut, on sourit à ses détestations, ses jugements à l'emporte-pièce, ses coups de grisou, ses envolées, ses retombées. On ne boude pas sa provo, la saveur agit-prop qui irrigue ses chapitres. L'ampleur assez vertigineuse de ses références est un atout majeur. La pertinence de ses oukazes séduit. Sa mauvaise foi possède un charmé indubitable. Ses fouilles transversales sont impressionnantes. Ses angles morts révélateurs.

On l'aura compris: cet "abrégé" n'abrège en rien notre vision de la littérature, bien au contraire, il la réveille, la secoue, la relance sur le terrain nouveau d'autres possibles. Ne le contournez pas.

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Mačko Dràgàn, Abrégé de littérature-molotov, éditions Terre de Feu, 17 €