© Jacqueline Rush |
Les livres qu'on n'a pas su écrire errent-ils encore dans la nuit du cerveau? Il en existe toutes sortes: ceux qu'on a commencés, mais seulement commencés, puis abandonnés, perdus, brûlés, jetés. Ceux, plus rares, qu'on a finis mais perdus, brûlés, jetés, et qui donc sont indémontrables, à peine moins abstraits à leur manière que les livres seulement pensés, envisagés. D'eux, on ne se rappelle plus grand-chose, et chaque écrivain conserve sur une étagère mentale l'image-fantôme de ces livres invisibles, parfois plus nombreux que ceux qu'on est parvenu à publier. Ils ne sont, d'ailleurs, pas moins importants que les livres "parus". Nécessairement, leur complétion ou leur incomplétude, parce que suivies de l'abandon pur et simple, a dû participer à la formation de cette patiente/impatiente géologie à laquelle s'échine l'écrivain. Leur abandon est en soi un geste positif, signalant que la conscience joyeuse d'un échec a, un jour, pris le pas sur la fade complaisance ou l'encombrante vanité.
En 1995, vaguement éprouvé – hum – par la difficulté à trouver un éditeur pour un livre intitulé Livre XIX, livre auquel j'avais consacré plus d'énergie qu'il n'aurait fallu au vu du résultat, j'ai profité de la présence jusqu'alors muette d'une cheminée dans mon salon pour brûler tout ce que j'avais écrit – de quel bois se chauffe-t-on, ça, on ne le sait pas toujours, mais le fait est que les flammes soulagent un peu par leur grandiloquence.
J'ai ainsi brûlé, sans pouvoir bien sûr en apporter aujourd'hui la preuve, les (non)-livres suivants: un roman qui tournait autour d'une toile de Caspar David Friedrich (je me souviens qu'il y avait le mot "barge" dans le premier paragraphe, recommencé mille fois); un roman qui combinait les mœurs des araignées et la science du tarot (incompréhensible, surtout à mes yeux, et qui se passait à Amsterdam où je ne suis toujours pas allé); quelques centaines de poèmes (en vers et en prose, mais surtout en souffrance de sens); un essai sur le peintre Francis Bacon, évidemment trop deleuzien (où je m'intéressais à ses paysages sans figure); un livre-objet à tirettes et pop-up (exemplaire aussi unique que fragile); un essai philosophico-poético-politique sur les déplacements à pieds en milieu urbain intitulé Piéton énergumène; une description minutieuse du Jardin des délices de Bosch (minutieuse, mais surtout laborieuse); un début d'essai sur le Cosmos de Gombrowicz; une pièce de théâtre écrite dans une langue inventée où, dans mon souvenir, le corps était globalement considéré comme une quartier de bœuf épris de fornication; une traduction d'une pièce d'Edward Albee; tous les brouillons et états de Livre XIX et des mes deux autres romans précédents; et sûrement des tas d'autres textes dont je n'ai plus le souvenir (ni le regret) — dieu qu'elle fuma, la cheminée.
On le voit, mon goût pour l'archivage est assez limité. Mais qu'ils dorment dans un carton, au fond d'une cave, ou soient partis en pacotilles cendreuses dans l'air indifférent, les textes qui n'ont pas vu le jour finissent par se confondre avec les textes qu'on n'a pas écrits. Ils deviennent tous plus ou moins des textes rêvés, aperçus, croisés. D'autres peut-être les écriront. (Sans doute pas.) Il ne reste d'eux, à vrai dire, que la part ignée qui, un temps, nous les a fait croire nécessaires, urgents, indispensables, avant que cette part ignée les juge inutiles, fats, bancals, superfétatoires, etc. C'est comme s'ils faisaient partie d'une œuvre à venir mais vue dans le miroir, donc floue, indistincte. Et qui nous aide à comprendre que notre vie entière d'écrivain tourne autour de cette chose plutôt excitante: la confection/destruction de brouillons.