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© Craig La Rotonda |
Le Clavier Cannibale
"La poésie se fait dans un lit comme l'amour" (André Breton)
samedi 25 novembre 2023
Si et seulement si
mardi 14 novembre 2023
Animal errant, retour de poesibao
Auteur de nombreuses fictions, d’essais et de traductions, Claro nous propose un premier recueil de poèmes aux formes diverses dont le titre aux doubles points de suspension, ou triple deux-points, indique une trajectoire et ce qui échappe aux mots.
Selon le prière d’insérer de ce livre, Claro a décidé de « se risquer sur le territoire de la poésie […] mieux à même de répondre, sur le plan littéraire, au désastre ambiant ». Et c’est sous l’égide de Cédric Demangeot, poète majeur disparu en 2021, qu’il a placé animal errant, retour d’abattoir :::. Sur son blog, Le Clavier cannibale, Claro affirmait avoir découvert « en lui une sorte de double, d’écho, et cette sensation qu’un autre écrit ce que vous auriez dû écrire, l’écrit pour vous, et en quelque sorte, malgré lui, avec vous ». L’auteur de Ravachol et d’Un enfer incarne le refus, la révolte et la démolition d’écritures apprivoisées. À ses Litanies de […]
[A lire ici en intégralité.]
mardi 17 octobre 2023
L'il mystérieux et ses infinies paraboles
Est-ce une tentative d'épuisement du sujet? Une spectroscopie délirante? Un état des lieux implacable de qui l'on se sait pas? Le fait est que Paraboles, le nouveau livre de Boris Wolowiec, n'y va pas de main morte pour ce qui est de définir un "il" aussi anonyme que singulier (quoique multiple). En 300 pages, toute psychologie bannie, nous est décrit, inventorié, disséqué et recréé un "il" que seule la langue parvient à faire tenir dans une multitude de paragraphes, à force d'énoncés inquiétants – je veux dire des énoncés qui inquiètent la langue.
"Quand il parle sa bouche mange sa langue. Et quand il écoute parler sa langue mange sa bouche." (p.133)
"Son espoir est identique à sa naissance. C'est la raison pour laquelle sa pitié est meurtrière." (p. 109)
Il est, il croit, il devient, il fait, il pense, il prétend: les verbes s'accrochent à ce "il" et le vouent à toutes sortes d'actions et de pensées, de convictions et de refus, au détriment bienvenu d'un sens qui ferait de ce "il" un homme parmi d'autres. Le texte de Wolowiec, pourrait-on dire, fonctionne telle une machine délirante engagée dans un processus en apparence inépuisable. Il est en cela d'une impeccable cruauté poétique, qui ne s'épargne pas l'humour ("Sa stupidité est si sophistiquée qu'il désire psychanalyser les océans, les volcans et les déserts", p.183) et traite le corps à la façon d'un monstre de parole organique.
Vies et morts, gestes et croyances, fonctions et ruses, raisons et illusions, naissances et crimes : le "il" qu'exp(l)ose à chaque page Wolowiec finit par être un continent de strates inconjugables, en perpétuelle métamorphose, un cabaret inouï d'allégations aussi équivoques qu'impossibles, un chantier hypnotique où tous les affects ont droit de cité, chaque atome du texte conspirant à une invisible déflagration: "Il a avalé une bombe comme un œuf. C'est pourquoi raconter l'histoire de sa vie lui semble désormais inutile" (p. 149).
Homme à tout défaire plutôt qu'à tout faire, déjà-mort et sans cesse rené, le "il" qui sature ces trois cents pages n'est pas un nouveau Monsieur Plume ni un énième Innommable. Il est la somme incomplétée de possibles générés par une langue qui n'a plus rien à perdre.
"Il s'est suicidé en se pendant au souvenir de son cordon ombilical" (p.180)
Mais ça c'est le milieu, pas la fin.
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Boris Wolowiec, Paraboles, éditions Les Météores, 15€
vendredi 13 octobre 2023
Animal errant, retour d'abattoir::: au Festival MidiMinuit, à Nantes
Demain – samedi 14 octobre – je serai à Nantes dans le cadre de la vingt-troisième édition du Festival MidiMinuit Poésie, festival qui se tient entre le 10 et le 14 octobre et réunit une quarantaine d'auteur.e.s et d'artistes – parmi les invité.e.s, pour n'en citer que quelques-un.e.s: Muriel Pic, Antoine Mouton, Didier Bourda, Marina Skalova, Virginie Poitrasson, Antoine Boute.
A 15h, donc, samedi, au Lieu unique / Salon de musique, je lirai des extraits de animal errant, retour d'abattoir::: (éd. Flammarion) ainsi que de Tout autre chose (éd. Nous), et sans doute un extrait d'un texte en chantier. La lecture sera précédée d'une présentation par Alain Girard-Daudon.
Cette lecture sera suivie un peu plus tard, à 16h30, d'une rencontre entre Lisette Lombé (auteur de Eunice, éd. du Seuil) et moi-même, à l'Atelier 2 / Scène jet FM, sur le thème "L'autofiction dans l'écriture poétique", animée par Henri Landré.
Pour de plus amples informations, c'est ici.
jeudi 12 octobre 2023
"Ma voix me parut étrange": radier/irradier selon Suel
Nous sommes tellement persuadés qu'écrire c'est choisir ses mots avec prudence et clairvoyance que nous finissons par oublier qu'en nous un crible terrible, un tamis par d'autres trafiqué, nous assiste obscurément dans ces choix. Pourquoi? Parce que nous écrivons avec la mémoire des choses lues, entendues, répétées. Parce que les mots que nous croyons sortir de notre chapeau ont déjà fait leurs armes sous des légions de crâne. Nous sommes inspirés? Non, plus vraisemblablement aspirés, notre langue prise à jamais dans le siphon de la redite, du formaté, de l'usé. Dans ces conditions, que peut la poésie? Hormis un jeu de cache-cache avec le sens et des cabrioles phonétiques, quelle stratégie peut-elle ourdir pour faire de nous autre chose que de naïfs ventriloques? A cette question, Lucien Suel a répondu à sa façon. Il a pris le déjà-dit et lui a tordu le cou. Mille fois sur le papier il a brouillé les lignes.
Qu'est-ce qu'un "poème express" signé Lucien Suel? Prenez une page de livre et frottez, grattez, occultez plus des trois quarts des mots pour n'en laisser flotter à la surface que quelques-uns, plus ou moins épars, et laissez un sens nouveau défaire la belle cohésion originelle. Il existe un terme pour désigner l'acte de biffer, de noircir mots ou lignes: caviarder. Ce verbe, longtemps réservé à la censure, le voilà depuis quelques décennies mis en pratique par la poésie, dans la troublante lignée du fameux cut-up inventé par Burroughs et Gysin. Est-ce un simple exercice? Un exercice complexe? Est-ce même un exercice? Le poème-express de Suel ne cherche pas seulement à faire émerger un texte autre: en rendant visible l'occultation, il ajoute au texte nouveau une dimension graphique. Le poème devient pictural, comme si les aplats irréguliers de noir dialoguaient avec les caractères d'imprimerie épargnés. Il acquiert une épaisseur, voire une profondeur.
L'apparente modestie du procédé, qui retourne les armes de la censure contre elle-même, ne doit pas faire oublier la savante malice du geste. Il ne s'agit pas de clamer que la poésie se dissimule dans n'importe quel texte mais de montrer comment, au moyen d'une vision-crible, il est possible d'arracher à la page saturée des bribes échappant aux diktats de la narration, de la description, du dire. Le poème, par essence, est un texte qui avance par sursauts: la coupe, le rejet, l'enjambement, le blanc… S'il avance troué, c'est pour mieux faire résonner zones d'ombre et espaces vierges. De la sorte, le caviardage-Suel répète l'antique bégaiement des pythies tout en réalisant le rêve d'une poésie faite par tous – l'auteur a d'ailleurs partagé sa "technique" lors d'ateliers d'écriture. Inactuel, le poème-express? Ou, au contraire, terriblement pertinent?
vendredi 6 octobre 2023
Venaille pour mémoire: parmi les écorchés, et à jamais
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Germaine Richier, Christ en croix |
Même si vous avez tous les textes publiés par Franck Venaille (or ce n'est pas évident, car plusieurs sont épuisés), même si vous avez sur vos étagères Capitaine de l'angoisse animale, cette auto-anthologie géniale parue en 1998 (Obsidiane/le Temps qu'il fait), même si vous ne connaissez de F. Venaille que ses derniers textes parus au Mercure de France, même si vous ne connaissez pas du tout Franck Venaille, sachez que désormais vous n'aurez plus aucun prétexte pour passer entre les gouttes de sueur et de sang qui vous masquaient ce poète majeur.
Avec Avant l'Escaut, monumentale anthologie de ses poésies & proses écrites entre 1966 et 1989, que publie aujourd'hui un indispensable éditeur de textes uniques – L'Atelier Contemporain – somme monstre et vivante, c'est la violente naissance et la têtue avancée singulière de l'homme Venaille qui est désormais disponible et dévorable. On ressent à sa lecture un peu ce qu'on a ressenti quand, au … Et nous n'apprîmes rien (1962-1979) (Flammarion) de Mathieu Bénézet succéda, quelques années plus tard, l'immense Mathieu Bénézet, Œuvre (1968-2010) édité par Yves di Manno : la sensation de posséder, en main, en corps, l'essentiel d'un travail appelant la quasi exhaustivité. Un corpus, sinon christi, du moins précieux. Une somme vitale.
Cette anthologie a le mérite de nous donner des textes difficiles à trouver, ceux par lesquels l'engagé et jeune Venaille entre en poésie, alternant déjà prose et vers, comme déjà en témoignent, à la fois rugueux et souples, Papiers d'identité et L'Apprenti foudroyé. Formant bloc malgré la pluralité des lézardes qui clament, chez l'auteur, un besoin de se déclasser sans cesse de la production contemporaine tout en s'y frayant un chemin susceptible d'innerver cette dernière, cette anthologie remet Venaille à sa place aussi prédominante que marginale. A la fois lyrique par l'exploration de la douleur intime et formaliste par l'invention d'une syntaxe-syncope, traitant la ponctuation comme un souffle nécessitant des coups bas, Venaille, qui fit de la nostalgie une arme à deux tranchants et de la géographie une matrice-genitrix à arpenter sans cesse, est un poète profondément défroissé, tiraillé par des récits impossibles, des espaces clos, des horizons brouillés, des corps traversés.
"et non pas l'apparence immédiate des choses des êtres des situations non pas leur langage évident celui qui transparaît à chaud qui parfois même devant son évidence nous choque voire nous bouleverse mais bien la face cachée de chacun d'entre nous l'interprétation des silences de ses provocations non pas l'histoire contée par tel ou telle mais bien la recherche opiniâtre douloureuse l'approche fût-elle même ambiguë de la complexité de l'autre autrui pour nous-mêmes Autrui en nous-mêmes et nous mêmes tels que nous voudrions avec parfois tant de maladresse nous voir dans le regard de celui ou de celle de qui fût-ce une nuit une heure nous attendons la double révélation de la chair de la pensée telle qu'enfant elle nous était promise devant le miroir déformant" (p. 255)
Capable de vers aussi brefs que des sanglots-hoquets que de vers-phrases en folle chevauchée narrative, il n'a eu de cesse d'étourdir l'intime pour mieux rendre le vertige d'exister. Se qualifiant lui-même d'"ancien enfant", attaché autant à son onzième arrondissement – comme au cercle d'un glorieux cercle infernal – qu'aux paysages fluviaux d'un bas et brumeux pays, abîmé par la guerre d'Algérie, pénétré de peinture et de musique afin qu'en lui les formes les plus bleues (Monory) renaissent carnées, il est, dans sa déchirante sincérité et son exigence graphique, ce qui aurait de tout temps manqué à la poésie: l'aveu d'une tristesse trop humaine que seules des forces poétiques ont réussi à élever au rang d'élégie épique, géographique, politique, érotique.
Surprenant à chaque ligne crachée, tendue, filée, plus souvent nu que vêtu, jamais plus universel que lorsqu'il s'offre en écorchures, admirablement pop quand nécessaire, gourmand d'extases, épris de technique, concret jusqu'au cul et cru des sensations, Franck Venaille ne cesse de nous apparaître comme un poète futur qui déjà nous manque. Cet Avant l'escaut nous le rappelle et nous le ressuscite dans toute sa sidérante vérité.
P.-S: Toute ma gratitude à l'éditeur, François-Marie Deyrolle, qui a eu ce geste fort de m'envoyer ce volume, que j'ai trouvé dans ma vieille boîte aux lettres de campagne envahie de ronces "pénitentes".
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Franck Venaille, Avant l'Escaut – Poésies & Proses, 1966-1989, édition de Stéphane Cunescu, préface de Marc Blanchet, éditions L'Atelier contemporain, 30 €
jeudi 5 octobre 2023
"Ma plainte est sans reproche": Nathanaëlle Quoirez et ses lettres depuis la langue
"Madame, / remparts de vos bras sanctuaire, l'attache de vos cuisses une poignée de sable. toute petite je tremble, madame. du front crispé ma foutrée vide à votre jardinet. votre main, grand pleuroir. depuis vos courbes je m'effondre et pense: autisme, shoklen, le nom est différent pour chaque ange du seigneur. ai déshabité pour retourner à ma naissance: passer ma vie au lit. je dors au pied des médecins, penser suicide par le cœur me refait […]."
S'effondrer et penser: double mouvement, parallèle ou simultané, par quoi le désir – charnel, idéel, scriptural – apprend à se réinventer pour mieux saisir sa proie sans cesse fuyante. Ici, par d'échange, pas de lettres de "Madame", celle qui écrit est seul dans le désert de la missive, et n'a que sa voix écrite pour mener la charge de cet amour courtois (discours/toi?). Ici, le vouvoiement, ainsi que la syntaxe, conspire à forger un lien épistolaire illusoirement archaïque, car la virulence des affects et l'intensité sexuel permettent à ces lettres d'imaginer d'autres liens que révérencieux. Une douleur d'être impose ses règles et ses exigences à celle qui, finalement, n'a pas le droit à la parole, recluse dans une prudente dormition. Et c'est dans l'aveu d'une bouche blessée qu'est signifié la nécessité de faire chant:
"madame, / la bouche cherche de quoi se désarticuler. au muscle d'écriture la mémoire s'est lassée, blanche, revenue blanche. ce cogne-tambour de peau insubmersible se charrie par vos et mon, soi? est un jour post mortem, il dort. me barricade et me ponds de sang et de gelée sans extruder fœtus pour la pierre à caveau. mon pays s'est piégé de mourir sans le faire. dire me fait bègue. parole reprisée supplie votre lumière, madame. […]"
Quelque chose des Suppôts et suppliciations d'Artaud résonne en arrière-fond de ces lettres qui nous donnent à entendre une syntaxe singulière, où l'article défini apparaît et disparaît, où des hiatus surgissent, des trouées, les énoncés se succédant comme "un heurt indescriptible d'avortements" (Artaud), mais portés par cette vélocité dont nous parlions au début, celle de la flèche, qui mêle caresse et gifle. On ne peut, à cette lecture, que devenir cible-lecteur.
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Nathanaëlle Quoirez, Lettres à Madame, éditions Lurlure, 15€
vendredi 22 septembre 2023
Proust familier : du côté de Murat
S'il est bien un livre sur Proust et sur La Recherche qui mérite ces derniers temps, parmi la pléthore de publications consacrées à cet auteur, qu'on s'y attarde, c'est bien Proust, roman familial, de Laure Murat, et ce pour plusieurs raisons (au moins vingt par pages), dont les moindres ne sont pas les suivantes: Tout d'abord, l'auteure bat en brèche quelques idées reçues: non, La Recherche n'est pas une description fascinée de l'aristocratie, car elle ne cesse de lever le voile sur sa vulgarité et son ignorance, ses raideurs et ses faux plis; non, La Recherche n'est pas une montagne inaccessible, cent trente heures de lecture ne sont pas le bout du monde, et c'est plus la glose qui entoure Proust qui effraie que l'œuvre elle-même; non, tous les personnages de La Recherche n'ont pas tous un nom imaginaire; et non la littérature n'est pas la vie: c'est la vraie vie.
Cette dernière assertion – qu'on doit à Proust – résonne fort après avoir lu le livre de Laure Murat, car non seulement elle sait de quoi elle parle (elle a lu Proust avec fièvre et finesse), mais elle sait aussi d'où elle vient, à savoir du monde même qu'a décrit Proust dans son grand œuvre. Un monde qu'elle a laissé derrière elle, violemment, en même temps que sa famille et ses privilèges, mais dont elle a gardé en filigrane, en palimpseste, dans sa mémoire, une multitude de souvenirs et de sensations qui rendent sa lecture de La Recherche plus que précieuse. Plutôt que d'épiloguer sur une histoire de transfuge de classe – puisque passer de la noblesse d'Empire à l'amour de la littérature est une opération un peu plus complexe et particulière –, on préférera souligner l'architecture du livre de Laure Murat qui donne l'impression de se promener dans un vaste château (elle-même déploie cette image), où certaines pièces sont décorées par Proust mais commentées par d'autres (ceux qui l'aiment, ceux qui n'aiment pas s'y reconnaître), et d'autres habitées par les spectres à particule que le jeune Marcel admira un temps avant de les poudrer de toiles d'araignée.
L'incessant chassé-croisé entre anecdotes réelles et textes de Proust, entre souvenirs personnels et situations proustiennes, le dialogue tantôt drôle, tantôt poignant, entre la jeunesse de l'auteure et les méandres de La Recherche étoffent d'une vibration supplémentaire notre perception de cette dernière. Oreille absolue, œil impitoyable: Proust, ainsi que nous le rappelle Laure Murat qui entendit et vit, enfant, des saillies et des scènes ayant souvent leur contrepoint dans la partition à la fois rapportée et réorchestrée par celui-ci, s'est voulu sismographe d'une époque et d'un milieu dont il devinait, sous les vrais ors et la fausse insouciance, l'empire grandissant des ruines.
Laure Murat se penche également sur la question sexuelle dans La Recherche, et grâce à d'imprévues découvertes dans les archives de la Police, nous aide à porter un regard neuf sur qui fait quoi, comment, et peut-être pourquoi, dès lors que la maison n'est plus de maître mais close. Car c'est bien souvent de cela qu'il s'agit, dans La Recherche, nous dit-elle: une histoire de genre et de domination, et non pas juste "trop de duchesses" comme l'ont cru autrefois certains premiers lecteurs. Et c'est pourquoi l'auteure, en s'affirmant hors et face à sa caste, en vivant sa sexualité hors le palais de verre de l'hypocrisie aristocratique, peut affirmer, à la fin de son livre, que "Proust l'a sauvée".
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Laure Murat, Proust, roman familial, Robert Laffont 20€
jeudi 14 septembre 2023
Camus en mille Meursault
Certains écrivains ont une réputation, d'autres quasiment une aura, alimentée non par la lecture ou l'étude de leurs textes, mais par le fantasme qu'on s'en fait en fonction d'intérêts propres. Une fois adoptés par le plus grand nombre, ils voient leur pensée se diluer dans le premier système venu, dès lors qu'ils peuvent servir à neutraliser d'autres écrivains. Ainsi en va-t-il de Camus, chantre supposé de l'humanisme sous la bannière duquel n'hésitent pas se rallier des individus aux intérêts divers, mais aux antipathies commune (l'une d'elle ayant le nom de Sartre). Tout le mérite du livre d'Olivier Gloag – Oublier Camus – est de remettre les pendules à l'heure sur l'auteur de La Peste, et de pointer les contre-sens des petits maîtres horlogers qui prennent ce denier pour patron:
"Les champs littéraire, politique et culturel, dans un unanimisme rare, s'appliquent à faire de Camus un saint laïc, un humaniste, un philosophe, un militant anticolonialiste, un résistant de la première heure, un homme épris de justice et opposé à la peine de mort, un grand écrivain. Cette vision – au sens premier du terme – s'accorde avec une France qui tient à faire oublier son passé impérial et à ignorer son présent néocolonial." (p.17)
Gloag ne cherche pas à "dézinguer" la statue-Camus – aucun ressentiment ni aigreur dans sa démarche. S'il tance qui que ce soit, ce sont plutôt ces thuriféraires roublards qui, à l'encontre des écrits de Camus, l'attifent d'un blanc virginal, ô combien bienvenu dès lors qu'il s'agit de masquer certaines souillures historiques. Il était temps, en effet, d'aller au-delà d'une admiration justifiée pour l'œuvre et de pointer certaines failles de l'humanisme camusien. On a beaucoup – ou pas assez? – glosé sur le fait que dans L'Etranger aucun Arabe n'est désigné par son nom, ainsi que sur l'absence totale d'Arabes dans La Peste, mais en revanche on a fort peu, je crois, souligné cet autre fait qu'est la condamnation à mort de Meursault, condamnation qui dans la réalité coloniale aurait eu peu de chance d'être prononcée, les meurtres d'Arabes par des colons étant alors monnaie courante et quasiment jamais sanctionnés par la justice française.
Gloag, bien sûr, ne s'en tient pas à une lecture des œuvres littéraires de Camus, il s'attarde également sur ses déclarations et prises (ou absences de prises) de position, notamment concernant les massacres de Sétif ou le sort réservé aux membres du FLN, ainsi que sur des sujets comme la peine de mort. Souvent flottant, parfois embarrassé, Camus n'est pas cet être entier dévolu aux justes et bonnes causes que d'aucuns, comme Onfray par exemple, expert en contre-vérités, voudraient nous faire croire. Le seul fait de jouer l'atout Camus contre le joker Sartre en dit long sur les raisons d'aimer saint Albert. Et le torrent critique énamouré qui a suivi la publication de la correspondance Camus-Casarès est révélateur lui aussi d'un propice aveuglement: les lettres de Camus à Casarès seraient de parfaites stations de croix de la passion amoureuse, alors qu'en les lisant apparaît clairement un Camus jaloux, égocentré, plaintif.
Gloag ne cherche pas, on l'a dit, à diminuer Camus à nos yeux, seulement à rappeler quelle fut sa place, et quelles ses postures au cours de ces fragiles décennies pendant lesquelles il fut amené à élaborer un discours, puis un silence, sur le drame algérien. C'est moins son œuvre – disponible à qui sait lire – que la réception de celle-ci qui est éloquente, réception allant jusqu'au merchandising. Adoubé par Macron ou Onfray sous prétexte d'humanisme universaliste, Camus est devenu, au fil des ans et des bacs, un faire-valoir, au lieu de rester cet écrivain pétri d'ambiguïtés, qui, à l'inverse d'un Sénac ou d'un Sartre, refusa de dénoncer clairement le colonialisme français. C'était lui rendre justice que de l'extirper des griffes molles de ses douteux laudateurs.
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Oliver Gloag, Oublier Camus, La Fabrique éditions, 15 euros
lundi 4 septembre 2023
Le temps des trépigneurs: Yves Pagès, libre roue
Les idées fixes ont-elles vocation à faire du sur-place? Le progrès aime-t-il à mouliner? Tourner en rond permet-il d'avancer? Ces questions, qui semblent tout droit sorties de l'esprit d'un moderne savant Cosinus, on les croisera dans Les Chaînes sans fin, ou l'incroyable et véridique Histoire illustrée du tapis roulant d'Yves Pagès, arpentage fouillé et quasi exhaustif d'un motif qui pourrait fort bien se révéler une des clés du soi-disant progrès à l'ère capitaliste.
Tapis magique réservé à l'homme domestiqué, manège à hamster générant sa propre force motrice, escalier se mangeant la queue en mode ouroboros, le plan à la fois stationnaire et mobile qu'est le tapis roulant devient, sous la plume aussi facétieuse qu'exégétique de l'auteur, un tremplin théorique menant à toutes sortes de bonds pratiques. Non pas prétexte à une relecture mécaniciste de l'histoire industrielle, mais véritable point névralgique de forces coïncidentes, autrement dit: comment transformer l'idée lunaire de mouvement perpétuel en praxis rotative (et mettre au pas les agités).
De quelle volonté d'asservissement le tapis roulant est-il le nom? Pagès passe en revue et fait défiler ses innombrables avatars, depuis le manège à tabler sans fin d'Emeric Lexis-Détève jusqu'au tapis de course des salles de fitness, en passant par la trépigneuse agricole, l'hippodrome stationnaire, la cage d'écureuil, l'escalier éternel, le moulin disciplinaire, le trottoir roulant, la bande transporteuse, la ligne d'assemblage, etc. Le livre de Pagès pourrait à première vue s'apparenter, motif oblige, à un diabolique rolodex donnant à voir, en un effeuillage systématique et vertigineux, toutes les variantes industrielles, ludiques, punitives et sportives de ce qui, au début, n'était qu'une simple courroie mise en boucle, et il est vrai que l'auteur se défend d'emblée d'avoir voulu se lancer dans un "récit téléologique", lui préférant "l'écriture fragmentaire", d'un esprit plus "erratique et digressif". Mais ce serait sans doute se tromper que de réduire son essai à un fourmillant catalogue manufrancien de cet infernal ruban de möbius : généalogique dans sa démarche, critique par sa charge (et sa masse), cette Histoire illustrée du tapis roulant, parce qu'elle met à jour impitoyablement ce qui semble être le "sale petit secret" du Kapital, son projet sisyphéen et mortifère, brille d'une cohérence admirable, à la fois en soi de par sa construction en symbiose avec son sujet, et de par toutes sortes d'échos résonnant avec l'œuvre et le travail de son auteur.
En effet, que ce soit dans ses fictions ou ses essais, Pagès n'a cessé et ne cesse d'établir des liaisons entre les innombrables dispositifs d'aliénation, et ce en faisant délirer leurs motifs ou contre-poisons souvent insoupçonnés – les pigeons voyageurs, la meute, la collection, le labyrinthe, la statistique, etc. – ou en auscultant certaines figures ou personnalités – le savant, l'apache, l'enfant, Céline, Liabeuf, Ford, etc. Mais aussi en photographiant la ville, en compilant les graffiti, en décryptant les postures sociales et idéologiques, et sans doute dans ses choix d'éditeur. La cohérence politique (et littéraire) de son travail, que renforce paradoxalement sa stimulante hétérogénéité, se voit, avec cette herméneutique de la roue libre (et oppressive), hissée à un nouveau plan. Telle cette machine à rouages médiévale mise à jour par l'ingénieur Agostino Ramelli – "le Diverse et artificiose machine" –, le corpus pagésien est une force motrice redoutable, d'autant plus redoutable que sa rigueur exégétique se double d'un rire délicieusement luddiste.
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Yves Pagès, Les Chaînes sans fin, histoire illustrée du tapis roulant, éd. Zones (La Découverte), 20€
mardi 29 août 2023
L’ÉLÉPHANT SE LAISSE CARESSER ; LE POU, NON
"L'éléphant se laisse caresser; le pou, non", a écrit Lautréamont. Je pense qu’on peut ajouter le livre en cours à l’acarus sarcopte du père Ducasse. Oui, ce livre-pas-encore-livre dont on a cru, plan à l’appui, qu’il aurait l’obligeance de se plier à nos désirs d’écriture et nos velléités d’architecture. Pour lui, on a sillonné le champ des possibles, repéré des impasses, prévu des bifurcations, envisagé d’autres dénouements, histoire de lui laisser un peu de marge, une illusion de liberté, et ce afin qu’il s’ébroue insolemment telle un étalon de feu dans les vastes pâturages de notre fichier Word. Tu parles ! Ficelé, le gigot gigote. L’étalon détale. Le fichier s’en fiche. Il change de visage comme s’il prenait plaisir à tirer un trait sur les traits qu’on lui a tirés, le traître !
samedi 19 août 2023
Les mêmes intraduisibles mots enchanteurs de Lovay
C'est la rentrée littéraire, apparemment. Raison de plus pour vous parler de Chute d'un bourdon de Jean-Marc Lovay, cet écrivain suisse assez mal connu en France, grand voyageur et grand phraseur (au sens noble) dont l'œuvre n'est pas sans rappeler celle d'Eugène Savitzkaya ou encore celle de Christian Guez Ricord, voire celle de Jean-Luc Parant (tous créateurs de langues célibataires, involutées, mesmériques). Publié ici par Gallimard en 1976, qui le lâcha quatre ans plus tard, puis édité très fidèlement en Suisse par les merveilleuses éditions Zoé depuis 1985, sans oublier un titre repris aux éditions Verticales (Aucun de mes os ne sera troué pour servir de flûte enchantée, 1998), Lovay tisse depuis plus de quatre décennies une partition identifiable immédiatement à sa langue "enchantée", une langue qu'on dirait ensorcelée à plus d'un titre: d'abord par la longueur de ses phrases, qui s'articulent telles des formules magiques dissimulant, mais seulement en partie, comme si elles étaient ajourées, un sens autre; ensuite par l'intensité soutenue de sa prose qui agit sur le lecteur comme un hyper mantra.
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© Adolf Wölfli |
D'emblée, le lisant, on assiste au déploiement d'une syntaxe qui, tout en tenons et mortaises, propose une architecture mentale à la fois exigeante et excitante. Ici, le sens ne peut apparaître que si, lisant, on ne lâche rien tout en s'abandonnant, et c'est dans ce double mouvement accordéonien qu'opère la magie Lovay.
"Et je vivais tout entier dans la vie d'un de ces jours qui s'était lui-même évadé de la durée de tous les autres jours pour rejoindre ce matin-là où je n'étais pas réveillé par la lumière du matin mais où c'était moi qui réveillais la lumière pour lui demander de m'éclairer, pendant cette journée que je ressentais déjà comme une de mes journées innombrables d'employé à l'observation et aussi comme la toute première nouvelle journée où je pouvais envisager la possibilité d'un emploi qui durerait tant que je pourrais survivre aussi discrètement et secrètement que dans son insondable obscurité survivraient l'invérifiable identité et l'incontrôlable personnalité de mon invisible employeuse […]."
Nulle difficulté lexicale, nul chausse-trape syntaxique, pas d'entourloupe phonique – mais une simple et lente progression phrastique, à tendance rhizomique, donnant accès à une conscience ancrée dans une logique mentale unique. Lovay parvient ainsi, par cet échelonnement de la pensée, à créer un récit où l'anomal est la règle. En traitant les sensations aussi bien que les raisonnements comme des unités de langage qu'il convient de décaler et d'imbriquer, il crée un supra-réalisme où, si le sens peut sembler fracturé, les significations, elle, ne cessent de croître et proliférer, selon des rituels aussi précis que troublants.
Dans Chute d'un bourdon, tout est passible d'animation, d'âme, de chaleur. Sous ses allures de roman de formation (ou déformation), de par sa voix confessionnelle qui a quelque chose de beckettien (le verso dorée de L'innommable?), le texte propose un patient éblouissement de notre entendement. Lisez Lovay, et apprenez à respirer dans l'eau de ses phrases, vous verrez, vous muterez, muterez encore, muterez mieux.
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Jean-Marc Lovay, Chute d'un bourdon, éditions Zoé (2011)
mercredi 14 juin 2023
Les faits, rien que l'effet des faits
Dimanche soir: je cherche un film à voir su la plateforme Mubi et tombe, parmi les propositions du jour, sur Goodtime, un film des frères Safdie, avec Robert Pattinson dans le rôle titre. Je ne connais pas ces réalisateurs. Avec Marion, on regarde le film.
Lundi soir: De passage à Paris, je dîne avec Arnaud H. Je lui parle du film. Il me conseille de regarder, des mêmes réalisateurs, Uncut Gems, disponible sur Netflix. Je lui dis que je le regarderai demain, une fois rentré à Bar.
Mardi matin: Je commence à lire Stella Maris, de Cormac McCarthy. C'est bizarre, car depuis deux-trois ans je ne lis plus de fictions (hormis les textes envoyés à Inculte et quelques classiques); j'ai le livre de McCarthy depuis plus de trois mois, je l'ai rapporté de Paris et ne l'ai pas encore intégré à mes rayonnages. Mais je vois qu'il s'agit d'un dialogue, pas juste d'une narration. Je commence à le lire.
Mardi midi: Je parle à Marion de Uncut Gems, qu'on pourra regarder le soir même. On google les deux frères Safdie. Je m'aperçois qu'un des deux frères joue dans le prochain film de Nolan, Oppenheimer, qui n'est pas encore sorti. Je reprends ma lecture de Stella Maris. Il y est question d'Oppenheimer, du projet Manhattan. Je m'aperçois que le film de Nolan est adapté d'une bio qui vient de paraître au cherche midi. Je la demande à mon attachée de presse – le sujet m'intéresse, en partie parce que j'ai écrit sur cette explosion dans un roman intitulé CosmoZ. L'après-midi, je travaille à une traduction, l'histoire de six astronautes en orbite autour de la Terre; je tombe sur des allusions à la bombe atomique, au projet Manhattan.
Mardi soir: On regarde Uncut Gems.
Mercredi matin: Avant de travailler sur ma traduction en cours, je consulte comme d'habitude le fil des actualités. Cormac McCarthy est mort. Il est mort la veille.
Stella Maris. Etoile de mer. Etoile de ciel. Astronautes. Catastrophes. Champignon atomique dans le ciel. Connections. Hasards. Fin.