jeudi 22 avril 2010

Ne pas taire le bestiaire


Les éditions Folies d’Encre continuent de nous faire visiter l’interlope ménagerie de l’écrivain brésilien Moacyr Scliar. Le Carnaval des animaux, recueil de 23 nouvelles, hommes et bêtes semblent embarqués dans une dérive où tout est possible, depuis l’autophagie résignée jusqu’au recyclage bovin intégral, en passant par la vieillesse capitaliste d’un Marx ayant retourné sa veste.

En Quiroga ludique, Scliar dose avec malice et ingéniosité la tribu des pulsions humaines, créant des situations inédites, qui appellent des résolutions toutes plus surprenantes les unes que les autres. L’absurde est convoquée, solution idéale à la folie humaine : ainsi, pour lutter contre la menace léonine, les autorités recourent-elles à une bombe atomique. Las, quelques survivants continuent de rugir… Qu’à cela ne tienne, on lâche dans la savane des gazelles empoisonnées. Dans une autre nouvelle, un naufragé dépèce, vivante, la pourtant sympathique vache Carole, pour en tirer tous les partis possibles : manger sa viande et ses organes l’un après l’autre, se fabriquer des vêtements avec son cuir, se faire un chasse-mouches avec sa queue, atteler l’animal pour labourer, récupérer des graines de maïs dans les dents cariées du pauvre bovidé…

Il faudrait également parler de ce minuscule roquet qui dévore intégralement les intrus, de ce pêcheur étranger auquel on coupe les bras parce qu’il pêche sans autorisation, de cet aveugle qui croit reconnaître les voitures au bruit de leur moteur et renseigne ainsi la police non sans une certaine marge d’erreur, de cette femme obligée de se dévorer elle-même parce que sa compagne refuse de partager ses repas avec elle…

Bref, prise séparément, chaque nouvelle pétille et fait sourire, malgré son taux d’épouvante et son de gré d’absurde. Lues à la suite, elles finissent par en dire plus, par dire le pire, et c’est sans doute en lisant la nouvelle intitulée Avant l’investissement, nouvelle qui raconte l’étrange trajet de deux pauvres hères dans un train de marchandises, dans un wagon jonché d’ossements humains, que l’on se dit que Scliar ne fait que raconter le siècle passé : délation, dévoration, désillusion, trahison – oui, la part animale n’est pas la plus laide, elle est au contraire l’ultime refuge des parcelles d’humanité. Et tout ça est écrit avec la légèreté propre à Scliar, sorte d’Esope mâtiné de Kafka. L’arche de Moacyr a encore bien des secrets à livrer…

Moacyr Scliar, Le Carnaval des animaux, traduit du portugais (Brésil) par Philippe Poncet, éditions Folies d’encre, 14 €

mardi 20 avril 2010

Hardellet : du côté de chez soi


Passons sur la publication houleuse du roman d’André Hardellet, Lourdes, lentes…, sur le procès que l’Etat français fit à ce texte (ide est : à son auteur, un de ses éditeurs, son imprimeur) et à cette censure qui ne fut levé qu’en 1974 ; passons également sur le fait que d’autres textes eurent à pâtir des censeurs, tels que Le Château de Cène et Tombeau pour cinq cent mille soldats de Pierre Guyotat, pour n’en citer que deux – l’Etat-crétin semble le seul – ou le dernier ? – à penser que la littérature est dangereuse et peut exercer une influence perverse sur des gens qui pensaient naïvement que la lecture était un vice impunie.

Publié chez Jean-Jacques Pauvert en 1969 sous le pseudonyme de Steve Masson (nom d’un personnage de Hardellet…), Lourdes, lentes reste un roman étrange où s’affrontent et s’entraident diverses influences littéraires, un livre où l’irrévérence et l’artifice cohabitent avec une sensibilité et une nostalgie que les années soixante n’ont pas encore tout à fait effacées.

Si, comme dans Calaferte, le génie de la langue ne saurait ici se manifester hors l’orbe fascinante du cul, avec pour point de mire la farouche décharge et pour éléments modulateurs les lois de la perversion, on sent néanmoins la prégnance, pas nécessairement incongrue, de l’ombre proustienne, ainsi que des manigances d’un Jarry, plus ou moins décalquées de Villiers de l’Isle-Adam.

Tout commence par cette déclaration un peu bravache : « Longtemps je me suis couché de bonne heure – le matin. » D’entrée de « je », le narrateur se détache du rituel marcellien pour adopter une posture déjà post-surréaliste, avançant sans complexe que « nous avons tous du génie dans la position horizontale et les yeux clos ». Mais alors même que Hardellet s’adonne à l’exercice obligée du flux de conscience, de l’apostrophe au lecteur (« sachez que je vous emmerde ») et de l’apologie du con (Ah, Aragon, que de crimes on commet en ton nom…), alors même qu’il ose des glissements sémantiques assez inévitables (« con-texte »), on sent l’auteur encore tout chahuté par le mythe de la servante rimbaldienne et baudelaireinne, le songe d’une nourrice à la fois mère et pute qui lui ouvre en grand les portes, non de corne et d’ivoire, mais de chair et de sang, du rut initiatique. Or c’est dans le déchiffrement / défrichement de ce topos pourtant usé, davantage que dans la geste anti-bourgeoise, que Hardellet est le plus tellurique :

« Me voici dans les prés. Mille angélus déserteurs se rassemblent pour sonner en retard la halte des laboureurs de chromos ; une main toute-puissante a détraqué les horloges, essuyé la poussière du vieux monde pourri. »

Le narrateur des premières pages, âgé de douze ans, n’est que sensibilité, il décrit avec la même gourmandise et la même fièvre fascinée le dos noir des saumons et la masse nacrée des seins, le goût salé du con et le soyeux des joncs. Panthéiste jusque dans l’érotisme, notre jeune apprenti-fouteur nous fait soudain basculer, au tiers du livre, dans un autre univers, celui des hôtesses de l’air. Là encore, le folklore passé des soubrettes aériennes semble sur le point de condamner l’imaginaire de Hardellet à un fastidieux labourage de chromos, mais ce serait sans cette fêlure sentimentale qui le pousse à chanter l’imperfection plutôt que l’idéal, à préférer l’Anglaise Vanessa à la pulpeuse Lia :

« Une grande bouche aux dents éclatantes, presque pas de maquillage, des yeux ardoise, graves ; un peu de gris, aux tempes, parmi ses cheveux châtain clair, des seins qui ne triomphent plus. »

L’intrigue qu’ourdit alors André Hardellet prend un tour aussi fantasque d’improbable, et il est vite question d’un philatéliste amateur d’ébats régulés, un certain Petitfils, qui l’envoie à Londres enquêter in vivo sur un centre d’insémination artificielle pour le moins étrange. Fini les moiteurs de l’été champêtre ! Le narrateur se retrouve embringué dans un centre de remise en forme, où il se voit contraint de forniquer avec une étrange machine copulatoire qu’on dirait dessinée par Tomi Ungerer et actionnée par le divin Marquis. Des seins de la nourrice à la vulve artificielle, en passant par l’idylle avec l’évanescente Vanessa, le chemin n’est pas évident, mais Hardellet parvient à articuler ces deux protocoles du plaisir :

« Vrai à faire peur, comme un organe qui viendrait d’être prélevé. Derrière ce sexe artificiel, un tube transparent destiné à recevoir le sperme ; des bielles, des rouages reliés à des fils électriques. Une femme abstraite, tellement dépersonnifiée qu’elle constitue la négation même de l’amour. Est-ce là une préfiguration de la sexualité future ?
En ce moment, sous des tilleuls, où barbouillés de mûres, des enfants s’embrassent et décèlent sous leurs dents la pulpe du fruit qu’on prétendait leur défendre. »

Certes, le narrateur regimbe un peu devant cette Eve future aux lascives contractions mécaniques, et n’a de désir que pour une certaine Joyce, possible liaison saphique de Vanessa. Mais le désir étant ce qu’il est, il se laisse happer par la Machine, tant l’attrait est attraction, le trou béance, le désir décharge. Pourtant, quelque chose en lui n’est pas dupe, et notre Zadig au pays des bacchantes sait que la frustration sexuelle est une chose dangereuse :

« Bizarrement les sociologues […] escamotent ce ressort de la révolte. Pourtant, cela me paraît évident : la révolution se fera aussi grâce à la main, la douce main de ma sœur dans le pantalon du militaire, ou bien il faudra tout recommencer parce que l’un de des rouages essentiels calera dans la mécanique. »

L’intrigue s’achève un peu en queue de truite, avec l’assassinat du philatéliste et le mariage de Vanessa avec un assis. L’érotomane retrouve le chemin capiteux des noyers et des groseilliers, il retrouve la fidèle servante en train de coudre, la Pénélope de son enfance, « son visage désespérément poursuivi sur d’autres femmes, en d’autres femme […] Inimitablement vrai, aussi véridique que des mes douze ans ressuscités. »

Comme si l’auteur, après avoir cherché le profit dans la dépense, l’amour dans le sexe, la liberté dans le con, croyait encore aux sources tièdes de l’enfance, au recommencement du désir naissant, à la loi déchue des émois premiers. Son errance dans les boudoirs de l’érotophilie n’était-elle qu’un rêve ? Ou une simple partie de pêche ?

L’année 69 s’est-elle rendue compte qu’en publiant ce texte elle libérait autre chose qu’une sexualité contrariée, et mettait déjà en gage l’humide mirage d’ébats déjà calibrés par le capitalisme ? L’Etat, lui, ne s’est pas laissé abuser. La Brigade mondaine a entendu la longue et récurrente plainte de la Ligue de défense de l’enfance et de la famille, comme si le goût du refuge mammaire était plus menaçant que le récit des pistonneries bacchiques.

mardi 13 avril 2010

Des armes des armes des armes


La librairie Pensées Classées et les Inculte organisent une lecture/rencontre autour des deux dernières parutions des éditions Inculte, Gun Show Nation, de Joan Burbick et La Logique du massacre : derniers écrits des tueurs de masse.


Rendez-vous à la librairie
Pensées Classées,
9 rue Jacques Coeur à Bastille,
jeudi 15 avril 2010 — 19h.




Gun Show Nation (la culture des armes aux Etats-Unis)

JOAN BURBICK
(sortie mars 2010)

Gun Show Nation est une plongée tête la première dans la culture des armes qui règne aux Etats-Unis, à la frontière entre essai et document. Quand Michael Moore s’arrête aux simples expressions du problème, Joan Burbick explore quant à elle les ramifications de l’inconscient américain et revient ainsi sur deux cent cinquante années d’une démocratie américaine placée sous le joug des fusils.

En explorant l’obsession nationale de l’Amérique pour les armes, Joan Burbick crée une géographie de l’Amérique contemporaine, trace une histoire de la violence sociale à la manière d’un William T. Vollmann, navigant entre la sous-culture du rodéo et les contradictions d’une démocratie libérale. Un portrait sans concession des Etats-Unis, et un contrepoint idéal au livre La Logique du massacre, édité en parallèle par les éditions inculte — anthologie sélective de textes des dernières lettres de tueurs de masse.

L’AUTEUR
Née à Chicago, Joan Burbick est spécialiste de la culture populaire américaine, ainsi que des feminist studies. Après avoir enseigné à Boston et dirigé la chaire d’American Studies à Washington, elle a publié quatre essais, dont Rodeo Queens & The American Dream et Gun Show Nation. Ce livre est le premier à paraître en langue française.



La Logique du massacre (Dernières lettres des tueurs de masse)
COLLECTIF
(sortie : mars 2010)

Les tueurs de masse (mass murderers) forment une typologie à part dans le monde du crime. Enigmes à part entière pour la plupart des criminologues, ils ne rentrent pas dans la case des tueurs en série ou des autres meurtriers. Souvent, les médias s’accaparent ces événements de manière sensationnaliste, traitant en surface les causes éventuelles de ces drames du quotidien, impossibles à prévoir.

Pour la première fois au monde, un ouvrage regroupe la majeure partie des derniers témoignages de ces drames, qui touchent le plus souvent les Etats-Unis (Massacre de Columbine ou de Virginia Tech, tueries dans les lycée ou les gymnases de l’Arkansas, du Missouri), mais aussi la France (Richard Durn), le Canada (Marc Lépine) ou l’Asie. Des documents exceptionnels et inédits qui présentent une géographie complète de ces drames du monde contemporain.

LES AUTEURS
Ces textes sont la retranscription exacte de journaux intimes, lettres ou blogs de tueurs de masse. Avec entre autres :
Journal de Richard Durn
Lettre de Marc Lépine
Lettre de Michael Mc Lendon
Lettre de Robert Hawkins
Retranscription des vidéos de Cho Seung-Hui (Virginia Tech)
Journal d’Eric Harris (Columbine)
Journal de Dylan Keybold (Columbine)
Journal (1993-2001) de Valery Fabrikant
Journal de Georges Sodini

mardi 6 avril 2010

Quand Rouge Déclic a faim de party


Le numéro 1 de la revue Rouge Déclic vient de sortir, avec pour point de mire The Party, (autant le film éponyme dans lequel Peter Sellers démontrait que s’amuser c’est avant tout contaminer autrui à son insu). La fête? Oui, mais avant tout l’idée d’une communauté friable et festive. Le programme est varié, assorti de quelques off , et, comme le dit Cendrine Dumatin dans son éditorial, il s'agit de donner ici « une fête électrique ». Ainsi Bertrand Schefer, dans un beau texte intitulé 1986, rappelle les liens invariablement tissés entre fêtes et défaites, convoquant Flaubert pour un souvenir personnel à base de sac suspendu qu’on prendra bien soin ici de ne pas percer ; Alessandro Mercuri imagine le tournage de Pornobello avec un luxe de mouvements de caméra ; votre serviteur essaie de mettre les doigts là où ça fait mal typoglycémiquement ; Daniel Cabanis sort ses fiches à mots-thèmes et narre les devenirs de l'instable Bexer, dans un des textes les plus réussis et les plus malins de la revue.
On relira aussi avec plaisir un extrait traduit du texte de Joseph Moncure March en déplorant que le nom du traducteur soit passé sous silence : un bonjour donc et un bravo à Gérard Guégan. Il y a aussi Henri Calet, dont on ne se lassera jamais, et Laure Limongi, qui évoque la « saudade stoïcienne » du fameux Nothing to lose, chantée virginalement par Claudine Longet, Laure Limongi qui rappelle, après Deleuze, que la fête n’a d’autre sens que de répéter un «irrecommençable », à l’instar des nymphéas d’un Monet (pas le même que Michelle Monet, hein). Alain Giorgetti enfonce le clou avec un texte intitulé The After, assez poilant. Bref, vous avez compris, c'est open bar et chahuté, alors abonnez-vous ou achetez-le chez un libraire riant.

Pour en savoir plus et mieux, un site.

dimanche 4 avril 2010

Voici venir le temps des n + 1

On sait Pierre Senges friand de fragments, lui qui il y a deux ans nous donnait une monumentale leçon de couture et de style, d'ombre et de lumière, avec ses Fragments de Lichtenberg. Aujourd'hui, c'est au tour de Kafka de passer par l'étrange moulin de Senges. Etudes de silhouettes s'empare de quelques dizaines d'incipits laissés par Kafka dans ses carnets, des "départs interrompus", et s'en invente le têtu continuateur, dans le même temps qu'il réinvente l'idée même de continuité. On le sait, depuis les temps classiques la littérature n'a cessé de jouer de la coda, de revenir sur ses pas, d'imaginer séquelles, de se préfacer jusqu'à plus soif. Chausser les bottes d'autrui, c'est s'assurer de découvrir ce qui gît au-delà de sept lieues – l'aventure est péril, jeu, variation, musicalité et détournement.
Que faire, donc, de ces bribes issues de Prague, souvent réduites à une dizaine de mots, parfois d'un poli anodin, et qui sont comme des tiroirs béants et coincés dont on entrevoit mal l'intérieur. L'une dit: "J'entrai avec une barque dans une petite baie naturelle", une autre ose un "Champs mornes, plaine morne, derrière des nuages le vert blafard de la lune", une autre encore s'enfonce dans un "Jette ton manteau, noble rêve, sur les épaules de l'enfant"… Pas de quoi, en apparence, fouetter une intrigue ou trousser un poème. Le talent de Senges est précisément de varier d'intensités en permanence, de ne jamais singer Kafka et de carder la fibre abandonnée selon diverses techniques. Tantôt il file, tantôt il tranche, tantôt il pousse le pion de la logique sur un échiquier qu'il imagine immense, tantôt il réfute, glose. Ce faisant, Senges parvient à dire ce qu'il fait et faire ce qu'il dit, dans un même mouvement, avec un même amour du "dépliement" (bizarre, le mot n'existe apparemment pas… mais que fait Senges?). Entre les lignes l'auteur glisse un subtil coupe-papier qui lui permet de nous montrer comment fonctionne l'imaginaire, comment le geste narratif est toujours pourvu d'une doublure auto-réfléchissante.
Simple exercice voué autant à l'inachèvement qu'à l'infini? Ce serait lire trop vite, et confondre la force de la proie avec l'audace de l'ombre. Senges, mine de rien, enfonce un clou qu'on sait ici crucial, à savoir qu'en s'inventant reprise, ravaudage, maquillage de ruine et sabotage admiratif, la littérature – et surtout la langue – fait appel à notre désir d'imperceptible : nous rappelle que notre "je" n'a ici que faire, que lui aussi doit être défait, et que ce "défaire" n'est pas tout à fait une défaite, pas vraiment une défection. Senges, je crois, le dit à un moment, avec cette écriture où la scansion, impeccable presque au sens religieux, cache peut-être une ombre de fêlure autre:
"Ou bien ce je appartient à moi, à personne d'autre, à un moi dépourvu d'allusion, dépourvu de toute cette littérature, un moi sans citation, sans écho, sans figure, qui ne se compare pas et accepte de se perdre comme un inutile ou un damné dans cette absence de comparaison; un moi sans costume, un moi vraisemblable si possible, vivant, déterminé, déduit de ces trois lignes: pas grand-chose, c'est à craindre, rien ni personne, un Je qui n'est pas tel être vivant mais seulement un signe de ponctuation ajouté à la phrase, pour lui donner un peu de crédibilité: une ruse, en somme, un procédé appris des typographes pour faire tenir l'ensemble d'un tableau au clou."

En lisant Senges, on pense parfois à Chevillard : ce doit être parce que, outre Kafka, porte l'ombre de Beckett.
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Pierre Senges, Etudes de silhouettes, éditions Verticales, 18€50 – sorti en mars 2010

samedi 3 avril 2010

A la recherche du tant perdu

Les lecteurs du roman de Viken Berberian, Das Kapital, se souviennent peut-être de ce passage dans lequel on assistait à une conversation entre deux traders dans les toilettes de leur tour d'argent, passage où il était question de désastre déterministe et de gargouillement intestinal. Une scène similaire se joue dans le récit de Mathieu Larnaudie, Les Effondrés, qui sort mercredi aux éditions Actes Sud, et l'on ne peut s'empêcher de déchiffrer, dans ce jeu d'échos, une certaine façon de raconter la crise: quand le nabab redevient simple mortel, quand son tube digestif duplique les mouvement économico-péristaltiques d'un système qui vient tout bonnement d'exploser.
De même qu'Yves Pagès avait ausculté, de l'intérieur, les destins craqués des travailleurs éphémères, dans sa série de portraits tremblés intitulée Petites natures mortes au travail, Mathieu Larnaudie s'attaque aujourd'hui à une tout autre tribu, celle des seigneurs du dollar, les rois du Bloomberg, les chevaliers de l'industrie capitaliste, les saisissant à l'instant stupéfiant où leur cheval de bataille s'écroule sous eux, rosse traître et empoisonnée, au moment même de la Crise.
En vingt-quatre courts chapitres, comme autant d'heures qui blessent avant que la dernière ne tue, au cours d'une journée abstraite où l'on voit choir et déchoir tous ces manitous/saltimbanques, en un effondrement cadencé, au frais d'une entropie qu'ils estimaient improbable, Mathieu Larnaudie décrit et raconte l'avancée sournoise de la fêlure sur ce mur qui à New York est une rue, à Berlin un souvenir et partout ailleurs une frontière.
Et pour mieux nous faire voir et entendre ce lézardage, Larnaudie le laisse envahir la phrase, étirant celle-ci jusqu'au point de rupture, développant des arborescences, procédant par fourches, écarts, dilatations, rendant ainsi quasi palpable les différentes strates que traversent ces fauchés d'un nouveau genre (c'est-à-dire ces sectionnés).
Ce qui est rendu prégnant, surtout, c'est la stupeur, cette incrédulité discernable derrière les lunettes de ces chouettes du fric qui n'ont pas vu venir la crise, ou alors cru qu'elle serait minime, accessoire, mais surtout pas endémique, surtout pas constitutive au système même qu'ils prônaient, et auquel pourtant ils ne souscrivaient que dans un but d'auto-enrichissement, rappelant par leur conduite même que la perversion du système était l'essence même du moteur capitaliste et non son éventuel dévoiement. Deleuze et Guattari avaient en leur temps suffisamment pointé cette vérité historique, à savoir que le capitalisme ne fonctionne que par dysfonctionnements. L'heure de la crise est donc aussi l'heure du grand décillement. Non, ce n'est pas une avanie, non, les malversations ne sont pas un simple virus portant un rude coup à un gros corps malade. Le système crève, victime de ses propres conducteurs, ces chauffards de l'autoroute financière, et voilà l'Etat contraint de renflouer les caisses, de tancer des brigands qui l'instant d'avant étaient ses mécènes et complices, voilà la justice venant demander des comptes à ces vautours persuadés de voler plus haut que les nues.
Mais de ces champions de la chute, jamais Larnaudie ne rit. Il conserve l'ironie à un degré d'ébullition raisonnable, préférant refaire au moyen de ses phrases tentaculaires le tracé de vies parties souvent de rien, suivre les volutes d'une ascension de plus en plus désincarnée, défaire les petits nœuds obscurs de ces puissants que la crise réinvente en simples boursicoteurs foireux.
Le livre devient ainsi non pas un tribunal mais une série de stations, où l'on voit trébucher et tomber les apôtres du green gold.
Impossible de citer in extenso un passage des Effondrés, tant le déroulement proustien de la phrase défie la section, mais qu'on goûte au moins un des débuts de ces longues périodes qu'on pourrait dire oratoires mais qu'il serait sans doute plus judicieux de qualifier d'orageuses, tant la phrase larnaudienne est pareille à un précis grondement accompagné d'impressionnants éclairs, à la fois rumeur et zébrure:
"Et l'on vit, quelques jours plus tard, succéder, sur la colline du Capitole, dans ce périmètre de la ville de Washington intégralement dédié aux diverses instances de représentation du peuple américain et de sa volonté souveraine, au Maestro destitué, défroqué, devant la commission de surveillance exceptionnelle, à la place même où celui-ci avait posé son étroit arrière-train pour apostasier de sa foi et faire table rase de ses certitudes, ou pour homologuer la complète réforme intellectuelle qu'il avait opérée […]"

Un chantre de la débâcle? Avec Les Effondrés, Mathieu Larnaudie, après l'impressionnant Strangulation et le poético-programmatique La Constitutante piratesque, donne en cent soixante-dix pages la mesure de son acuité stylistique et nous offre de vertigineux tableaux vivants, créant sans aucun doute une "hécatombe" où des bœufs cravatés poussent un dernier mugissement ébahi alors que le merlin de la fin de l'Histoire s'abat sur leur front point trop vierge. La fiction, elle au moins, n'est pas en crise.
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Mathieu Larnaudie, Les Effondrés, éd. Actes Sud, 18€, sortie le 7 avril 2010

vendredi 2 avril 2010

Un Z qui veut dire Zanzibar


Un nouvel éditeur traverse le ciel, ce n'est pas la première fois, mais là ça n'a rien à voir avec les précédents… Bingo! les éditions Zanzibar se sont lancées dans l'arène et le moins qu'on puisse dire c'est qu'on se retrouve en face d'une entreprise très impressionnante, amoureuse de perfection, n'ayant pas peur des risques, et qui cherche à réinventer l'objet livre avec une sacrée audace. Zanzibar est résolument tourné vers la littérature américaine ("de Melville à Pynchon", dixit Laurent Blain, le maître de cérémonies). Premier exemple: la parution d'un quarterly qui est à la fois un hommage à la revue culte de l'éditeur américain McSweeney's et un laboratoire de ce que Zanzibar nous mijote: jaquette dépliante qui recèle une galaxie de poème du poète danois Ole Wesenberg Nielsen (Happiness is a rumour) + un CD de Kris Saknussemm et Clamon (Private Midnight) – et un sommaire pluridiscipliné: Foster Wallace, Eggers, James Eldon, Jim Shepard, etc. Et au milieu de cette malle aux trésors, une pépite de taille : un texte de Raphaël Aloysius Lafferty, dont Zanzibar va s'occuper à manches retroussées (un titre ne va pas tarder: … Et les cieux s'emplirent de poissons).
Zanzibar est dotée de collections, comme un chamane d'amulettes. L'une d'elle s'appelle Vineland et l'on y trouve le recueil Unplugged in America, autrement dit 16 nouvelles écrites par des musiciens.
Une vingtaine de titres sont sur les fourneaux de Mister Blain et vont nous choir dessus tels de vibrants météores. Entre deux lectures zanzibaresques, allez sur le site de l'éditeur, encore une réussite, des tas de pistes, des extraits, du son, des images… Zanzibar montre qu'on peut encore innover, être professionnel jusqu'aux dents et faire avancer de dangereuses causes indépendantes comme la fiction américaine.
2010 sera donc l'année Zanzibar.