mercredi 31 mai 2023

Toute la poésie sauf une (5) : Antonin Artaud / L'exécration du père-mère


Extraits :

"Pas de philosophie, pas de question, pas d'être / pas de néant, pas de refus, pas de peut-être, // et pour le reste // crotter, crotter; // ÔTER LA CROÛTE / DU PAIN BROUTÉ;"

...

"C'est par la barbaque, / la sale barbaque / que l'on exprime // le, / qu'on ne sait pas // que // se placer hors // pour être sans, // avecc— // la barbaque / bien crottée et mirée / dans le cu d'une poule / morte et désirée."

Approche :

Dynamique des textes : tout en étant assertif (je dis que…), dénonciateur (j'accuse les…), révélateur (je suis celui qui…), narratif (j'ai été…), prophétique (on verra un jour…), philosophique (l'être est ce qui…), pragmatique (pour exister il faut…), etc., Artaud reste impitoyablement vocal, ancré/arraché dans un corps-poème qui creuse la matière-langage, l'incantation ayant ici valeur de re-création, d'acte magique et désespéré, de chant de résistance. Chanter-cogner, afin de "fonder une culture sur la fatigue de tes os".


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ANTONIN ARTAUD

ŒUVRES COMPLÈTES, tome XII (Artaud le Mômo, Ci-gît), précédé de La culture indienne), éd. Gallimard, 1974

mardi 30 mai 2023

Toute la poésie sauf une (4) : Aurélie Foglia / Lirisme


 Extrait :

"et peut-être que si j'écris / comme un livre // à des livres // vous vous souviendrez / pour moi de moi // comme je me souviens de / vous sans vous // avoir jamais vus"


Approche :

Le poème parle au poème, le dépose à sa place, le laisse faire (et défaire). Lire ici remonte aux lèvres, à la source, et les mots, liés-déliés, font notes, créent chaînes. Messages légers, comme nés de pensées décalées, pour déboîter les cadres, un peu, en libre mouvement mesuré.


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AURÉLIE FOGLIA

Lirisme, éditions Corti, 2022

lundi 29 mai 2023

Toute la poésie sauf une (3): Charles Dobzynski / L'Opéra de l'espace

 


Extrait:

Un tremblement d'éther. Une fissure / d'où gicle un faisceau d'ions et de flammes / noués par la racine et la rosace. / Salves – scories de bruits et de couleurs / énuclées – collisions d'aurores. / Grappe de foudre. Et l'onde concentrique / des vibrations sur la vitre d'un rêve.

Approche:

Rare incursion de la poésie dans le domaine cosmique. Avec Dobzynski, le sidéral se cherche une scansion, l'espace stellaire se réinvente paysage fractal, en une geste appariée à celle de Hugo. Un lexique jusqu'ici réservé aux pages scientifiques contamine les décasyllabes, faisant de cet "opéra de l'espace" un un polyèdre crépitant.

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CHARLES DOBZYNSKI

L'Opéra de l'espace, Gallimard, 1963

dimanche 28 mai 2023

Toute la poésie sauf une (2): Cécile Mainardi / Rose activité mortelle

 


Extrait :

"Pour avoir une idée de ce que sont les textes flous, il ne convient pas de se représenter une photo de ces textes sur lesquels on aurait mal fait la mise au point et qui serait une photo floue. Car, pour tout dire, je ne crois pas qu'une telle photo soit possible, pas plus que le phénomène photogtraphiable.

Approche:

Logique fourbe, raisonnements têtus – la phrase-Mainardi (à mémoire Michaux) roule les sujets/les objets dans la farine. Chaque chose un symptôme d'écriture, un morceau de langage bon à mastiquer. Des rituels, des exorcismes, une physique sensuelle qui transforme l'usuel en miroir magique de l'écrit. Mainardi, radio radieuse, émet/module – toujours vers nous.


CÉCILE MAINARDI

Rose activité mortelle (Ed. Flammarion, coll. Poésie / 2012)

samedi 27 mai 2023

Toute la poésie sauf une (1) : Bernard Noël / "La chute des temps"

Extrait :::

qui / langue pâlotte / étroit de la glotte / vers l'extrémité / cherche l'achevé / mais la tête trotte / qui / penché penché / sur le bord mortel / et sous la pensée / le regard plié / comme une aile / qui / tout pour oméga / pas le moindre alpha / entonne et personne / ô trac et maldonne / le grand patatras / de l'au-delà


Approche :::

Le corps chez Noël, toujours en présence, en menace, tiré poussé par la pensée (celle-ci carnée), pour extraire lambeaux de parole; logomachie obstinée, danse éros-thanatos dont naître blessé sans cesse hors le "je". La bouche: une matière à façonner. Grande leçon d'Artaud, son humour cinglé-cinglant aussi. L'écrit fluide/aheurté.


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BERNARD NOËL (1930-2021)

LA CHUTE DES TEMPS, ÉD. FLAMMARION, 1983 (coll. Textes)

vendredi 26 mai 2023

Toute la poésie moins une (projet)


Toute la poésie moins une : un projet, simple pour ce blog :: rendre compte ICI de chaque livre de poésie du rayon/ruche poésie de ma bibliothèque (baralbine) ::: livre après livre, et ce en deux temps, sur deux plans :::: un extrait/lambeau, pris au hasard d'un choix délibérément libre d'évidence + une approche, quelques lignes à transcrire hors sol, pour toucher un peu la chose écrite, ni critique ni poétique, une simple "excriture" attentive, juste une approche (juste/injuste), s'éloignant la saisissant.

Une façon de garder trace, de lancer filet de chant, de lier ce blog à des yeux invisibles. Toute la poésie – accumulée, rangée, désordonnée, électrique sur étagère, impatiente pratique. Moins une – comme l'infini moins un, parce qu'il s'en écrit d'autres, qui échappent, disparaissent.

Ça commence, c'est commencé, il suffit d'attendre, de précéder, de mettre un peu de feu sur un peu de poudres, bientôt, à même le bientôt qui nous meut de l'avant.

Ça prendra le temps que ça m'apprendra.

Pour que ça batte.

Que ça coule.

Que ça ne pas, à l'as, passe.

— 26/05/2023


mercredi 24 mai 2023

"Nos mortes": les voix tues du deuxième sexe


Dans Vie, vieillesse et mort d'une femme du peuple (Flammarion), le philosophe et sociologue Didier Eribon se pencher sur la vie et le déclin de sa mère, et tente de penser la fin de vie de celle-ci dans le cadre d'une réflexion plus vaste, sans pour autant faire l'économie de la part intime qui le lie à cette problématique. Mettant en parallèle la condition des femmes et celle réservée aux personnes âgées, il s'appuie à un moment de son étude sur les travaux de Simone de Beauvoir, en particulier sur Le Deuxième Sexe et La Vieillesse. A la page 309, il écrit:
"Dans les premières pages du Deuxième Sexe, [Simone de Beauvoir] se demande en effet, en 1949, pourquoi les femmes ne disent pas 'nous', comme le font depuis longtemps les prolétaires, les Noirs aux Etats-Unis (ce sont les exemples qu'elle prend)."
Et de s'interroger à la page suivante sur cette difficulté du "nous" à prendre corps:
"Comment construire un 'nous' quand tout contribue à séparer les personnes qui seraient susceptibles de le composer, de le faire vivre en tant que 'nous' ?"
Cette question du "nous" féminin a évolué depuis 1949, bien évidemment, et occupe même depuis le devant de la scène de la contestation féministe. "Nous les femmes", c'est là un syntagme qu'on peut désormais entendre. Mais à ce nous semble répondre, plus douloureux, l'adjectif possessif : nos. C'est du moins le sentiment brutal éprouvé ce matin en entendant à la radio (sur France Info), l'avocate Anne Bouillon, spécialisée en droit des femmes et violences conjugales, évoquer les féminicides survenus en France (plus de quarante depuis le début de l'année). A un moment, elle prononce ces mots terribles: "nos mortes", nous faisant ainsi réfléchir sur ce qui motive essentiellement le sentiment d'appartenance à un "nous": la peur, ou plutôt la conscience d'une menace.
"Nos mortes": une façon de dire aux hommes que la violence qu'ils exercent est tout sauf aveugle; mais l'on sent bien également que seules les femmes peuvent prononcer ces mots "nos mortes", et qu'il faudra hélas attendre encore longtemps pour que des hommes puissent (oser) dire "nos mortes" en désignant ces mêmes victimes.
Pour lors, c'est comme s'ils n'en avaient pas le droit, peut-être, du fait de leur complicité, de leur tolérance, de leur déni. Si un "nous" a des droits, les "nos" ont un prix. "Nos mortes" –  ces mots sont comme un défi sémantique lancé aux hommes. A eux de l'entendre.


mardi 16 mai 2023

C'est cela qu'il a fait de moi — Rebecca Armstrong contre l'asphyxie

William Fages. Série «Microcatastrophes»

 Les livres de poésie qui s'attaquent à des sujets brûlants ne sont pas légion et ratent bien souvent leur cible, le dire n'étant pas le meilleur allié du chant. Il semble que Rebecca Armstrong, pour cette entrée en poésie avec ce traitement des violences faites aux femmes, intitulé Un deux trois, ait trouvé le moyen d'éviter cet écueil en proposant un montage à deux vitesses, d'une part des textes en vers, où le narratif est sans cesse court-circuité par l'épreuve de la sensation et du souvenir, la pudeur de l'aveu et la peur du recommencement, d'autre part des textes en prose ayant valeur de témoignages. Bien sûr, et heureusement, cette distinction (cette partition) demeure poreuse, et les deux régimes de textes peuvent librement dialoguer dans la restitution des affects.

"Il l'a fait germer en moi. Je suis / le terreau devenu stérile. Lui, / fossoyeur-pourvoyeur de la goutte d'eau / acide, accompagnée de son ingénieuse irrigation, / implacable mécanique / omnipotente, labyrinthe / où je me suis perdue il y a trop / longtemps."

Le propos, plutôt que de se cantonner dans la dénonciation, s'ouvre d'autres dérivations, et plus subtilement atteint ses buts: peindre de l'intérieur le sentiment de la proie. Parce qu'en 2022, "cent onze femmes ont été assassinées par leur compagnon, par leur ancien compagnon", Rebecca Armstrong cherche, par de nombreuses variations, à aller au-delà des réalités tangibles, approche au plus près le noyau de peur qui pulse en chaque victime:

"Se couper de ses sens. / Caresser la sensation persistante et y revenir. / Là où l'on tente d'évanouir le réel dans une routine sur le fil. Le silence n'est pas le sommeil, ni la mer calme / il est une enveloppe. Inutile, / les ondes lointaines oscillent comme ou contre le corps qui ne sait plus dormir."

Une voix, donc, qu'on peut également écouter sous forme chantée, ici.

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Rebecca Armstrong, Un deux trois, Christophe Chomant éditeur, 17 €

mardi 9 mai 2023

Couvrir le feu, liquider le temps: Rohe au bord de soi


Quatorze années se sont écoulées depuis la parution d'Un peuple en petit. Depuis, on attendait, intrigué. Certes, en 2012, il y eut Ma dernière création est un piège à taupe, texte qui se penchait sur un certain Kalachinikov, suivi trois ans plus tard d'un livre co-écrit avec Jérome Ferrai, A fendre le cœur le plus dur, mais néanmoins, on guettait, non sans impatience, le prochain livre d'Oliver Rohe. Et voilà qu'en janvier dernier est paru Chant balnéaire, aux éditions Allia. Un récit d'environ cent cinquante pages où l'auteur raconte le quotidien de son adolescence dans les années 80, au sein d'une station balnéaire libanaise après avoir dû quitter Beyrouth Ouest où il habitait avec sa mère.

On pourrait, bien sûr, établir une liste des moments forts que vit l'adolescent Rohe: s'attarder sur l'étrange géographie de la station balnéaire où, brutalement transplanté, il va devoir passer de l'immobilisme à la fuite; évoquer les amitiés brutales, les matches de foot, les escapades sexuelles, la présence de la mer, le legs familial, les diverses langues côtoyées, et la guerre, bien sûr, qui forme une seconde atmosphère, le danger, la mort maraude, la peur et l'inconscience, l'école de la vie sans cesse fracturée. Mais ce qui fait la force de tous ces éléments (et de bien d'autres), c'est la perspective épique dans laquelle l'auteur les organise. Une perspective épique qui amène le texte à se dilater et à se contracter sans cesse, et qui nous permet de distinguer différents états du temps, de la durée: des instants isolés, orphelins, saccadés, capables d'être contenus et lancés dans une phrase brève, une saccade – et des blocs d'instants, où la succession des gestes et des pensées forment agrégat. Ainsi le texte palpite, comme si la guerre, par son omniprésence, sa lancinante réalité, imposait une double respiration, au sein de laquelle il est néanmoins possible et urgent de vivre son adolescence.

Au début du récit, le narrateur, expulsé du ventre de Beyrouth-Ouest et transplanté dans le bungalow d'une station balnéaire, observe la bonde de la salle de bains, qu'il veut connectée, par un réseau invisible, à son ancien appartement. Entre liquide et liquidation, se joue un déracinement qui s'invente dans la fluidité plus que dans l'arrachement. Pour tenir bon au cours de cette transition imposée par la guerre, pour survivre en adolescence naissante au bord de "la douleur ancestrale du goudron écrasé par les chars" (l'autoroute, en fleuve dangereux, n'est pas loin), il faut s'imaginer encore relié au passé, quitte à le liquider au fil d'un apprentissage chaotique. Lisant Chant balnéaire, on pense au Requiem des innocents, de Calaferte, à Mort à crédit, de Céline, des livres où la notion de meute enfantine est soumise à toutes sortes de torsions. On pense aussi à Claude Simon, à son art fragmenté de dire la survie individuelle et collective dans la nasse de la guerre. On pense surtout à Arrière-fond de Guyotat, tant la langue de Rohe nous surprend par sa malléabilité, sa scansion toujours surprenante, sa capacité à demeurer à la fois ouverte et définitive: "C'est la tempête et je suis innocent."

Ici, la phrase ne lâche pas le réel, elle mord dedans puis le recrache de diverses façons. Les sensations, quelles qu'elles soient, sont un mode opératoire permettant de se faire une place dans le présent mis à mal, ainsi, de cette chute entraînant l'imposition d'un plâtre, au rôle expansif:

"Le plâtre m'agrandit. Il étend ma surface dans le lit jusqu'aux confins de ma mère et de ma sœur confrontées au mur. Il m'apprend à dormir immobile sur le dos. Il m'apprend à me couper de mon bras. Je forme d'autres muscles pour le remplacer. Je marche plus lentement. Je me tiens droit. Ma nuque est rigide. Je peux accepter l'absence de ma peau."

Le livre oscille ainsi entre tout ce qui structure, tout ce qui affermit le squelette et endurcit l'imaginaire, et les forces extérieurs (l'école, les amis, la guerre) qui bousculent sans cesse le narrateur et sa narration. S'instaure alors une noce contrariée entre le moi en mutation et le réel en explosion. Passage magnifique où est décrite la pluie:

"Je n'imagine rien quand je regarde la pluie à travers la baie vitrée. Il ne se produit rien au-dedans que la chute de l'eau sur les reliefs, la pluie prend toute la place de la réalité présente et passée, même de la réalité qui n'est pas encore tombée, la pluie quand elle lustre les parois des piscines vides et fonde les eaux stagnantes, quand elle renfloue les marécages et inquiète la masse des animaux minuscules, du petit vivant caché, invisible, quand elle corrompt les équipements et multiplie le moisi, s'effondre par plaques entières des terrasses, des toits et des rambardes […]."

Chant balnéaire a quelque chose d'homérique-intimiste, dans le sens où sa charge poétique s'inscrit dans un décor menacé, à la fois mythique et prosaïque, où le geste et la geste communiquent à chaque instant, où ce qui est vécu, quelle, que soit l'intensité de l'expérience, est rapporté avec la force évidente de la frappe, en bordure de légendaire. Ce qui est vu est décrit de façon moléculaire, comme si le vécu était à la fois banal et monstrueux:

"Les dents accaparent le gros de son visage, elles n'arrêtent pas de lutter contre la peau qui est rêche et charnue, qui est solide, qui est tannée, elles ne veulent pas se tenir dedans, au sein de la mâchoire, elles veulent la lumière, elles veulent réfléchir."

Visagéité. Corporéité. Instantanés. Explosante fixe. La prose de Rohe, en recomposant le passé, le décompose dans un nouveau présent. Les crachats deviennent une répétition de l'artillerie. La piscine est un harem dangereux. Une Peugeot se change en caravane échouée. Le terrain de foot est un terrain miné. L'autoroute une piste d'envol. Le vigile Joseph un nouveau Cerbère. On est en enfer, mais même en enfer il faut apprendre l'adolescence et ses mille ruses. Même en enfer il faut réinventer l'orphelin en soi. Ici, la poésie est combat, c'est-à-dire pratique, exorcisme, expérience élémentale, prise entre fuite et résistance:

"Le vent est plein de grandes origines et il dirige leur désordre contre les rivières et les marécages. Contre les animaux minuscules. La végétation entière se courbe dans le sens de la mer, se courbe e rampe encore pour rejoindre ses fondations marines, la corruption, la rouille, tous les équipements vieillis faute de servir se retiennent de s'arracher jusqu'à Chypre."

N'ayant plus de "peuple" où se mettre soi-même, comme il est dit à la toute fin du livre, le narrateur a dû reconstruire, dans une langue rare, unique, merveilleusement gauchie, un monde en délitement. Chant balnéaire, de par son inventivité, à la fois psychographique et radicale, n'a pas son pareil.

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Oliver Rohe, Chant balnéaire, éd. Allia, 12€

vendredi 5 mai 2023

Tout est possible: nous ne sommes pas encore morts — Combine Casas


Combine
, de Benoît Casas, est une formidable boîte à outils, au sens que donnait Deleuze à ces livres qui, machinés, nous machinent, et nous donnent des outils pour fabriquer d’autres machines. Ici, la machine est le mode d’emploi, et le mode d’emploi la machine. De quoi est composé Combine, se demandera-t-on ? De mille poèmes, qui plus est numérotés ? Ou de mille phrases ? De mille pensées ? De mille énoncés? De mille pépites ? Disons que chaque élément est minimal, régi par une économie due à son surgissement. Aussitôt écrit, le voilà lu, un autre lui succède, puis encore un autre, même s’il est bien sûr possible de ne pas suivre l’ordre indiqué par les numéros, même si on peut aller d’un poème à un autre au hasard des pages. Ici, la chronologie de la lecture reste à inventer, n’est pas fixée. Ici, lire c'est inventer un parcours, opérer des collisions, des fusions, faire tinter, se chevaucher, se continuer. 

Bien sûr, on pourrait s’amuser à classer dans diverses catégories ces mille poèmes. Il y aurait les citations non attribuées (même si 50 auteurs sont remerciés en fin de volume), les poèmes sensations, les poèmes réflexions, les poèmes intimistes, les poèmes définitions du poème, les poèmes souvenirs, les poèmes éclats, etc. Mais, outre l’intelligence à l’œuvre dans chaque parcelle de cette mosaïque, ce qui fait leur force, c’est la façon dont, combinées à n’importe quel autre élément, elles produisent une infinité de résonances. Les énoncés les plus abstraits donnent une profondeur aux plus concrets ; les plus sibyllins rendent éloquent les plus ascétiques. Le 685 a sûrement des choses à dire au 216 :
« Les morts / c’est en / silence /qu’on parle/ d’eux » (685) ::: « Une fosse / le ciel / par-dessus / mais nos yeux/ démunis. » (216)
Le livre raconte aussi l’expérience du poème, et celle de la lecture du poème, deux versants d’une même irruption, moteurs jumeaux d’une même adresse – au sens où le poème est une adresse – un lancé. En cela, Combine, parce qu’il vibre de mille tessons, devient le rêve éveillé d'une fresque mouvante (« Je suis / un tesson / c’est-à-dire / une solitude / descriptive. » 218). Comme si chaque poème était le propre locuteur de son énonciation, l’écho de son propre énoncé, et le reflet changeant de tous les autres énoncés présents. On peut le lire rapidement, comme un flip-book inspiré, ou le lire lentement, comme un bréviaire inspirant: dans les deux cas, on est frappé par la justesse de ce qui est écrit. Et s’il y a justesse, c’est parce que « La poésie / s’arroge / le droit / de dire / son faire / en faisant / son dire » (294). Casas pose ses mots en maçon, brique de mot sur brique de mot, et ça tient, ça tient magnifiquement. Le poème, tel une sédimentation de syllabes, forme un bloc, jamais pesant.

Combine n’est jamais théorique, rhétorique, clinique, élégiaque, ou plutôt il est tout cela du fait d'un entrelacement de plans soignés, ayant présidé à son émergence. Pour toutes ces raisons, il est plus proche d’une éphéméride, mais une éphéméride aux dimensions et aux mouvements organiques. Une galaxie d’énoncés permettant au lecteur de rêver sa propre cartographie poétique. Le poème-blitz – dont Roubaud nous avait déjà fourni une stupéfiante démonstration avec Tridents, publié par le même éditeur – a plus d’une vertu. Immédiatement inoculé, il semble avoir disparu dans la mémoire, alors qu’en fait, il commence à peine son voyage intérieur. « Rien / que le mot / blitz / le mettait / dans une / excitation / extraordinaire » (916). Chambre d'échos, aussi, donc, qui exige de nous, et suscite en nous, des qualités miroitantes.

Livre sans début ni fin, ne cessant de pousser par le milieu, Combine, parce qu’inépuisable, possède la discrétion des livres essentiels, des livres qui changent la pensée en tempo.
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 Benoît Casas, Combine, éd. Nous, 20 euros

mercredi 3 mai 2023

Jack-Alain Léger: son nom était lésion

Qu’on aime ou non l’homme (mais il était légion), qu’on apprécie ou non son œuvre (mais elle est protéiforme), et je dirai même qu’on l’ait lu ou non (ce dernier cas étant le mien), difficile de ne pas succomber au portrait à la Dorian Gray que lui dédie Jean Azarel. Est-ce parce que Daniel Théron, dit Jack-Alain Léger, dit Paul Smaïl, dit et alii. a vouvoyé la mort toute sa vie pour finir par la tutoyer franchement ? Est-ce parce que son existence fut déchirée-déchirante, et lui agacé-agaçant ? Le fait est qu’Azarel sait nous faire côtoyer cet ogre fissuré avec une énergie contagieuse, ne le lâchant pas d’une semelle (que JAL a tantôt de vent, tantôt de plomb), n’occultant aucune des parties molles ou grasses ou veules de l’homme, animé toutefois par une forme d’attachement à toute épreuve, ne lui érigeant pas de statue, ne lui faisant pas de cadeau, mais le saisissant dans le mouvement même de ses explosives contradictions, de ses rutilantes impasses, et guettant lucidement dans les recoins de ses livres les marques laissées par son indécrottable souffrance et sa touchante mégalomanie.

Mytho, menteur, hâbleur, noceur, mais surtout "horrible travailleur", offrant son amitié aussi promptement qu’il la piétinait, grattant des pages et des pages nocturnes pour être capable d’affronter le jour mesquin. L’homme est fascinant, à la fois fumeux et fulminant selon l’angle depuis lequel on le considère. Difficile de savoir d’où venait cette faille qui a zébré toute sa vie. Bipolaire de formation, torturé par appétence, il passe de la fender à l’underwood, et quand il croit lancer des foudres, c’est en paratonnerre qu’il se réveille. Azarel le veut vivant et c’est vivant qu’il le ressuscite, en l’écrivant par capillarité, en le bousculant dans ses vives tranchées, ni amer ni donneur de leçon. Un geste d'amitié, assez appuyé pour qu'on ne le prenne pas pour une simple caresse ou un hug fugace.

Le livre est aussi un modèle de biographie impertinente, assez punk-rock parfois, quoique très pertinent eu égard son sujet volatile. L’histoire d’une chute à reculons, d’un chemin de croix défoncé (god is drug), l'odyssée vitriolée d’un cabossé volontaire enfouissant son génie et sa hargne dans des centaines et des centaines de pages, propulsé par un inexorable besoin d’admiration et terrassé par l’impitoyable jugement de ses contemporains. Défenestré, Jack-Alain Léger : à force d’hurler dans le vide. On dit parfois qu’un individu qu’il est haut en couleurs. Celui dont Jean Azarel a fait la bousculante biographie était assurément haut en douleurs. Reste ses livres, et nous quelque part dans leur rayon. 

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Jean Azarel, Vous direz que je suis tombé » (Vies et morts de Jack-Alain Léger), éditions Séguier, 320 p., 23 euros.

vendredi 21 avril 2023

Le Goff, la gomme : l'affront fait au vide


Merci tout d'abord à Laurent Albarracin, éditeur du Cadran Ligné, pour cette belle découverte: Jean-Pierre Le Goff (1942-2012) dont est publié ce mois-ci un volume aux mille facettes qu'éblouit une étonnante cohérence: Le vent dans les arbres près de 400 pages d'une prose attentive aux choses et à leur réfraction dans la langue. Le Goff tourne autour des choses, les retourne, les traverse, s'y pose, s'y dépose: avec l'humilité de celui qui sait le réel à la fois opaque et transparent.

Ces choses n'en sont parfois pas: je veux dire par là que les sujets qu'aborde (et parfois saborde) Le Goff peuvent être aussi bien le pli d'une jupe qu'un moment d'inattention, le mystère de la gomme ou le craquement d'une armoire.

A chaque fois, il s'agit d'appréhender, mais sans déformer, sans trop arracher le sujet à son mutique terreau. Comment parler du trou ? Comment le décrire sans y choir?

"Le trou est du dehors dedans. La pensée est un filtre qui laisse échapper des idées. En cherchant à exprimer le trou je le sépare d'éléments qui lui sont intrinsèques. Comme la passoire […] ne retient qu'une partie des substances, mon esprit ne capte que les significations du trou bien trop grosses pour passer dans les mailles du filet."

Mais cet aveu d'impuissance relative face à la chose en soi – qu'elle soit concrète ou vouée au vide – n'empêche par Le Goff de se coller à ses basques. Avec un acharnement en apparence désinvolte, il ne lâche rien : ni la bulle de savon, ni la méduse, ni l'encoche sur le bâton. Décrire, ici, n'est pas juste mettre à plat ou suivre des contours. Il s'agit d'aider la chose à décanter dans la langue en lui faisant subir diverses opérations qu'on pourrait dire chimiques. Frotter le trou contre le creux, afin de comprendre leur différence. Vérifier si le tas accumule ou annule. Définir quel fantôme d'elle-même produit la méduse. 

Le texte intitulé "Toute la gomme" est en soi un véritable art poétique – "la gomme inocule l'amnésie au texte", écrit Le Goff qui, au prix de délicates contorsions, parvient à inscrire le destin de la gomme dans celui de l''écriture, non sans malice, bien sûr, et la malice est souvent chez l'auteur une antidote au sérieux qu'implique sa démarche. 

Le vent dans les arbres: l'impalpable lance un défi à l'écriture, qui multiplie les formules (magiques) pour éclairer l'invisible:

"L'arbre est membre du vent. Ses mouvements en sont les manifestations visibles. Sans l'obstacle flexible, l'œil ignorerait le vent."

Voici un recueil qu'il faudrait mettre entre toutes mains susceptibles d'écrire. Modeste dans son approche bien qu'audacieux dans le choix de ses motifs, Le vent dans les arbres est une incroyable boîte à outils qui, sous couvert d'études de cas, met à nu (et en jeu) le travail de l'écriture poétique: faire de l'apparemment indicible un événement dans la langue.

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Jean-Pierre Le Goff, Le Vent dans les arbres et autres textes, édition établie et postfacée par Sylvain Tanquerel, Le Cadran ligné, 2023.

vendredi 14 avril 2023

De tout le sang baigné: les corps profonds d'Eve Guerra

©Ph. Artias (détail)

Corps profonds,
d'Eve Guerra, est un recueil au sens fort : recueil d'images brisées, de corps rougis, de souvenirs instables. Ce qui est recueilli, c'est ce qui reste quant la douleur a décanté, nuances et sensations, phrases arrachées, visions arrêtées. Livre en trois parties: triptyque déchiré, ajouré: Mère, Eux, Père. Comme si "elle" – celle qui se souvient, décrit, ressent de nouveau – se voulait à la fois objet et sujet, prise et déprise. Un recueillement, mais aussi un déracinement. De Brazzaville à Fourvières, de la guerre civile à l'émeute intime. Une écriture habitée par des possibles divergents: d'abord l'élégie, quand la mère, par le rouge embrasée, frôle la sainteté dans la ville en feu et se confond avec la croix qui palpite entre ses seins —

"Ma mère est une sainte aux jambes de cire: ses bras de fer s'agitent dans le noir quand elle prie."

Puis le sel, comme un jumeau du sang, envahit tout, "effondrant le monde". Alors, fuyant le chaos, loin des plis des draps et de l'argile maternel, demeure cette chose à partager: la beauté. La beauté, ici, se confond avec la faculté de restituer la beauté. Un geste-hommage.

La deuxième partie – Eux – tente l'aventure du récit, par des versets scandés d'appels, d'invites – deux adolescentes égarées dans la ruche d'un Hilton, entre désir et tristesse. Mais très vite, le récit – son cuisant souvenir – cède la place à des explosantes-fixes à la faveur d'une Vierge en or venue fondre son or sur la ville:

"comme la tôle et le vent faisant trembler les murs (je crois que le ciel était cette vitre noire), ses pas brisaient le goudron et le béton et les polygones sur le trottoir),"

Puis, une fois de plus, comme si certaines notes ne pouvaient être soutenues trop longtemps, le décor change, et vient le Père, sa présence elliptique, sa geste désordonnée et sa disparition sèche.

"Papa et son sourire noir, sale, qui m'embrasse sur le front, sur la joue, me noie juste pour rire, me dit que je suis grosse, là, dans son cercueil de zinc, que je ne peux pas ouvrir, et sur lequel je m'allonge"

Demeure alors un "je" qui se veut encore "elle" – à vaincre la pesanteur, à réclamer de l'âme qu'elle déplace et sauve le corps – le corps qui "est fait de tombes".

On referme ce livre fort et fragile, en se se demandant quelle(s) voie(s) suit, suivra Eve Guerra, quel tracé entre prose et poésie elle empruntera et comment elle fera se tendre sur la page les fils de ses aspirations, comment elle accordera leurs diverses vibrations. On attend.

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Eve Guerra, Corps profonds, le Réalgar, collection l'Orpiment, 12€