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mardi 26 janvier 2016

Ce qu'il advient des livres qu'on n'a pas écrits

© Jacqueline Rush
Les livres qu'on n'a pas su écrire errent-ils encore dans la nuit du cerveau? Il en existe toutes sortes: ceux qu'on a commencés, mais seulement commencés, puis abandonnés, perdus, brûlés, jetés. Ceux, plus rares, qu'on a finis mais perdus, brûlés, jetés, et qui donc sont indémontrables, à peine moins abstraits à leur manière que les livres seulement pensés, envisagés. D'eux, on ne se rappelle plus grand-chose, et chaque écrivain conserve sur une étagère mentale l'image-fantôme de ces livres invisibles, parfois plus nombreux que ceux qu'on est parvenu à publier. Ils ne sont, d'ailleurs, pas moins importants que les livres "parus". Nécessairement, leur complétion ou leur incomplétude, parce que suivies de l'abandon pur et simple, a dû participer à la formation de cette patiente/impatiente géologie à laquelle s'échine l'écrivain. Leur abandon est en soi un geste positif, signalant que la conscience joyeuse d'un échec a, un jour, pris le pas sur la fade complaisance ou l'encombrante vanité.

En 1995, vaguement éprouvé – hum – par la difficulté à trouver un éditeur pour un livre intitulé Livre XIX, livre auquel j'avais consacré plus d'énergie qu'il n'aurait fallu au vu du résultat, j'ai profité de la présence jusqu'alors muette d'une cheminée dans mon salon pour brûler tout ce que j'avais écrit – de quel bois se chauffe-t-on, ça, on ne le sait pas toujours, mais le fait est que les flammes soulagent un peu par leur grandiloquence.

J'ai ainsi brûlé, sans pouvoir bien sûr en apporter aujourd'hui la preuve, les (non)-livres suivants: un roman qui tournait autour d'une toile de Caspar David Friedrich (je me souviens qu'il y avait le mot "barge" dans le premier paragraphe, recommencé mille fois); un roman qui combinait les mœurs des araignées et la science du tarot (incompréhensible, surtout à mes yeux, et qui se passait à Amsterdam où je ne suis toujours pas allé); quelques centaines de poèmes (en vers et en prose, mais surtout en souffrance de sens); un essai sur le peintre Francis Bacon, évidemment trop deleuzien (où je m'intéressais à ses paysages sans figure); un livre-objet à tirettes et pop-up (exemplaire aussi unique que fragile); un essai philosophico-poético-politique sur les déplacements à pieds en milieu urbain intitulé Piéton énergumène; une description minutieuse du Jardin des délices de Bosch (minutieuse, mais surtout laborieuse); un début d'essai sur le Cosmos de Gombrowicz; une pièce de théâtre écrite dans une langue inventée où, dans mon souvenir, le corps était globalement considéré comme une quartier de bœuf épris de fornication; une traduction d'une pièce d'Edward Albee; tous les brouillons et états de Livre XIX et des mes deux autres romans précédents; et sûrement des tas d'autres textes dont je n'ai plus le souvenir (ni le regret) — dieu qu'elle fuma, la cheminée.

On le voit, mon goût pour l'archivage est assez limité. Mais qu'ils dorment dans un carton, au fond d'une cave, ou soient partis en pacotilles cendreuses dans l'air indifférent, les textes qui n'ont pas vu le jour finissent par se confondre avec les textes qu'on n'a pas écrits. Ils deviennent tous plus ou moins des textes rêvés, aperçus, croisés. D'autres peut-être les écriront. (Sans doute pas.) Il ne reste d'eux, à vrai dire, que la part ignée qui, un temps, nous les a fait croire nécessaires, urgents, indispensables, avant que cette part ignée les juge inutiles, fats, bancals, superfétatoires, etc. C'est comme s'ils faisaient partie d'une œuvre à venir mais vue dans le miroir, donc floue, indistincte. Et qui nous aide à comprendre que notre vie entière d'écrivain tourne autour de cette chose plutôt excitante: la confection/destruction de brouillons. 

vendredi 12 juin 2015

"Les Soviétiques face à la Shoah" : une exposition sans précédent

Le Mémorial de la Shoah présente actuellement une exposition qui devrait faire date. En effet, sous l'impulsion de plusieurs historiens, dont Alexandre Sumpf, membre junior de l'IUF et spécialiste de l'histoire de la Russie (et de l'URSS, ainsi que de l'Europe centrale et orientale) et du cinéma soviétique, il nous est donné cette année la possibilité de repenser notre représentation de la Solution finale dans ses diverses modalités. 

(Rappelons que le Mémorial de la Shoah est un endroit exceptionnel, atypique. Né pendant la guerre dans la clandestinité afin d'établir un premier fonds d'archives, s'étant toujours tenu à bonne et prudente distance de l'Etat et des instances religieuses, au risque de faire de sa singularité une solitude, détenteur de documents sur le rôle du régime de Vichy dans l'extermination des Juifs qu'il ne pouvait dévoiler sans risque tant que la France ne reconnaissait pas publiquement sa responsabilité nationale et étatique dans le génocide, il est devenu un lieu plus qu'actif après la montée du révisionnisme et du négationnisme dans les années 90. Et l'exposition qui l'habite cette année est un événement.)

Intitulé "Filmer la guerre - Les Soviétiques face à la Shoah (1941-1946)" et se tenant depuis janvier jusqu'au dimanche 27 septembre 2015, ce parcours filmique et réflexif permet d'aller au-delà des images, fixes ou animées, qui nous permettent, dans le noir et le blanc d'une abomination censée lointaine, d'appréhender l'ampleur du génocide dans son quotidien. L'horreur a été filmée, par les bourreaux, mais aussi par ceux qui les ont vaincus. Et chacun eut, lors de cet acte "documentaire", des motivations politiques et historiques qu'il convient d'interroger. Les Soviétiques ont beaucoup filmé la grande guerre, et beaucoup filmé aussi les camps, qu'ils ont "libérés" – intervenant parfois au en pleine opération 1005 (opération nazie visant à effacer les traces de la solution finale). Ce qu'ils ont filmé, ils l'ont montré au monde, et très tôt. Au temps pour le fort peu cocasse "nous ne savions pas"…

Certaines séquences sont connues, d'autres moins, quelques-unes montrées au Mémorial sont inédites, et insoutenables, écartées des montages finaux mais sauvegardées dans diverses archives. Et c'est là tout le travail de Sumpf et de son équipe: trier, expliquer, commenter, mettre en perspective. Que voit-on de la Shoah? Qu'a-t-on montré? A qui? Quand? Qui a vu? Qui a vu quoi? Dans quel but? Qui savait? Qu'est-ce qui a été filmé et montré? Filmé et écarté ? Pourquoi? Comment?  Quels étaient les opérateurs? Qui montait ces films? Qu'en disait la presse, l'opinion internationale? Ecrans, panneaux et ouvrages forment ici un triptyque rigoureux pour dire comment la Shoah fut présentée au monde – les Soviétiques étant les seuls à vouloir filmer le procès de Nuremberg, un procès qui motiva souvent le tournage des images de charniers, de fosses, de camps – images montées au point d'en faire de véritables films et pas seulement des séquences d'actualités, images capturées et sauvées par des cinéastes comme Roman Karmen, pendant que la France régalait son innocent public avec Ils étaient neuf célibataires de Guitry.

Quand les images sont insoutenables, il est plus que jamais urgent d'apprendre à en déchiffrer les complexes vibrations. Ce qui est filmé l'est pour certaines raisons. L'extermination des Juifs, gravée dans la chair brutale d'une guerre mondiale, fut amplement documentée par les Soviétiques qui n'étaient pourtant pas hermétique à l'antisémitisme. Mais contrairement aux Américains et aux Occidentaux, et quoi qu'on pense de leur génie de la propagande, leur traitement de ces images effroyables se révéla plus frontal, sans doute sur l'impulsion du vertovisme, et malgré le double discours de Molotov. Une salle est par ailleurs consacrée à la délicate question de la judéité des victimes, et à son traitement par l'image. Autant dire que cette exposition approche et affronte tous les points sensibles de l'holocauste.

Je résume. Il fait beau, les terrasses sont pleines, les vacances approchent, on vit apparemment dans un pays en paix. L'année a néanmoins commencé dans le sang. Raison de plus pour passer deux bonnes heures au Mémorial de la Shoah.

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Mémorial de la Shoah
17 rue Geoffroy l’Asnier
75004 Paris

Filmer la guerre - Les Soviétiques face à la Shoah (1941-1946) - Du vendredi 9 janvier 2015  au dimanche 27 septembre 2015

Renseignements
Tél. : +33 (0)1 42 77 44 72 (standard et serveur vocal)
Fax. : +33 (0)1 53 01 17 44
E-Mail : contact@memorialdelashoah.org
Site web : www.memorialdelashoah.org

lundi 10 mars 2014

Yves Pagès: la mémoire en rappel


La mémoire, comme le sait tout amnésique qui s'inspecte, est une passoire, sans qu’on sache vraiment si c’est le diamètre des trous ou la taille des souvenirs qui en rend la pratique sujette à caution. Plutôt que de simplement se souvenir, à l’ombre de Perec, l’écrivain et éditeur Yves Pagès a choisi d'être le Bartleby de sa mémoire et « de ne pas oublier », et conséquemment de se "souvenir de ne pas oublier", non dans le seul but de fixer des instants, des faits ou des impressions passés, ce qui relèverait d’une autofictionnite aiguë dont il est heureusement vacciné (quoique  perméable au matériau biographique), mais afin qu’en naisse une forme, et plus précisément une phrase. Musique, donc.
Ce travail pour ainsi dire monocellulaire, qui a pour saints patrons Lichtenberg et Fénéon, nécessite une certaine adresse et une précision subversive, afin que le résultat échappe aux malices de la formule, au cabotinage stylistique, ou à la vanité du ciselé. On ne trouvera donc pas, dans ces deux cent-soixante-sept « souviens-moi de ne pas oublier » – que les familiers du site de Pagès [www.archyves.net/html/Blog] connaissaient déjà en partie – la moindre complaisance, et si la nostalgie semble y fredonner quelque air oublié, c’est sans doute pour, à l’écart des regrets et des remords, redonner ses lettres d’anarchie à ces détails qui, en plus d’abriter le diable, sont les molécules mêmes de toute formation:
"De ne pas oublier que la ritournelle fétiche de mes 13 ans, Porque te vas, ne signifie pas Pourquoi tu vis mais plus concrètement Parce que tu t'en vas, malentendu levé il y a peu et dont l'écart de signification reste à creuser."
Dans Souviens-moi, l’intime côtoie le social, l’aigre le doux, l’humour l'affect. Des rapprochements sont "opérés" comme des corps consentants, des causes soulevées telles des pierres de fortune, le factuel vient fanfaronner pour mieux taper du pied dans le ruisseau, la statistique compte ses noirs moutons qui empêchent la conscience de dormir, et tout un peuple effleuré passe, avec ses peines, ses pieds de nez, ses affres, ses épiphanies. Remontant en Poucet songeur le « chemin d’amnésie », Yves Pagès revisite non pas ses années d’avant, mais les abcès de fascination qui, soit incongruité soit douleur soit révolte soit vigilance, cherchent à se trouver une expression échappant à la morale, afin qu’en guise de fable se dresse un souvenir ayant vocation de résistance : résistance à l’oubli, bien sûr, mais également aux conventions, à la bêtise, à l’injustice, à l'usure. Voilà pourquoi ces « souviens-moi », bien qu’y passent souvent des silhouettes défuntes (mère, père, ami, proche) sont loin d’être des stèles – au contraire, y pétille sans cesse un esprit gavroche et ludion, celui de l’auteur autant que celui de sa phrase, qui se déplie autant qu'elle s'involute.
Le rythme anaphorique du recueil – de ne pas oublier… –, s’il est lancinant, n’est jamais languide, et le lecteur comprend très vite que chaque paragraphe, plutôt que de faire bloc, sert de muscle. Ici, il s'agit non de baliser mais de soulever. Qu'y a-t-il sous nos souvenirs? Quelles pages du temps marquent-ils? Peuvent-ils encore servir de projectile et sur quelle vitre soi-disant incassables peut-on les jeter? Au fil du travail de mémoire, qui ici est autant graffiti qu’équilibrisme, c’est le langage qui devient arc, flèche et cible. L'archive intérieure ne cesse de désapprendre à oublier. Ses porosités, pourtant, sont nécessaires, afin qu'un peu de nous et de l'autre transpire au gré du temps.
"De ne pas oublier que sans la faculté d'oubli nous ne serions qu'archives mémorielles en tout et pour tout, à tel point saturés par l'omniscience du passé qu'il ne resterait dans nos zones de stockage neuronal plus aucun espace libre pour penser à vivre la suite."
La légèreté et la profondeur, sous couvert d'anecdotes ou de réflexions, peuvent alors s’associer en fins comploteurs et permettre au lecteur l’accès à une dimension clé de l’œuvre d’Yves Pagès : la foule intérieure.

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Yves Pagès, Souviens-moi, éd. de l’Olivier, 14€