mercredi 29 mars 2023

Patte blanche, griffe noire: Comment sortir du monde selon Marouane Bakhti


Je résume: Une nouvelle librairie – La Pharmacie des âmes – crée une nouvelle maison d'éditions – Les Nouvelles Editions du Réveil – et publie un nouvel auteur – Marouane Bakhti – qui vient d'écrire son premier livre – Comment sortir du monde. Autant de bonnes nouvelles, espère-t-on, devraient combler notre curiosité. On ouvre donc Comment sortir du monde avec une certaine appréhension. La peur d'être déçu est une ombre qui plane toujours sur la découverte d'un premier texte. La peur d'en lire deux pages puis de balancer le livre à l'autre bout du salon, en se disant: tout ça pour ça… La peur de tomber sur une énième histoire de trentenaires déboussolés qui décident de s'installer en Ariège, ou de vieil écrivain désabusé retrouvant le goût de vivre grâce à l'apparition mystérieuse d'une violoncelliste rousse, etc. La peur de lire des incipits du genre: "Ce jeudi 16 octobre n'allait pas être un jour comme les autres, mais un jour différent, Frank en avait l'intime conviction". La peur de comprendre que l'auteur.e a l'intention d'écrire d'autres livres. Mais cette fois-ci: ouf. La peur s'évapore. Le récit de Marouane Bakhti est tenu de bout en bout par une ténacité d'écriture qui, à coups de paragraphes pensés comme des versets, nous entraîne dans le sillage d'une vie bouleversée/bouleversante. 

Ça commence dans le bocage, entre bêtes chaudes et spectres sylvestres, où un enfant se débat avec lui-même dans sa famille mi marocaine mi française, les souvenirs s'enchaînent comme autant d'éclats persistants dans la chair du narrateur, l'Aïd, le secret d'une étreinte mâle au fond des bois, l'injonction à faire du sport, la figure crispée du père, entre Jésus et Allah. L'enfant aux aguets, qui sans cesse engrange et n'ose exprimer ses ombres:

"Je les regarde tout le temps, je les écoute, je les observe, je suis cette antenne ronde, celle qui capte la télévision que l'on n'a pas ici."

Arabe ou pas? Le narrateur évolue dans les eaux troubles d'une éducation qui oscille entre intégration et mémoire des traditions, une éducation qui ne laisse aucune place à la découverte de sa sexualité. L'enfant devient adolescent, il se cherche comme on se fuit ("Personne ne m'a donné le droit de disparaître, je me l'octroie.") La colère le sculpte, la honte l'abreuve. Il faudra un jour trancher, partir – pour mieux revenir?

"Je suis d'une culture hors sol, un garçon né dans une boîte de Pétri, qu'on a fait flotter comme les jacinthes sur les étangs autour de la maison familiale."

Les notations se suivent, dessinant en pointillé un parcours en apparence erratique, quoique mené par le désir, la sarabande du désir. Désir de se réinventer, de s'oublier, pour ne pas avoir à affronter les orages cachées des origines:

"Je voudrais être la créature de quelqu'un d'autre, qu'on choisisse mon destin, que le soleil explose, devienne rouge et meurt sur la terre en déversant sa lave et que je fonde dans l'univers comme ça, complètement oublié et sans aucun monde à sauver ou abandonner."

Il y aura ensuite Paris, des retours au pays pour des deuils impossibles, des amours qui mordent, Grindr, des conversions et des inversions, une famille restaurée, des promenades dans Tanger, en Italie, une résurrection dans un hammam, une assignation à savoir où résider. Et cette vérité qu'il faut déplier:

            "Les langues domptées par la pénombre disent des histoires."

________________________

Marouane Bakhti, Comment sortir du monde, Les Nouvelles Editions du Réveil


mardi 28 mars 2023

Les choses au poing: l'heure de la cruciale question

 


C'est samedi 1er avril, à 17h, lors de l'Escale du Livre, à Bordeaux, au Studio de Création. Toutes les infos ICI.


AVERTISSEMENT : En cas d'absence du public, l'auteur décline toute responsabilité et poursuivra en justice l'éditeur, les organisateurs de l'Escale du Livre, la Mairie de Bordeaux et Sylvain Tesson qui n'y est pour rien mais ce n'est pas une raison.


P.-S.: Les personnes connaissant la réponse à la question posée par l'auteur sont priées de se présenter au commissariat le plus proche de leur résidence, et ce sans crainte, les violences policières étant un mythe.


AH, J'OUBLIAIS: Ceci n'est pas un exercice. Je répète: ceci n'est pas un exercice. Et encore moins un poisson d'avril.

lundi 13 mars 2023

Lavis sans cesse recommencé : à propos d'un recueil d'Yves di Manno

Transigent (2022), © G. Campbell Lyman

Bien sûr, le mot "Lavis" – qui donne son titre au dernier recueil d'Yves di Manno – entraîne le lecteur dans un monde pictural, en suggérant l'idée d'une couleur unique qu'en diluant on aide à nuancer – ainsi des mots auxquels il convient d'offrir des ombres et dégradés, ce qui somme toute est figuré dans le titre de ce livre, qui aussitôt s'entend: "la vie".

Bien sûr, les textes ici assemblés – on préférera dire "réunis", comme s'ils étaient voués à un conciliabule secret – s'étendent sur une période allant peu ou prou de 1997 à 2014, mais leur mise en résonance est, à sa façon, une autre forme d'écriture. Ensemble, ils gravitent, orbitent, se croisent, se frôlent – et s'il faut parler d'un fil rouge, disons que plus que le thème de la couleur ou du cadre, ce qui les lient, leur affinité première, est d'ordre "sympathique" (comme on le dit d'une encre).


En effet, ces textes ont tous ou presque, inscrits en eux, l'écho d'un travail autre: celui d'un poète (Jack Spicer, Nicolas Pesquès), d'un artiste (Jacques Scanreigh, Philippe Hélénon), d'un romancier (Russel Greenan), d'une photographe (Anne Calas) – à chaque fois était/est en jeu un rapport à l'image, et aux incisions qu'elle sécrète. Or ce qui intéresse et convoque di Manno, c'est ce qu'il appelle le "ciel d'établi", un ciel posé sur un chevalet, en opposition au "ciel abstrait" qu'on devine derrière les hublots du monde ("les lucanes ovales du réel"). Qu'est-ce qu'un établi, sinon la table poétique, dont il serait naïf de nier la fragilité – travailler à l'établi, c'est se confronter au bancal, c'est accepter de briser des chevalets ou de lacérer des toiles, comme celles réduites en lambeau par le cutter du père dans le texte "Variations sur un thème de Russell Greenan" (rappelons que Greenan fut antiquaire, ce dont se souviennent sans doute, dans le texte "L'établi", ces vers:

"un tel par contagion, Y. par omission / (ou pêchant à la ligne) et rêvassant / à ces lueurs maudites (rayon / des antiquaires, magasins sans chalands / ces phrases interdites ou mal posées / (de biais) le chapeau de traviole"

). Le magasin d'antiquités, c'est aussi (je m'avance peut-être…) le corpus de ces œuvres que traverse le poète, par la lecture ou la traduction – des antiquités qui n'ont évidemment rien d'antiques dès lors qu'on les réactive par un dialogue. En outre, ic, lettre "Y", en plus de renvoyer au prénom de l'auteur, est à la fois chevalet susceptible de verser, ligne jetée dans l'eau de la mémoire et mise en faisceau de rayons.

La technique du lavis, di Manno l'applique scrupuleusement, passant du mot "lueur" au mot "leurre", du mot "suie" au mot "soie", mais aussi "plaie/plan/plainte", "liane/diane", ou encore l'adjectif possessif "sienne" devenant la couleur "sienne". (On l'a dit: lavis: la vie.) Il suffit de changer légèrement de perspective (auditive, visuelle) pour glisser d'un tableau à l'autre, d'un table-établi à l'autre. D'une sensation à l'autre.

Bien sûr, ce travail qu'on pourrait dire de dilution s'accompagne d'un sentiment de perte (proximité de la strophe avec la catastrophe), et le dernier texte du recueil – "qu'avons-nous fait…" – semble renvoyer tous les "traits jetés" précédents, ces rêves d'estampes, à leur origine, au néant qui précède (et peut-être succède au) geste créateur. A la question posée – qu'avons-nous fait? – le poète semble accepter l'échec de l'indicible : on ne ferait qu'ôter "du silence au silence", de "la nuit à la nuit" – et encore: "pas même", car "l'ombre en nous demeurait" – on ne ferait que diluer le geste même de créer dans un "rien", une béance faite d'"inhumain" et d'"inutile". Déjà, premier texte du recueil rappelait:

"longtemps j'ai cherché dans / le poème l'ombre / d'une mémoire plus vaste / que la mienne"

Mais sans cette ombre qu'aucune eau ne saurait diluer assez, le poème – les poèmes de di Manno – n'auraient pas cet air à la fois tremblé et précis, comme si les nuances, parce que vivantes, se devaient d'être appréhendées dans leur illusoire pérennité. Et l'on aimerait déposer au pied de ce "Lavis" – comme un baume? un signe? – ces vers de Paul Valéry, extrait du Cimetière marin:

"Je m'abandonne à ce brillant espace / Sur les maisons des morts mon ombre passe / Qui m'apprivoise à son frêle mouvoir"

_________________________________

Yves di Manno, Lavis, éd. Flammarion, coll. Poésie (17€)

samedi 11 mars 2023

Cocteau et les soucoupes volantes


Dans les années cinquante, des choses dans le ciel, qui vont et viennent, et hantent. Cocteau lit les journaux, regarde là-haut, ne pense plus qu'à ça, à ces choses, insistantes. Dès 1952, il écrit des lignes qui parlent d'elles, de ce qui l'attire chez elles, en elles. La passion devient douce obsession, un songe de métal. Cocteau aimait les avions, les anges – voici les soucoupes. Les soucoupes volantes. Qui survolent la France, et affolent. Elles l'occupent. Frappé d'un infarctus, alité mais pensant, il se sait sous leur coupe. Une théorie le travaille, il s'interroge, cherche l'astuce. Quelles voies suivent-elles, quels points relient-elles. Il se lie d'amitié avec un ufologue, lui écrit une préface. Tenace, il scrute. Parfois il lui semble toucher du doigt un but:

"5 juin 1952
Il est probable que les soucoupes signalées partout à l'heure actuelle ne sont qu'une, la même, qui a perdu sa formation et se demande avec angoisse comment la rejoindre. Si je devine juste, les créatures qu'elle abrite doivent vivre un drame terrible et circuler à une vitesse vertigineuse d'un point à un autre de notre ciel, s'approchant peu de notre globe et fuyant comme des flèches dès dès qu'elles se sentent observées. Si son engin a la dimension que lui supposent nos calculs, il peut contenir une cinquantaine de créatures de notre taille ou bien une multitude de créatures d'une taille d'insecte ou bien une seule créature géante par rapport à nous. De toute manière, le comportement de cet engin révèle davantage une inquiétude que de la curiosité. Il imite les trajectoires folles d'un bourdon enfermé dans une chambre. Si la formation cherchait une planète libre (colonisable) et si notre présence la gêne (il est possible que notre lenteur l'effraie) - il se peut que nous ne revoyions jamais les soucoupes et il est intéressant de se demander quel sera le sort de la soucoupe perdue. Elle reste sans doute le seul espoir terrestre d'apprendre quelque chose de son mécanisme, les forces qui la meuvent et la nature de ses pilotes."

Quel sort faire aux soucoupes? Dans quels vers les plonger et sur quoi les poser? Cocteau, terrassé, refuse de rester en rade. Lui qu'on admire, et vilipende, soupçonne. Bientôt l'apocalypse, et la bonne, autre chose qu'une mascarade. Le temps presse, il passe, c'est comme une éclipse. Que feraient les soucoupes si elles cessaient de voler? Cocteau pressent l'entourloupe, la controverse. L'heure est là, sur la terre comme au ciel. Pour Seghers, il écrit, enfin, un texte qui dit ce que sont les soucoupes:

Soucoupes volantes

Les soucoupes volaient à la terrasse du Café de la Rade. Les garçons n'y pouvaient rien et disaient que ce n'étaient pas des soucoupes mais des mirages. Terrible vol silencieux de soucoupes que les consommateurs se lançaient à la tête, qui ne touchaient personne et disparaissaient silencieusement vers l'est.

Le mythe de la soucoupe se tasse, on retire la nappe, on range les chaises. Un objet céleste a passé. Cocteau l'a visité, fixé, délaissé. L'étoile était filante, la soucoupe volante. Vers volé, volant. C'est assez. Soucoupe savante? Au Café de la Rade, on boit du vin, du rouge sang. La vie vaut ce qu'elle vole.



vendredi 10 mars 2023

Atacama mon amour

Au bord du désert d'Atacama, troisième roman de Laure des Accords (c'est ma grande sœur), vient de sortir aux éditions Le Nouvel Attila. Ce qu'en dit l'éditeur:

Le livre:

"Santiago, années 1970. La Brigade Ramona Parra peint sur les murs en signe de protestation et d’opposition à Pinochet. Amalia est l’une de leurs membres. Hantée par son père, notable, soutenue par sa mère, conteuse, aidée de ses compagnons d’armes et de poésie, elle poursuit son art sans jamais savoir (ou vouloir savoir) qui l’a livrée à ses bourreaux. Laure des Accords imagine les amours, l’exil et le destin en France de cette artiste passionnée, passionnelle, cernée par l’oppression, le silence et la mort. ​​​​Baigné de contes des Mapuches, ce texte dessine le portrait d’une femme en manque de mots, bridant ses désirs, face à des hommes du côté de la parole, du contrôle et de la répression."

L'auteure:

Bercée durant l’enfance et l’adolescence par la poésie de Baudelaire, Rimbaud, Verlaine, Cendrars et Jehan-Rictus, Laure des Accords a travaillé dans l’édition. Aujourd’hui, elle enseigne et anime des ateliers de théâtre auprès d’adolescents. Auteure de deux premiers romans, Grichka et L’Envoleuse (Verdier), elle se reconnaît deux phares dans l’écriture : Jacques Prévert et surtout Jean Sénac, ami de son père, né comme lui à Alger, premier poète qu’elle a rencontré en chair et en os.

mercredi 8 mars 2023

L'étoile Kafka: un miracle d'observation signé Reiner Stach


Rédigée entre 1996 et 2014, l'immense biographie consacrée par Reiner Stach à Franz Kafka invite à une expérience hors du commun. Qu'on se représente l'entreprise: trois volumes de près de 800 pages entièrement dévoués à la découverte de l'individu Kafka, nés d'une fréquentation de ses œuvres, de son journal, de ses lettres et de milliers de documents. Le résultat aurait pu être étouffant: il est tout bonnement sidérant. La première surprise qui attend le lecteur n'est pas la moindre: en effet, le premier volume qu'il nous est donné d'embrasser, intitulé Le Temps des décisions, recouvre les années 1910 à 1915. Quid de l'enfance, par laquelle commence d'ordinaire une biographie? Reiner Stauch, conscient de la pauvreté des sources kafkaïennes concernant les années 1883-1910, a préféré attaquer directement la montagne K par sa face la plus documentée et la plus fascinante, autrement dit par la période littérairement la plus féconde – se donnant ainsi le temps d'accéder à de nouvelles archives pour compléter sa fresque. Le fait est que le projet biographique de Stach n'est pas commun:

"Le biographe nourrit un rêve. Une utopie, pourrait-on dire, quoiqu'il s'agisse peut-être simplement d'un vice larvé, d'un appétit. Il veut aller au-delà de ce qui s'est passé. Il veut savoir, non: il veut vivre ce qui s'est passé comment l'ont vécu ceux qui y étaient. Vivre ce que c'était que d'être Franz Kafka."

Et s'il se défend d'y être parvenu, force est de reconnaître que Reiner Stach, riche d'une empathie aussi lucide que méthodique, aussi rigoureuse que respectueuse, nous permet de suivre la vie de l'auteur de La Métamorphose en un pas à pas proprement fascinant. Evitant les élucubrations romanesques comme les analyses convenues, Stach aborde le continent K selon une approche qu'on pourrait qualifier de physique, voire chimique. Il ne met pas à plat la psyché de son sujet mais plutôt s'y fond, en épouse les contours plastiques, ne cherchant jamais à élucider telle ou telle décision à la lumière de ce qu'on sait de ses conséquences, en totale immersion dans le clair-obscur de son sujet, comme aimanté par ses convulsions et ses atermoiements. L'introspection à laquelle il se livre échappe à la pyschologie : Stach n'essaie pas de comprendre Kafka avec les armes extérieures d'un facile behaviorisme, mais s'efforce de restituer l'intériorité de l'écrivain comme si nous étions partie prenante de sa destinée, comme si nous errions nous aussi dans un dédale en perpétuelle reconfiguration. Pendant des centaines de pages, il nous est donné, non pas d'être Kafka, mais de partager la dimension mentale de son vécu, et ce au plus près.

Kafka, en dépit de la solitude dont il se fait à la fois un rempart et une malédiction, n'est jamais seul. Autour de lui, le monde ne cesse de le solliciter: son travail l'accapare, sa famille le juge, ses amis le sollicitent, ses éditeurs le guettent, des femmes l'attendent, des rêves l'ébranlent, la guerre le bouscule – mais l'écrivain, lui, n'en démord pas: tout doit se jouer sur la page qu'il peine à noircir, et chaque seconde dérobée à son labeur est à la fois un pas vers la vie partagée et un pas loin de la vérité de l'écriture.  La vie, c'est accepter de composer avec l'autre; le vrai, c'est fixer des vertiges. Kafka ne connaît l'extase qu'au cours de rares nuits d'écriture, selon un rapport quasi électrique: une charge qui culmine, une décharge qu'il faut maîtriser. Tout le reste lui est un pénible fantasme, comme en témoigne l'incessant ballet désir/répulsion qui se joue entre Felice et lui. Il travaille son corps et son esprit comme il travaille son écriture: en vue d'une ascèse qui lui permettrait d'être entièrement sans exister autrement. Et c'est là que Stach est remarquable: sans jamais rien négliger de la moindre oscillation de la psyché kafkaïenne, il opère un miracle biographique des plus rares: nous rendre familière l'étrangeté de vie du docteur K. Sans jamais rien négliger ? Oui, car rien n'échappe à sa vigilance empathique. Et surtout, jamais il ne dissèque : il déplie délicatement l'origami des événements extérieurs et intérieurs. Il n'analyse pas en logicien, mais arpente en compagnon symbiotique. 

"Tant que Kafka travaillait, ça travaillait aussi… Le travail et la vie, le bureau et la vie, les organisations et la vie: dans la littérature, tout s'unissait. Ignorait-il vraiment que cette interpénétration, même si elle le tourmentait et parce qu'elle le tourmentait, était le point de fuite secret de son écriture?"

Son rapport au judaïsme et au sionisme, ses liens avec ses parents, ses fréquentations, son implication dans le monde du travail, sa conception de l'hygiène, sa réticence face à la sexualité, son jugement impitoyable quant à ce qu'il écrit, ses moments de grâce, ses angoisses, son ambivalence devant la publication, la tension stratégique de sa correspondance : tout cela ne nous est pas donné en un catalogue fastidieux mais au prix d'une traversée incroyablement souple et juste de chaque instant de la vie de Kafka. Le projet de Stach n'est pas tant: comment devient-on Franz Kafka? mais plutôt: comment fait-on pour le rester? Pour résister aux sollicitations et à la sollicitude d'autrui, pour s'enfermer sans se dessécher, pour transformer la plus haute solitude en l'énergie la plus concentrée. L'enjeu au cœur de la vie de Kafka pourrait peut-être se résumer ainsi: comment observer sans être observé.

La logique du vivant, oui. Mais surtout: la dynamique de l'écrivant. Jamais biographe n'avait hissé à ce point l'empathie à de telles hauteurs, ou plutôt à de telles profondeurs. Avec drôlerie, élégance, prudence, obstination, sans jamais dériver de l'orbite établie, sans peupler les zones d'ombres de vaines supputations, sans manipuler les causes avec les pincettes des conséquences. Sous la plume de Stach, la machine Kafka se change en monde organique. Ce qui n'aurait pu être que le froid calendrier d'une vie devient la prospection névralgique d'un être – et à l'exploit de Stach il faut adjoindre celui de son traducteur Régis Quatresous, non moins écrivain, à maints égards, que le biographe.

C'est peu de dire qu'on attend les prochains tomes (le tome 2, Le temps de la connaissance, paraîtra en novembre 2023 et le tome 3, Les années de jeunesse, en mai 2024, pour le centenaire de la mort de Kafka), de cette biographie exceptionnelle, déjà traduite dans six langues et en cours d'adaptation en série par la télévision allemande.

_________________

Reiner Stach, Kafka, tome 1 – Le temps des décisions, traduit de l'allemand par Régis Quatresous, le cherche midi éditeur


vendredi 3 mars 2023

Et nous ne sommes que bouleversements…

©Louise Bourgeois / My Inner Life
D'un livre à l'autre on va, lentement, comme si on ouvrait des portes donnant sur d'autres portes. Et on a l'impression qu'il se passe des choses, que des choses passent, on dirait des ombres, ce sont des formes, et elles ne cessent de nous surprendre.

On lit La renouée des oiseaux, de Paola Pigani où une femme internée essaie de survivre à l'hiver et à l'enfant perdu en plongeant ses mains dans la chair d'un arbre — "Quand mes os craquent / l'arbre pleut sur moi / lave le sang de mes premières lunes / l'oubli / l'enfant" — et on se dit que ces battements, ces raclements, c'est nouveau; on pense à Camille Claudel incarnée par Juliette Binoche; on pense à Pizarnik;

on lit les corps caverneux de Laure Gauthier et voilà qu'à peine poussée la grille de l'asile on s'avance dans Rodez, on entre (peut-être) dans une chapelle où Artaud allait prier sa mère, et c'est une tout autre errance qui commence, un autre dédale, avec d'autres arbres aussi, "Où sont les grandes congères du renouveau? Où le pied / s'enfonce comme l'être / et dégage en chutant / de l'herbe verte comme jamais, / gorgée, / et la trace qui crisse d'envie / d'aller", et si on croise Denis Roche ou Jimi Hendrix au détour d'un vers, on sait qu'on est ailleurs, sur un autre territoire, oui, quelque chose change, a changé, la poésie entend et libère d'autres voix, on l'a senti aussi en lisant La semaine perpétuelle de Laura Vazquez, et on se doute que l'expérience sera là, encore, avec son Livre du large et du long;

on lit Lirisme d'Aurélie Foglia, et c'est toute une bibliothèque qui devient chair, corps, une langue nouvelle ici le dit, légère et profonde, d'une souplesse qu'on n'espérait plus — "un livre / il vaut mieux le savoir / a un pli entre les omoplates qui / l'empêche de s'étendre / à la réalité / l'obligeant à rester en marge " – et voilà un "lirisme" qui donne vraiment à lire le monde dans ses creux et ses bosses – "j'habite ce qui me hante" – et on se dit qu'il était temps d'être ainsi stimulé, emporté;

on lit Tantôt, tantôt, tantôt de Virginie Poitrasson, et on se retrouve plongé dans une cartographie sensible de la peur, on y suit les tours et détours qui font de toute menace une ombre portée, et si on renoue avec les épreuves-exorcismes de Michaux, on est aussi dans la sillage d'Etel Adnan, ici les "pluies de météores" de Poitrasson sont des échos prolongés aux stances des Saisons d'Adnan – "Additionner méthodiquement les précipités. Précipité après précipité" – et pourtant c'est nouveau, les lignes ont tremblé, la voix a la précision de l'affrontement, désormais les fantômes sont des partenaires, on ne voit pas son propre dos mais on en connaît le danger;

on lit parole, personne, d'Anne Malaprade, et là encore le paysage s'est révolté, les ombres ont rué – "Tous les fantômes sortent de la mort comme je songe ton sort" –, là encore on croise des femmes-louves, on tord les linges de la langue, là encore une autre genèse des femmes voit le jour. Il faudrait – il faudra – revenir sur ces quelques livres dont nous avons plus que jamais besoin.

_______________________

Paola Pigani, La renouée des oiseaux, éd. La Boucherie littéraire (2019)

Laure Gauthier, les corps caverneux, éd. Lanskine (2021)

Aurélie Goflia, Lirisme, éd. José Corti (2022)

Virginie Poitrasson, Tantôt, tantôt, tantôt, éd. du Seuil, coll. Fiction & Cie (sortie le 10/03/23)

Anne Malaprade, parole, personne, éd. Isabelle Sauvage (2018)

Lectures additionnelles:

Laura Vazquez, La Semaine perpétuelle et Le livre du large et du long (éd. du Sous-Sol)

Etel Adnan, Le destin va ramener les été sombres, anthologie, éd. du Seuil, Points/poésie