vendredi 22 septembre 2023

Proust familier : du côté de Murat


S'il est bien un livre sur Proust et sur La Recherche qui mérite ces derniers temps, parmi la pléthore de publications consacrées à cet auteur, qu'on s'y attarde, c'est bien Proust, roman familial, de Laure Murat, et ce pour plusieurs raisons (au moins vingt par pages), dont les moindres ne sont pas les suivantes: Tout d'abord, l'auteure bat en brèche quelques idées reçues: non, La Recherche n'est pas une description fascinée de l'aristocratie, car elle ne cesse de lever le voile sur sa vulgarité et son ignorance, ses raideurs et ses faux plis; non, La Recherche n'est pas une montagne inaccessible, cent trente heures de lecture ne sont pas le bout du monde, et c'est plus la glose qui entoure Proust qui effraie que l'œuvre elle-même; non, tous les personnages de La Recherche n'ont pas tous un nom imaginaire; et non la littérature n'est pas la vie: c'est la vraie vie.

Cette dernière assertion – qu'on doit à Proust – résonne fort après avoir lu le livre de Laure Murat, car non seulement elle sait de quoi elle parle (elle a lu Proust avec fièvre et finesse), mais elle sait aussi d'où elle vient, à savoir du monde même qu'a décrit Proust dans son grand œuvre. Un monde qu'elle a laissé derrière elle, violemment, en même temps que sa famille et ses privilèges, mais dont elle a gardé en filigrane, en palimpseste, dans sa mémoire, une multitude de souvenirs et de sensations qui rendent sa lecture de La Recherche plus que précieuse. Plutôt que d'épiloguer sur une histoire de transfuge de classe – puisque passer de la noblesse d'Empire à l'amour de la littérature est une opération un peu plus complexe et particulière –, on préférera souligner l'architecture du livre de Laure Murat qui donne l'impression de se promener dans un vaste château (elle-même déploie cette image), où certaines pièces sont décorées par Proust mais commentées par d'autres (ceux qui l'aiment, ceux qui n'aiment pas s'y reconnaître), et d'autres habitées par les spectres à particule que le jeune Marcel admira un temps avant de les poudrer de toiles d'araignée.

L'incessant chassé-croisé entre anecdotes réelles et textes de Proust, entre souvenirs personnels et situations proustiennes, le dialogue tantôt drôle, tantôt poignant, entre la jeunesse de l'auteure et les méandres de La Recherche étoffent d'une vibration supplémentaire notre perception de cette dernière. Oreille absolue, œil impitoyable: Proust, ainsi que nous le rappelle Laure Murat qui entendit et vit, enfant, des saillies et des scènes ayant souvent leur contrepoint dans la partition à la fois rapportée et réorchestrée par celui-ci, s'est voulu sismographe d'une époque et d'un milieu dont il devinait, sous les vrais ors et la fausse insouciance, l'empire grandissant des ruines.

Laure Murat se penche également sur la question sexuelle dans La Recherche, et grâce à d'imprévues découvertes dans les archives de la Police, nous aide à porter un regard neuf sur qui fait quoi, comment, et peut-être pourquoi, dès lors que la maison n'est plus de maître mais close. Car c'est bien souvent de cela qu'il s'agit, dans La Recherche, nous dit-elle: une histoire de genre et de domination, et non pas juste "trop de duchesses" comme l'ont cru autrefois certains premiers lecteurs. Et c'est pourquoi l'auteure, en s'affirmant hors et face à sa caste, en vivant sa sexualité hors le palais de verre de l'hypocrisie aristocratique, peut affirmer, à la fin de son livre, que "Proust l'a sauvée". 

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Laure Murat, Proust, roman familial, Robert Laffont 20€

jeudi 14 septembre 2023

Camus en mille Meursault

 


Certains écrivains ont une réputation, d'autres quasiment une aura, alimentée non par la lecture ou l'étude de leurs textes, mais par le fantasme qu'on s'en fait en fonction d'intérêts propres. Une fois adoptés par le plus grand nombre, ils voient leur pensée se diluer dans le premier système venu, dès lors qu'ils peuvent servir à neutraliser d'autres écrivains. Ainsi en va-t-il de Camus, chantre supposé de l'humanisme sous la bannière duquel n'hésitent pas se rallier des individus aux intérêts divers, mais aux antipathies commune (l'une d'elle ayant le nom de Sartre). Tout le mérite du livre d'Olivier Gloag – Oublier Camus – est de remettre les pendules à l'heure sur l'auteur de La Peste, et de pointer les contre-sens des petits maîtres horlogers qui prennent ce denier pour patron:

"Les champs littéraire, politique et culturel, dans un unanimisme rare, s'appliquent à faire de Camus un saint laïc, un humaniste, un philosophe, un militant anticolonialiste, un résistant de la première heure, un homme épris de justice et opposé à la peine de mort, un grand écrivain. Cette vision – au sens premier du terme – s'accorde avec une France qui tient à faire oublier son passé impérial et à ignorer son présent néocolonial." (p.17)

Gloag ne cherche pas à "dézinguer" la statue-Camus – aucun ressentiment ni aigreur dans sa démarche. S'il tance qui que ce soit, ce sont plutôt ces thuriféraires roublards qui, à l'encontre des écrits de Camus, l'attifent d'un blanc virginal, ô combien bienvenu dès lors qu'il s'agit de masquer certaines souillures historiques. Il était temps, en effet, d'aller au-delà d'une admiration justifiée pour l'œuvre et de pointer certaines failles de l'humanisme camusien. On a beaucoup – ou pas assez? – glosé sur le fait que dans L'Etranger aucun Arabe n'est désigné par son nom, ainsi que sur l'absence totale d'Arabes dans La Peste, mais en revanche on a fort peu, je crois, souligné cet autre fait qu'est la condamnation à mort de Meursault, condamnation qui dans la réalité coloniale aurait eu peu de chance d'être prononcée, les meurtres d'Arabes par des colons étant alors monnaie courante et quasiment jamais sanctionnés par la justice française.

Gloag, bien sûr, ne s'en tient pas à une lecture des œuvres littéraires de Camus, il s'attarde également sur ses déclarations et prises (ou absences de prises) de position, notamment concernant les massacres de Sétif ou le sort réservé aux membres du FLN, ainsi que sur des sujets comme la peine de mort. Souvent flottant, parfois embarrassé, Camus n'est pas cet être entier dévolu aux justes et bonnes causes que d'aucuns, comme Onfray par exemple, expert en contre-vérités, voudraient nous faire croire. Le seul fait de jouer l'atout Camus contre le joker Sartre en dit long sur les raisons d'aimer saint Albert. Et le torrent critique énamouré qui a suivi la publication de la correspondance Camus-Casarès est révélateur lui aussi d'un propice aveuglement: les lettres de Camus à Casarès seraient de parfaites stations de croix de la passion amoureuse, alors qu'en les lisant apparaît clairement un Camus jaloux, égocentré, plaintif.

Gloag ne cherche pas, on l'a dit, à diminuer Camus à nos yeux, seulement à rappeler quelle fut sa place, et quelles ses postures au cours de ces fragiles décennies pendant lesquelles il fut amené à élaborer un discours, puis un silence, sur le drame algérien. C'est moins son œuvre – disponible à qui sait lire – que la réception de celle-ci qui est éloquente, réception allant jusqu'au merchandising. Adoubé par Macron ou Onfray sous prétexte d'humanisme universaliste, Camus est devenu, au fil des ans et des bacs, un faire-valoir, au lieu de rester cet écrivain pétri d'ambiguïtés, qui, à l'inverse d'un Sénac ou d'un Sartre, refusa de dénoncer clairement le colonialisme français. C'était lui rendre justice que de l'extirper des griffes molles de ses douteux laudateurs.

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Oliver Gloag, Oublier Camus, La Fabrique éditions, 15 euros


lundi 4 septembre 2023

Le temps des trépigneurs: Yves Pagès, libre roue


Les idées fixes ont-elles vocation à faire du sur-place? Le progrès aime-t-il à mouliner? Tourner en rond permet-il d'avancer? Ces questions, qui semblent tout droit sorties de l'esprit d'un moderne savant Cosinus, on les croisera dans Les Chaînes sans fin, ou l'incroyable et véridique Histoire illustrée du tapis roulant d'Yves Pagès, arpentage fouillé et quasi exhaustif d'un motif qui pourrait fort bien se révéler une des clés du soi-disant progrès à l'ère capitaliste.

Tapis magique réservé à l'homme domestiqué, manège à hamster générant sa propre force motrice, escalier se mangeant la queue en mode ouroboros, le plan à la fois stationnaire et mobile qu'est le tapis roulant devient, sous la plume aussi facétieuse qu'exégétique de l'auteur, un tremplin théorique menant à toutes sortes de bonds pratiques. Non pas prétexte à une relecture mécaniciste de l'histoire industrielle, mais véritable point névralgique de forces coïncidentes, autrement dit: comment transformer l'idée lunaire de mouvement perpétuel en praxis rotative (et mettre au pas les agités).

De quelle volonté d'asservissement le tapis roulant est-il le nom? Pagès passe en revue et fait défiler ses innombrables avatars, depuis le manège à tabler sans fin d'Emeric Lexis-Détève jusqu'au tapis de course des salles de fitness, en passant par la trépigneuse agricole, l'hippodrome stationnaire, la cage d'écureuil, l'escalier éternel, le moulin disciplinaire, le trottoir roulant, la bande transporteuse, la ligne d'assemblage, etc. Le livre de Pagès pourrait à première vue s'apparenter, motif oblige, à un diabolique rolodex donnant à voir, en un effeuillage systématique et vertigineux, toutes les variantes industrielles, ludiques, punitives et sportives de ce qui, au début, n'était qu'une simple courroie mise en boucle, et il est vrai que l'auteur se défend d'emblée d'avoir voulu se lancer dans un "récit téléologique", lui préférant "l'écriture fragmentaire", d'un esprit plus "erratique et digressif". Mais ce serait sans doute se tromper que de réduire son essai à un fourmillant catalogue manufrancien de cet infernal ruban de möbius : généalogique dans sa démarche, critique par sa charge (et sa masse), cette Histoire illustrée du tapis roulant, parce qu'elle met à jour impitoyablement ce qui semble être le "sale petit secret" du Kapital, son projet sisyphéen et mortifère, brille d'une cohérence admirable, à la fois en soi de par sa construction en symbiose avec son sujet, et de par toutes sortes d'échos résonnant avec l'œuvre et le travail de son auteur.

En effet, que ce soit dans ses fictions ou ses essais, Pagès n'a cessé et ne cesse d'établir des liaisons entre les innombrables dispositifs d'aliénation, et ce en faisant délirer leurs motifs ou contre-poisons souvent insoupçonnés – les pigeons voyageurs, la meute, la collection, le labyrinthe, la statistique, etc. – ou en auscultant certaines figures ou personnalités – le savant, l'apache, l'enfant, Céline, Liabeuf, Ford, etc. Mais aussi en photographiant la ville, en compilant les graffiti, en décryptant les postures sociales et idéologiques, et sans doute dans ses choix d'éditeur. La cohérence politique (et littéraire) de son travail, que renforce paradoxalement sa stimulante hétérogénéité, se voit, avec cette herméneutique de la roue libre (et oppressive), hissée à un nouveau plan. Telle cette machine à rouages médiévale mise à jour par l'ingénieur Agostino Ramelli – "le Diverse et artificiose machine" –, le corpus pagésien est une force motrice redoutable, d'autant plus redoutable que sa rigueur exégétique se double d'un rire délicieusement luddiste.

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Yves Pagès, Les Chaînes sans fin, histoire illustrée du tapis roulant, éd. Zones (La Découverte), 20€

mardi 29 août 2023

L’ÉLÉPHANT SE LAISSE CARESSER ; LE POU, NON


"L'éléphant se laisse caresser; le pou, non", a écrit Lautréamont. Je pense qu’on peut ajouter le livre en cours à l’acarus sarcopte du père Ducasse. Oui, ce livre-pas-encore-livre dont on a cru, plan à l’appui, qu’il aurait l’obligeance de se plier à nos désirs d’écriture et nos velléités d’architecture. Pour lui, on a sillonné le champ des possibles, repéré des impasses, prévu des bifurcations, envisagé d’autres dénouements, histoire de lui laisser un peu de marge, une illusion de liberté, et ce afin qu’il s’ébroue insolemment telle un étalon de feu dans les vastes pâturages de notre fichier Word. Tu parles ! Ficelé, le gigot gigote. L’étalon détale. Le fichier s’en fiche. Il change de visage comme s’il prenait plaisir à tirer un trait sur les traits qu’on lui a tirés, le traître !

Après avoir constaté ce phénomène quasi météorologique à chaque livre, j’ai fini par me dire que le livre avait ses raisons que la raison de l’auteur ne connaît pas. A cela, je ne vois qu’une explication : nous concevons une structure pour ainsi dire mécanique, puis notre écriture, qui obéit à des forces nous échappant bien souvent, permet à cette mécanique de migrer peu à peu dans la sphère de l’organique. Le gigot s’anime. Et c’est tant mieux, car nous devons alors écouter ce que le livre veut nous dire, deviner l’endroit où il souhaite nous emmener. Si nous le forcions à aller de A à Z, il y a de grandes chances pour qu’il capitule avant la lettre Q (voir avant la lettre F). C’est ce que j’appelle, merci Sam Beckett, « rater mieux ».

Plusieurs facteurs aident à ce déraillement. Ça peut venir des recherches nécessitées par le livre. On tombe en cours d’écriture sur des faits qui modifient la donne, des infos bien trop tentantes pour qu’on hésite longtemps à les inoculer dans le corps du manuscrit – on verra bien s’il nous fait une allergie ! Quand j’ai écrit Bunker Anatomie, j’ai voulu confronter deux regards, celui d’une Méduse moderne et celui d’un sniper. J’avais prévu de décrire leur affrontement sur une page (sic) de Normandie. Une fois les chapitres écrits, j’ai voulu passer à cette bataille oculaire, qui aurait été un grand moment de battements de cils et de rétrécissement de pupilles, façon Sergio Leone. Tu parles (bis) ! Le livre avait d’autres intentions, d’autres tours dans son sac. Je me suis retrouvé à écrire une sorte de long monologue extérieur dans lequel s’électrisaient, se repoussaient, se frottaient toutes sortes d’éléments.

Quand j’ai écrit La Maison indigène, je voulais explorer un pan de mon passé laissé en rade, visiter une maison construite par mon grand-père. Résultat : le livre m’a conduit aux portes mêmes du père mort. Merci, vraiment, je n’en demandais pas tant. J’adore concevoir des plans tarabiscotés pour le livre en cours. Mais je l’entends grincer, un peu comme un trop blanc glacier (pensez banquise, pas le type dans son camion). Il veut aller se faire écrire ailleurs, autrement. Il veut quoi ? Ma peau trouée ? Tant mieux, il l’aura.
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[Texte paru dans le numéro Printemps-Eté 2023 de la revue Décapage (n°67), sur le thème "Le livre que je pensais pas écrire: quand le roman échappe à son auteur]

samedi 19 août 2023

Les mêmes intraduisibles mots enchanteurs de Lovay

C'est la rentrée littéraire, apparemment. Raison de plus pour vous parler de Chute d'un bourdon de Jean-Marc Lovay, cet écrivain suisse assez mal connu en France, grand voyageur et grand phraseur (au sens noble) dont l'œuvre n'est pas sans rappeler celle d'Eugène Savitzkaya ou encore celle de Christian Guez Ricord, voire celle de Jean-Luc Parant (tous créateurs de langues célibataires, involutées, mesmériques). Publié ici par Gallimard en 1976, qui le lâcha quatre ans plus tard, puis édité très fidèlement en Suisse par les merveilleuses éditions Zoé depuis 1985, sans oublier un titre repris aux éditions Verticales (Aucun de mes os ne sera troué pour servir de flûte enchantée, 1998), Lovay tisse depuis plus de quatre décennies une partition identifiable immédiatement à sa langue "enchantée", une langue qu'on dirait ensorcelée à plus d'un titre: d'abord par la longueur de ses phrases, qui s'articulent telles des formules magiques dissimulant, mais seulement en partie, comme si elles étaient ajourées, un sens autre; ensuite par l'intensité soutenue de sa prose qui agit sur le lecteur comme un hyper mantra.

© Adolf Wölfli

D'emblée, le lisant, on assiste au déploiement d'une syntaxe qui, tout en tenons et mortaises, propose une architecture mentale à la fois exigeante et excitante. Ici, le sens ne peut apparaître que si, lisant, on ne lâche rien tout en s'abandonnant, et c'est dans ce double mouvement accordéonien qu'opère la magie Lovay.

"Et je vivais tout entier dans la vie d'un de ces jours qui s'était lui-même évadé de la durée de tous les autres jours pour rejoindre ce matin-là où je n'étais pas réveillé par la lumière du matin mais où c'était moi qui réveillais la lumière pour lui demander de m'éclairer, pendant cette journée que je ressentais déjà comme une de mes journées innombrables d'employé à l'observation et aussi comme la toute première nouvelle journée où je pouvais envisager la possibilité d'un emploi qui durerait tant que je pourrais survivre aussi discrètement et secrètement que dans son insondable obscurité survivraient l'invérifiable identité et l'incontrôlable personnalité de mon invisible employeuse […]."

Nulle difficulté lexicale, nul chausse-trape syntaxique, pas d'entourloupe phonique – mais une simple et lente progression phrastique, à tendance rhizomique, donnant accès à une conscience ancrée dans une logique mentale unique. Lovay parvient ainsi, par cet échelonnement de la pensée, à créer un récit où l'anomal est la règle. En traitant les sensations aussi bien que les raisonnements comme des unités de langage qu'il convient de décaler et d'imbriquer, il crée un supra-réalisme où, si le sens peut sembler fracturé, les significations, elle, ne cessent de croître et proliférer, selon des rituels aussi précis que troublants.

Dans Chute d'un bourdon, tout est passible d'animation, d'âme, de chaleur. Sous ses allures de roman de formation (ou déformation), de par sa voix confessionnelle qui a quelque chose de beckettien (le verso dorée de L'innommable?), le texte propose un patient éblouissement de notre entendement. Lisez Lovay, et apprenez à respirer dans l'eau de ses phrases, vous verrez, vous muterez, muterez encore, muterez mieux.

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Jean-Marc Lovay, Chute d'un bourdon, éditions Zoé (2011)

mercredi 14 juin 2023

Les faits, rien que l'effet des faits


Dimanche soir:
je cherche un film à voir su la plateforme Mubi et tombe, parmi les propositions du jour, sur Goodtime, un film des frères Safdie, avec Robert Pattinson dans le rôle titre. Je ne connais pas ces réalisateurs. Avec Marion, on regarde le film.

Lundi soir: De passage à Paris, je dîne avec Arnaud H. Je lui parle du film. Il me conseille de regarder, des mêmes réalisateurs, Uncut Gems, disponible sur Netflix. Je lui dis que je le regarderai demain, une fois rentré à Bar.

Mardi matin: Je commence à lire Stella Maris, de Cormac McCarthy. C'est bizarre, car depuis deux-trois ans je ne lis plus de fictions (hormis les textes envoyés à Inculte et quelques classiques); j'ai le livre de McCarthy depuis plus de trois mois, je l'ai rapporté de Paris et ne l'ai pas encore intégré à mes rayonnages. Mais je vois qu'il s'agit d'un dialogue, pas juste d'une narration. Je commence à le lire.

Mardi midi: Je parle à Marion de Uncut Gems, qu'on pourra regarder le soir même. On google les deux frères Safdie. Je m'aperçois qu'un des deux frères joue dans le prochain film de Nolan, Oppenheimer, qui n'est pas encore sorti. Je reprends ma lecture de Stella Maris. Il y est question d'Oppenheimer, du projet Manhattan. Je m'aperçois que le film de Nolan est adapté d'une bio qui vient de paraître au cherche midi. Je la demande à mon attachée de presse – le sujet m'intéresse, en partie parce que j'ai écrit sur cette explosion dans un roman intitulé CosmoZ. L'après-midi, je travaille à une traduction, l'histoire de six astronautes en orbite autour de la Terre; je tombe sur des allusions à la bombe atomique, au projet Manhattan.

Mardi soir: On regarde Uncut Gems.

Mercredi matin: Avant de travailler sur ma traduction en cours, je consulte comme d'habitude le fil des actualités. Cormac McCarthy est mort. Il est mort la veille.

Stella Maris. Etoile de mer. Etoile de ciel. Astronautes. Catastrophes. Champignon atomique dans le ciel. Connections. Hasards. Fin.

jeudi 8 juin 2023

La querelle des caciques et des classiques, ou la flemme du cafard


L’émission d’Augustin Trapenard sur les classiques a été largement commentée. Il faut dire qu’elle prêtait le flanc aux critiques, voire aux quolibets ou à l’indignation. Qu’a-t-on vu et entendu ? Un exercice virulent et bon enfant, consistant à descendre en flèche des livres appartenant au panthéon des lettres, sans trop s’embarrasser de terminologie critique. C’était censé être assez décomplexant : ne pas se laisser intimider par des textes classiques, canonisés. En soi, l’exercice n’est pas inintéressant, de par son irrévérence assumée, sa drôlerie possible. On peut bien sûr trouver chiant La Métamorphose ou Le Rouge et le Noir. Naguère, rappelons-le, un président muni d’un bracelet électronique taclait La princesse de Clèves et des élèves passant le BAC se déchaînaient contre Sylvie Germain sur les réseaux – comique pas garanti du tout. Mais ici, dans cette émission, ceux et celles qui tapaient sur de supposées grandes têtes molles étaient des écrivains, invités dans une "prestigieuse" émission littéraire. Un dîner de têtes, mais façon grande bouffe.

Certes, on n’attend pas d’un écrivain qu’il soit un critique littéraire d’exception, mais il a néanmoins le droit (le devoir ?) de recourir aux quelques outils critiques que lui a fournis, bon an mal an, son activité. On peut être léger et profond ; drôle et pertinent; de mauvaise foi et intéressant. C’est sans doute assez jouissif de décréter que La Métamorphose est l’histoire d’un boulet qui a la flemme d’aller bosser, mais ça le serait surtout si la personne balançant cette saillie était spécialisée dans la stand-up comédie et jouait du second degré. Or là, rien de tel : les digues avaient rompu, tout le monde se lâchait. Et on sentait bien que, derrière la possible sincérité des propos, se déployait non pas seulement un goût-de-la-provo mais un petit plaisir complaisant, du genre : Voyez, je suis écrivain, mais je suis comme vous, alors ne vous laissez pas impressionner par des classiques.

Etrange message : comme si les « classiques » étaient la Loi et que leur tomber dessus vous changeait en iconoclaste salutaire. Comme si le fameux « ressenti » niveau CP suffisait à renvoyer dans l’ombre la complexité littéraire. Un cafard ? Mouais : selon Besson, une métaphore à deux balles d'un type qui nous prend pour des débiles. Etait-ce, outre que pathétique, démagogique dans l’intention ? Du genre : vous allez m’aimer (et aimer mes livres) parce que je ne marche pas sur des œufs, moi, je tords le cou à tous ces connards, pardon, ces canards prétentieux. On ne sait pas trop. Ce déballage de frondes à l’emporte-pièce était essentiellement gênant, dans la mesure où on ne voyait pas trop quel était le message véhiculé, hormis le charme suranné d’un déboutonnage de fin de banquet. Mais ça riait beaucoup, ça gaussait – même si on sentait une petite gêne flotter par moments, comme si certains invités se rendaient compte que quelque chose leur échappait: leur dignité ? leur lucidité ? Sûrement pas leur lectorat, en tout cas. On les sentait vaguement embarrassés (ou bizarrement réjouis) par cette complicité potache dans la raillerie, au cours de laquelle la pensée, cette contrainte, se faisait la malle.

L’ennui, c’est que ce vain déluge de débinages ineptes, loin de briser le plafond de verre qui séparerait le lecteur complexé de l’œuvre hautaine, a tout de suite donné du grain à moudre, et que certains – je pense à un article paru dans Marianne – y ont vu une nouvelle percée de ce qu’ils estiment être LA menace : le wokisme. Preuve en est cette conclusion de l’article consacré par Marianne à l’émission : « Réjouissons-nous : bientôt, on n’aura même plus besoin d’assauts de cancel culture pour faire disparaître le ‘crime de pensée’, des émissions comme celles-ci dissuaderont tout le monde de s’écarter du droit chemin. »

Etrange paradoxe : une parole se présentant comme libre et décomplexée (mais se lâchant dans un bashing goguenard et gratuit) se voit rattachée au « grand danger » de la cancel culture, cet épouvantail agité par toute une frange réactionnaire. Où l’on voit que la bêtise, par un effet magnético-politique assez basique, attire systématiquement la bêtise – parce que, hein, franchement, les anti-woke n’en ont rien à battre de la littérature, soyons sérieux, et jamais le soldat Naulleau ne la sauvera de quoi que ce soit.

D’où vient le problème, alors ? De Besson ou de Kafka ? De Stendhal ou de Faïza Guène ? De la parole à la télévision ou du statut d’écrivain ? De la société du spectacle ? D'une façon d'apostropher les écrivains? Comme si des auteurs respectés (je veux dire : qui se vendent, tous étant déjà primés) s’étaient dit : nous aussi on peut et on aime casser nos jouets. Nous aussi on a le droit de se défouler. Voilà le mot que je cherchais depuis le début : défoulement. Au sens de : « Libération des tensions intérieures, des interdits ; attitude ou comportement libre, sans culpabilité ni retenue. » Une question se pose alors : quelles sont ces tensions intérieures que ces auteurs souhaitaient libérer ? Voulaient-ils paraître drôles, simples, abordables, de crainte qu’on les croie sinistres, complexes, distants ? Pourquoi ont-ils confondu paraître et envoyer paître? Les goûts et les couleurs pour seul étendard critique? Aïe.

Le fait est qu’en eux la mer n’était guère gelée et qu’il n’a pas été nécessaire de brandir la hache de la littérature pour la briser : un seul claquement de doigt cathodique a suffi à les faire clapoter dans le bouillon de la culture médiatique.

Critique de l'hypnose impure (épisode 5)


Critique de l'hypnose impure (épisode 5)

1.7 Il existe toutes sortes d'hypnoses. Il y a l'être aimé, l'être désiré, le texte invisible, la main aux mille doigts, le requin lascif, la rose qui saigne, le clitopleure, les langues sottes, l'instant fragile, le mur du danger, la lettre pliée, le sel de corps, le sourire minéral, la série éteinte, etc. Les conditions d'exécution varient selon la masse mentale du sujet. Trop de chagrin peut causer une moindre résistance. Il est important de ne pas rompre le fil de la parole, car elle seule entretient l'illusion d'un pacte avec le réel. Il faut imaginer des funérailles inversées, la terre qui monte, le corps qui repousse – c'est un coup à prendre.

2.7 Et ils en revinrent aux bonnes vieilles méthodes éprouvées, le LSD largué dans le verre de Cointreau, le stylo hypodermique à vertu paralysante, la prostituée chapardeuse, le suicide maquillé aux longs cils… Le communisme peut être vaincu avec des épingles à nourrice parfumées au curare. L'hypnose, c'était une bonne idée, ça oui, mais on a surestimé les bonnes volontés et les mauvaises fois. Changer son fusil d'épaule, c'est notre devise. On s'adapte, puisque le monde rechigne à le faire tout seul.

mercredi 7 juin 2023

Critique de l'hypnose impure (épisode 4)


Critique de l'hypnose impure (épisode 4)


2.5 Très vite, la tentation d'envoyer des agents hypnotisés se heurta à un obstacle potentiel: sans doute ces derniers seraient-ils guettés par un autre hypnotiseur, tout aussi compétent. Allait-on assister à des contre-hypnoses, des contre-expertises psychiques? La question éthique, elle, avait entre-temps été balayée: "Cette histoire de blocage psychique, c'est du flan", dixit Paul Gaynor, chef du SRS. On touchait au but, au commencement, à la spirale.

1.6 Le plus simple serait que vous vous considériez comme hébergeant à votre insu un ennemi intérieur. Soyez vigilant, soyez CIA. De sujet devenez objet. Testez sur vous ce que vous n'aimeriez pas tester sur autrui. Hypnotisez-vous vous-même en vous auto-persuadant qu'il en sortira quelque chose, voire quelqu'un. Sabotez en vous le saboteur. Ne vous épargnez aucun répit. Sondez jusqu'à ce coffre-fort qu'on appelle "âme" et détruisez les dernières preuves de votre libre-arbitre.

2.6 Après quelques tentatives assez catastrophiques, la CIA abandonna la piste hypnotique pour se concentrer sur un nouveau domaine: la télépathie. Il y a eu des problèmes, reconnut un agent anonyme. On s'est mis à hypnotiser à tout-va, et au bout d'un moment, faute de suivi, on ne savait plus qui était hypnotisé et qui ne l'était pas. Certains agents hypnotisés ont dû hypnotiser des agents déjà hypnotisés, ou quelque chose dans ce genre, bref, une certaine confusion régnait, et on entendait à tout moment des claquements de doigts dans les couloirs, ça induisait des changements de comportements aussi soudains qu'incompréhensibles. A la fois, on s'est bien marrés.

mardi 6 juin 2023

Critique de l'hypnose impure (épisode 3)

 


Critique de l'hypnose impure (épisode 3)


1. 4 Parfois, tu regardes un visage, si possible un visage en peau, pas un visage en électricité statique caché derrière un écran. Puis tu regardes le regard du visage. Puis tu regardes l'idée de regard qui déambule entre le visage et toi. Puis l'ampoule claque sans faire de bruit et tu te retrouves dans la dernière dimension, celle où ta volonté, lasse de se faire passer pour un moniteur de ski compétent, épouse la neige, toute la neige.

2.4 George Estabrooks! (Claquement des doigts.) Présent. George Estabrooks explique aux extraterrestres du Pentagone que deux cents agents japonais versés dans l'hypnotisme pourraient à eux seuls renverser la planète America. Vous plaisantez! s'esclaffe sérieusement un gradé. Non, répond, impavide, George. Vous voulez prendre le risque? (La CIA préfère faire courir les risques que les prendre, à croire que les risques sont à ses yeux d'amusants lévriers piégés.) Une cellule est mise sur pied, qui s'avance, cahin-caha, vers le chaos.

1.5 Un état entre deux états, telle est l'hypnose, et ainsi exprimée la chose paraît, osons le mot, politique, au sens quasi clandestin de la chose. Un état sans réel dirigeant (le cerveau en vacance), à la population distraite (allez à gauche, allez à droite), aux lois flexibles (vous savez voler /ou/ vous êtes une pierre) – mais surtout un état situé à égale distance de la veille et du sommeil, et qui peut donc emprunter à l'une sa rigueur et à l'autre sa nonchalance crispée.

lundi 5 juin 2023

Critique de l'hypnose impure (épisode 2)


 Critique de l'hypnose impure (épisode 2)


2.2 Stanley Lowell, le directeur de recherche de l'OSS – l'ancêtre de la CIA – avait quant à lui envisagé d'hypnotiser un prisonnier de guerre allemand, appelons-le Hermann, de le parachuter à Berlin ou à Berchtesgaden, où il n'aurait plus qu'à assassiner Hitler. Apparemment ça n'a pas marché. Ou alors ledit prisonnier de guerre a réussi à hypnotiser le monde entier sauf Hitler, mais si tel fut le cas, eh bien, mein Freund, nous n'en saurons jamais rien.

1.3 Certains signes ne trompent pas: le battement des paupières s'intensifie, la déglutition devient laborieuse, la mémoire hyperventile. Vous pouvez également recourir à la technique dite de la confusion, à savoir, par exemple, demander au sujet de convoquer dans son esprit plusieurs images à une cadence de plus en plus soutenue, afin de causer une sorte de surchauffe, mais une surchauffe tiède, pas brûlante. Le petit feu, voilà ce qui fait notre affaire.

2.3 En toutes choses, un hic (et aussi un nunc): il est apparemment impossible d'obliger une personne à commettre sous hypnose un acte qu'elle réprouve moralement. Eh oui. Si l'assassin potentiel d'Hitler déteste Hitler, alors pas la peine de l'hypnotiser. L'OSS abandonna vite l'idée de recourir au conditionnement psychique de ses agents. La CIA reprit tout à zéro. Et remit en marche la spirale à l'intérieur de ce zéro. Rechargez. Visez.

vendredi 2 juin 2023

Critique de l'hynose impure (épisode 1)


Critique de l'hypnose impure / épisode 1

1.1 Voyez comme la spirale tourne, toujours dans le même sens, peut-être celui de l'histoire, voyez sans voir, au centre de toutes les aspirations, ce mouvement vertigineux, l'eau fascinée par la bonde de l'œil, le cerveau qui se vide avec ce glouglou particulier qui est comme la chansonnette de l'abdication.

2. 1. "Je peux hypnotiser n'importe quelle personne, à son insu ou non, afin qu'elle trahisse les Etats-Unis": cette phrase, prononcée par un professeur de psychologie de la Colgate University en 1942 – un certain George Estabrooks –, ne tomba pas dans l'oreille d'un sourd, elle s'insinua même directement dans le siphon auditif du Département de la Guerre américain. Zou, George, au Pentagone! Je crois que des messieurs veulent te poser quelques questions. Parce que la Sixième Colonne, l'ennemi intérieur, tout ça, hein, c'est du sérieux.

1.2. La sensation des yeux. L'altération de la conscience. La sensation des yeux. L'altération de la conscience. La sensation des yeux. L'altération de la conscience. La sensation des yeux. L'altération de la conscience. La sensation des yeux. L'altération de la conscience.


(à suivre…)

mercredi 31 mai 2023

Toute la poésie sauf une (5) : Antonin Artaud / L'exécration du père-mère


Extraits :

"Pas de philosophie, pas de question, pas d'être / pas de néant, pas de refus, pas de peut-être, // et pour le reste // crotter, crotter; // ÔTER LA CROÛTE / DU PAIN BROUTÉ;"

...

"C'est par la barbaque, / la sale barbaque / que l'on exprime // le, / qu'on ne sait pas // que // se placer hors // pour être sans, // avecc— // la barbaque / bien crottée et mirée / dans le cu d'une poule / morte et désirée."

Approche :

Dynamique des textes : tout en étant assertif (je dis que…), dénonciateur (j'accuse les…), révélateur (je suis celui qui…), narratif (j'ai été…), prophétique (on verra un jour…), philosophique (l'être est ce qui…), pragmatique (pour exister il faut…), etc., Artaud reste impitoyablement vocal, ancré/arraché dans un corps-poème qui creuse la matière-langage, l'incantation ayant ici valeur de re-création, d'acte magique et désespéré, de chant de résistance. Chanter-cogner, afin de "fonder une culture sur la fatigue de tes os".


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ANTONIN ARTAUD

ŒUVRES COMPLÈTES, tome XII (Artaud le Mômo, Ci-gît), précédé de La culture indienne), éd. Gallimard, 1974