Lambert Schlechter a commencé à publier vers l'âge de quarante ans et cela fait maintenant près de quarante ans qu'il publie. Je n'irai plus jamais à Feodossia est le neuvième volume du cycle "Le murmure du monde", dont la publication a débuté en 2006, et il s'agit d'un recueil de 198 "proseries", recouvrant une période d'écriture allant de décembre 2017 à avril 2019. Mais la numérologie ne nous intéresse pas, alors disons les choses autrement. Lambert Schlechter écrit à contre-vide, sous haute protection du feu, debout sur la page à laquelle il dicte plus qu'il ne confie les intermittences de son esprit. Non pas parler pour dire quelque chose, mais écrire pour que se dise autre chose, par l'écriture, de ce que l'œil a vu, le cœur senti, la main touché. La "proserie", telle que la malaxe Schlechter, n'est pas juste une page, ce doit être aussi une page juste, vingt-cinq lignes manuscrites destinées à accomplir un tour, comme on dit un tour d'horizon, mais ici bien sûr l'horizon est à recréer de tout mot.
Celui qui écoute et retranscrit le "murmure du monde" est un greffier d'un genre particulier, qui ne saurait faire fi de rien ni abus de quoi que ce soit, c'est une question d'équilibre, les faits et les gestes du vivant se présentent à lui et il doit retenir ce qui est susceptible de faire page, c'est-à-dire de tenir debout encore, même couché par écrit, d'aller et venir dans le langage une fois arraché au réel. Travail de fourmi, ou de titan, comme on veut, d'orfèvre ou de bûcheron, c'est selon, mais travail, force de frappe et de caresse, avec en prime la magie de l'engouement sans cesse recommencé, car ici écrire est une insistance à vivre dans le phrasé.
Faire feu de tout bois? On serait plutôt tenté de dire, faire de nouveau du bois avec tout ce que le feu voudrait changer en cendres – on rappellera qu'en 2006 la maison-bibliothèque de Schlechter, sise dans les Ardennes, fut détruite par un incendie, trente mille volumes et un univers de manuscrits y laissèrent la peau. Choses vues? Choses perçues, surtout, voire imaginées, convoqués, remembrées Les "poils pubiens des anges", les scarabées, le "sel de l'ironie", la "féminine convexité du pubis", les "boutons de nacre" de sa chemise: on pourrait concevoir un index des sujets traités par Schlechter, mais cet index, qui serait comme l'annuaire fantasmé du monde, échouerait à rendre compte de cette "urgence bestiale" qui le pousse à exercer ce métier d'écrire.
Car la page, telle que calibrée par Schlechter – et en cela son entreprise est proche du travail de Bernard Collin et de ses 22 lignes de persistance quotidienne –, la page schlechterienne n'est pas purement logomachique. Ici, l'ennemi n'est pas la langue. C'est la mort, qui a élu insolemment domicile dans la marge, et la page est là pour la tenir à distance, à bonne distance, autrement dit à portée d'œil et d'oreille. La page est donc un exercice, une résistance, une sorte de cale glissée sous le battant de la vie, afin d'empêcher un refermement. La page capte et laisse vibrer, fixe sans figer, donne une seconde chance aux choses qui passent – devant la fenêtre, par la tête, au fond du corps. La page devient une instance autonome du corps, un membre moins fantôme qu'on pourrait le croire, susceptible de faire geste, de signer, comme on parle de signer pour qui est muet.
Sincère, la page l'est jusqu'à la corde, jusqu'à l'os. Elle n'est pas un tour de prestidigitation mais de l'ordre d'une magie séculaire. Une découpe dans la trame de l'aujourd'hui, un empan prélevé avec soin. Elle est, bien sûr, recommencement, jamais brute, toujours œuvrée. Lui importe éminemment l'avénement d'une scansion:
"Attitudes & postures qu'on a pu voir chez Blake et qu'on reverra plus tard, revues, corrigées & virulentées dans l'atelier de Bacon, rageuse hachure de mauve et de gris, fantasmes amniotiques, mimer l'obscurité, pasticher la noirceur, comploter contre l'asphyxie, les murs bougent, les fenêtres tressaillent et les portes clapotent, retourner dans l'œuf, régresser dans l'ovaire, échapper à tout prix aux emprises, ne pas se faire prendre dans les nasses, […] vienne la nuit me dissoudre, vienne la pénombre me gommer, je me suis administré avec tant de sollicitude, les préposés du cadastre me concèdent mon lopin, le marchand de légumes m'approvisionne en cerfeuil & oseille, la maréchaussée royale me laisse filer sur ma sente, j'ai arrêté de revendiquer quoi que ce soit, et quand s'affole autour de mon abat-jour la mite de minuit, je ravale l'inutile soupir, l'espace autour de moi est ponctué par des milliards de points plus ou moins nommables […]"
On l'entend ici: la page que nous offre Lambert Schlechter, à la fois affranchie et tenue, cherche à orchestrer et déplier une perception nourrie d'affects et de visions, elle prend la pensée pour ce qu'elle est – une variation de l'être, un séisme toujours notoire –, et laisse les couches de sens se déposer, se chevaucher, jusqu'à l'infime friction, surtout elle appelle et provoque la cadence, invite le corps à se faire trace, force l'essentiel à scintiller dans les interstices du nommé. C'est une victoire, au sens où quelque chose d'adverse est mis en jeu, en joue.
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Lambert Schlechter, Je n'irai plus jamais à Feodossia, proseries, Le Murmure du monde /9, éditions Tinbad, 22,50€