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mercredi 29 janvier 2020

De la construction du consentement


Ce qui est intéressant dans l’affaire Matzneff, telle qu’on peut désormais l’appréhender à sa juste infamie après lecture du puissant récit de Vanessa Springora, c’est qu’elle est très souvent et très insidieusement détournée de sa leçon première – entendre la voix de la victime – afin de permettre la réactivation d’une dialectique permissivité-interdit. Comme si, pour mieux encaisser l’abjection dévoilée dans Le Consentement, certains avaient à cœur de remettre au goût du jour l’ancien clivage droite-gauche. Ainsi, on a pu lire récemment, venant justement de cette « droite » d’autant plus décomplexée qu’elle se veut diffuse, que les abus subis par l’auteure du livre étaient directement liés à un climat libertaire instigué et soutenu par les penseurs de 68 (je schématise à peine). S’il est vrai qu’il y eut, dans les années 70, tout un discours remettant en cause l’appréhension de la sexualité des enfants, allant jusqu’à une critique de la pénalisation de certains rapports, discours qu’il serait d’ailleurs intéressant d’analyser, il est assez étonnant de voir que la conclusion qu’en tirent ceux qui n’ont jamais digéré le mouvement de libération des mœurs d’alors se résume à ceci : la rigidité morale de la droite était en fait un saint rempart contre la perversion ; l’esprit libertaire de la gauche masquait un impur désir de transgression. Ergo : les pervers n’étaient pas les cathos coincés de droite mais les soi-disant émancipés de gauche. Ergo, encore : libérer les mœurs n’était qu’une stratégie visant à justifier des exactions sur des mineures. De là à en conclure que le pédophile est le fruit des amours incestueuses entre Mai et 68, il n’y avait qu’un pas, qui a été très vite franchi…

Pour intéressant que soit ce débat (qui n’a pas vraiment lieu, tant il semble déjà tranché), on a l’impression que ses conclusions n’ont d’autre but que de se refiler une indésirable patate chaude. Comme s’il fallait à tout prix désigner les responsables « politiques » ou « historiques » d’abus sexuels qui, pourtant, ne sont en rien la marque de fabrique d’un mouvement de pensée particulier, mais demeurent intimement liés à la domination masculine. Vouloir faire croire, par un tour de passe-passe assez primaire et nauséabond, que l’inceste ou la pédophilie ne sont que des pratiques plébiscitées par la fameuse (et mythique) « pensée 68 », c’est ni plus ni moins affirmer qu’un des aspects de la domination masculine (l’abus sexuel sur mineure) est le pratique produit d’une époque et non une constante universelle. Est-il besoin de rappeler la systématisation du viol comme arme de guerre, la pandémie des agressions sexuelles au sein de la communauté religieuse, l’omniprésence de l’inceste quelle que soit la classe sociale ? En faisant l’économie d’une réflexion collective et d’un vaste examen de conscience, on en arrive à la situation suivante : le refrain « On ne peut plus rien dire (et donc, faire…) » côtoie le couplet « voyez où nous a menés votre soi-disant libération des mœurs ».

La question, pourtant, n’est pas seulement de stigmatiser des contextes socio-culturels qui auraient œuvré à la banalisation de crimes sexuels, mais plutôt de mettre à jour les mécanismes d’impunité élaborés afin de protéger ceux qui assimilent jouissance du pouvoir et pouvoir de la jouissance. A cet égard, notre déni de complicité semble impossible à rassasier. Ne serait-il pas plus intéressant, plus vital, plus nécessaire que chacun fasse, en son for intérieur, le fructueux procès de tous ces automatismes qui, par leur prolifération, ont permis de frelater jusqu’à la notion de consentement ? Sur ce point, le livre de Springora (tout comme les déclarations d’Adèle Haenel) apporte une indispensable lumière : le consentement n’est pas juste un pur fait binaire (oui/non), mais peut se révéler également une construction masculine, puisque pour jouir plus impunément de certains privilèges, entre autres sexuels, il importe au dominant de manipuler l’autre afin que ce dernier (et lui-même ?) adhère à l’illusion de son assentiment. Empêcher la victime de se penser comme telle, c’est faire d’elle la complice d’un bourreau qui n’en serait plus un. Une stratégie qui, rappelons-le, ne sert pas la diffusion d’une pensée politique particulière mais participe au maintien d’une domination généralisée. On ne s’étonnera donc pas que la « dénonciation » mise en œuvre par de nombreuses femmes soit assimilée, très perversement, à une forme de « délation », et que certains prennent un malin plaisir à parler de « chasse aux sorcières » alors qu’il s’agit plutôt, si l’on veut vraiment tenir cette note folklorique, d’une « exposition des ogres ». Une fois de plus, c’est en se plaçant en victime potentielle que l’homme espère échapper à un éventuel statut de bourreau. Le fumeux « concept » de « compassion impitoyable », bricolé à la hâte par Finkielkraut, en dit long sur cette peur viriliste – comme si le mâle, en sa qualité d’expert en « dérapages », n’avait qu’une angoisse : se voir infligé un traitement qu’il ne connaît que trop bien pour l’exercer sans ambages au quotidien. Certains ont beau jeu de brandir l'épouvantail de foudres, pénales ou médiatiques, allant même jusqu'à parler de "représailles" alors qu'il s'agit juste de la simple application d'une loi. Que ces hommes se rassurent, la "curée" dont une petite dizaine s'estime l'objet reste assez modéré au regard des 200 000 cas de violences conjugales subies par des femmes et des cent vingt-deux féminicides recensés l'an dernier en France…

Au final, ce que le mâle alpha refuse de voir, c’est moins la criminalité de certains de ses actes que le continent caché des conséquences desdits actes, c’est l’abîme des répercussions que creusent ses exactions dans le corps et la psyché d’autrui, s’ingéniant à considérer certains délits comme des « écarts », alors qu’hélas ceux-ci se révèlent tellement systématisés, et systémiques, qu’on ne saurait lutter contre eux qu’en exigeant de chacun non un vulgaire mea culpa mais le renoncement conscient et délibéré à ce vaste droit de cuissage, aussi bien physique que mental, qu’on voudrait nous faire passer pour un « moment d’égarement ». Admettre qu’on prend parfois ses pulsions pour des droits, cesser de confondre exercice du désir et pratique de la force, prendre l’exacte mesure de ses convoitises, etc : ce travail à effectuer sur soi est la condition première d’un respect de l’autre qui reste à bâtir. Les femmes nous y enjoignent – ne faisons pas comme si elles nous y forçaient. Ne les obligeons pas à nous y forcer pour mieux renverser le rapport de forces.

mercredi 8 mars 2017

Culture du viol ou viol de la culture ?

S. : Lors de l’étude des Liaisons Dangereuses en Terminale ma professeure a insisté sur le fait qu’il s’agissait d’un viol -je me la rappelle dire- “nous sommes bien d’accord qu’il s’agit d’un viol, n’est-ce pas?”; je réalise aujourd’hui que c’était sûrement par peur que certains ne s’en soient pas aperçu, et il y avait d’ailleurs eu une discussion. 


P. : La prof de français de la prépa dans laquelle je fais passer des colles leur fait étudier Les Liaisons dangereuses. La semaine dernière, je l’ai trouvée complètement dépitée, choquée et énervée en salle des profs. Elle sortait de cours et venait de passer 2h à essayer de CONVAINCRE ses étudiants de 1ère année, surtout les garçons, que oui, Cécile est bien violée dans cette lettre, et que quoi qu’il se passe après, même si après elle a l’air « d’aimer ça », c’est bien une scène de viol (très brutale, en plus). Eux préféraient parler de « victime consentante » et d’« initiation »…

Ces témoignages sont extraits d'un passionnant article intitulé "Le viol en littérature, perspectives d'enseignement", publié par le site Woman and fiction blog. L'auteure y étudie la difficulté rencontrée dès lors qu'on cherche à sensibiliser les jeunes, dans l'enseignement, aux inégalités hommes/femmes et en particulier et à les faire réagir à la "culture du viol". Les résistances sont nombreuses. Certains craignent que ces "mises en garde" s'accompagnent de réactions de dégoût envers une certaine littérature, comme par exemple Violaine Morin qui écrivait (sérieusement, apparemment) dans Le Monde ceci:
"Signaler tous les contenus violents, racistes, antisémites ou sexistes des programmes de littérature à l’université, ce serait donner aux étudiants la possibilité de refuser de lire, au bas mot: Homère, Ovide, Virgile, Chrétien de Troyes, Rabelais, Corneille, Racine, La Fontaine, Voltaire, Hugo, Claudel, Céline, Genet et même Proust…"
Il est intéressant de noter que, dans cette perspective, c'est l'esprit critique et éthique qui semble menacer la littérature, et non l'inverse. Mais pour l'auteure de l'article intitulé "Le viol en littérature, perspectives d'enseignement", cette crainte repose sur une erreur de jugement. Et de préciser:
"[…] la réduction de cette question à l’outil “trigger warning” présuppose que l’identification d’un contenu problématique va de soi et que la nature du problème posé par ce contenu est toujours la même. Or ce n’est pas le cas: loin d’être un sujet annexe susceptible de nous éloigner des œuvres en introduisant des considérations psychologiques ou politiques, la question de l’enseignement de textes représentant des violences sexuelles implique un véritable travail littéraire, exigeant et inconfortable, au cœur des textes."
Il s'agit donc pour l'enseignant d'aider avant tout l'élève à identifier la violence représentée, à le caractériser, puis à élargir sa réflexion en fonction des modalités de représentation. Un travail de fond, patient, à contre-courant d'une certaine doxa qui voudrait placer les œuvres littéraires en dehors du champ pragmatique. Il ne s'agit pas, bien sûr, de prouver par a + b que Valmont est un violeur ou que Laclos minimise la gravité de son acte, mais de s'assurer que, par exemple, les lecteurs des Liaisons – les jeunes lecteurs, en l'occurrence – comprennent pleinement ce qui leur est donné à lire. Après tout, le lecteur n'a pas vocation d'être, à son tour, une "victime consentante", pour reprendre cette hideuse expression qui semble à elle seule caractériser l'histoire de l'humanité vue et imposée par le sexe masculin.

Oui, nous sommes le 8 mars 2017, et, non, le premier et dernier combat est loin d'être gagné…

jeudi 26 juin 2014

La conscience du consentement, ou comment violer sans violer

C'est l'histoire de cinq types qui ont abusé sexuellement d'une jeune femme handicapée mentale et qu'on relaxe purement et simplement. On serait tenté de poser la question suivante: comment se fait-il? La décision du juge repose sur la conclusion suivante:
"La conscience de l'absence de consentement de la victime n'est pas établie."
Pardon? Il y a viol quand il n'y a pas consentement, là-dessus je crois que tout le monde est d'accord. Mais voilà qu'il existe désormais une subtilité: il ne suffit pas qu'il n'y ait pas consentement, il faut également qu'il y ait conscience du non-consentement.

Pardon? Si vous ne consentez pas, ça ne suffit pas, il faut que vous fassiez clairement comprendre à l'autre (ou les autres) que vous ne consentez pas, afin qu'ils en aient conscience. Parce que, allez savoir, si ça se trouve, vous simulez le consentement. Du coup, on peut penser que vous simulez aussi le non-consentement. Vous suivez?

Pardon? Pourtant, la jeune femme en question, sommée par son petit ami de faire des pipes à ses quatre comparses, a refusé. Mais elle n'a pas dû refuser assez clairement pour que ces joyeux drilles aient conscience qu'elle refusait de se livrer à cette farandole de pipes. En outre, la jeune femme en question est décrite par les experts psychiatres comme "handicapée mentale" et "dotée d'un QI d'un enfant de six ans". Mais les cinq types, eux, qui ont suppose-t-on un QI correct, sont incapables d'accéder à la conscience du non consentement de leur victime, qui du coup à leurs yeux n'est pas une victime. Ou bien une "victime consentante" – on n'est plus à une aberration près, apparemment…

Pardon? Gageons que si on leur annonçait qu'ils sont accusés de pédophilie, ils seraient les premiers étonnés. Mais le pire, c'est cette déclaration faite par un des relaxés – le terme est plus qu'approprié…– lors de l'audience. C'est une phrase incroyable, qu'il faut lire et relire pour en saisir toute la subtilité sémantique et syntaxique:
"Elle s'est sentie légèrement un petit peu obligée."
Phrase-monstre, où la (fausse) conscience du coupable tente de s'approcher de la (vraie) conscience de la victime. Phrase qui, effectivement, rend complexe la conscience de l'absence de consentement, puisque l'autre est perçue comme "se sentant obligé" – la perception comme ersatz de conscience?. 

Se sentir un peu obligé: ces quelques mots semblent sédimenter à eux seuls la conception que l'homme se fait de la femme. Quant à ce "légèrement", qui cherche à moduler, nuancer, il exige une sacrée absence de conscience pour qu'on consente à le prononcer.

mercredi 5 mars 2014

Viol et consentement: le triomphe de la volonté (de négation)

Je vais vous la faire courte. C'est un fait divers américain. En mars 1995, Patricia Esparza est violée par un type qu'elle a rencontré dans une boîte, un certain Gonzal. Elle raconte tout à son petit ami quelques semaines plus tard, celui-ci lui demande de lui désigner le violeur et, avec quelques potes, le kidnappent et le tuent. Bon, en fait, c'est plus compliqué que ça. Peut-être qu'Esparza a participé au meurtre. Qu'elle a incité son copain à tuer Gonzalo. Quoi qu'il en soit, elle est aujourd'hui accusée de meurtre, et la justice américaine lui conseille de plaider coupable si elle veut n'écoper que de cinq ans de taule. Mais ce qui est intéressant dans cette affaire, ce sont les propos tenus par les deux policiers qui penchent pour la thèse de la complicité/culpabilité d'Esparza. Selon le premier, elle aurait "consenti [consented] à ce que Gonzalo la viole". Selon le second, "Patricia a autorisé/laissé [allowed] Gonzalo à la violer".
Il existerait donc quelque chose de l'ordre du "viol par consentement mutuel" (on va supposer que ledit Gonzalo était d'accord lui aussi, hein). On sent bien qu'il y a là comme un petit paradoxe entre la définition du viol et celle du consentement, mais apparemment ce paradoxe serait purement linguistique. C'est un peu comme si on définissait l'assassinat des dizaines d'Algériens en octobre 1961 de "suicide aquatique assisté". Certes, la notion de consentement reste floue, mais à chaque fois on retrouve le même schéma: il y a eu flirt, drague, avances, sollicitations, et au final, l'expérience sexuelle a "mal tourné". Comme si un viol était davantage une question de point de vue, une forme de revirement, qu'un crime perpétré sur autrui. Si le violeur, au lieu de violer sa victime, l'avait juste tabassée, parlerait-on "de raclée consentie"?
En fait, cette histoire de "consentement" devrait être au centre des réflexions sur la violence sexiste. Car c'est une notion profondément masculine. C'est l'homme qui en définit les contours, de toute évidence. Lui qui estime que, à défaut de volonté propre et tranchée, la femme, à sa façon "discrète", "farouche" et vaguement "perverse", se contente d'un "consentement". Le consentement comme version féminine de la volonté masculine, donc, une forme de sous-volonté, qui ne prend pas les devants mais reconnaît au contraire la toute-puissance de la volonté virile et s'y plie. Non pas un plein gré, mais un gré tiède, faute de mieux. Consentir serait reconnaître, en fait, la faillibilité de sa propre volonté. N'étant pas assez forte pour vouloir, je consens. 
Tout cela ressemble à un terrible lapsus. Au lieu de dire "subir", on dit "consentir". Comme si les deux, dans l'imaginaire viril, se confondaient… dès lors que la justice s'en mêle.