samedi 19 avril 2025

RETRADUIRE GRAHAM GREENE / ÉPISODE 7


ÉPISODE 7 – UN DUC SINON RIEN

On l’a dit précédemment, le héros du roman achète au premier chapitre un livre qui va fournir au roman ses exergues – chose qui ne doit pas être très courante en littérature, il faudrait faire des recherches sur cet étrange phénomène… Ce livre c’est Le Petit Duc, de Charlotte Yonge, qui narre les péripéties d’un enfant de huit ans, Richard, devenu duc de Normandie en 950, et qui va faire l’objet d’un terrible complot orchestré par le roi de France, lequel l’enlève. Comme Rowe, donc, retombé en enfance mémorielle du fait de son amnésie, Richard est l’enjeu de forces qui le dépassent. A l’instar du Ministère de la Peur, Le Petit Duc comporte 13 chapitres… Le premier chapitre du Petit Duc s’intitule « Une visite de bienvenue » – celui du Ministère de la Peur montre Rowe se rendant à une kermesse où on l’accueille. Le deuxième chapitre s’appelle « Une mort prématurée », et dans le deuxième chapitre du Ministère Rowe révèle qu’il a tué sa femme pour abréger ses souffrances. Il faut attendre le chapitre 7 pour que Greene revienne sur l’importance des livres de l’enfance, et affirme qu’aucun livre ne nous satisfait autant que ceux lus quand on est petit. Le bien et le mal y semblent des valeurs tangibles, le héros nous inspire par son courage, etc. 

Puis l’on quitte l’enfance et toutes les valeurs sont brouillées : « Le petit duc est mort, trahi et oublié ; nous ne reconnaissons plus les méchants et nous soupçonnons le héros, et le monde est devenu un lieu exigu. » Dans son récit autobiographique, Une sorte de vie, paru en 1971, Greene raconte que quand il était enfant, le livre qui l’intéressait le plus était… Le Petit Duc, et d’ajouter : « Le souvenir de ce livre m’est revenu alors que j’écrivais Le Ministère de la peur, et quand j’ai corrigé ce roman après la guerre, j’y ai inséré des exergues empruntés au Petit Duc. »

Rappelons que le héros du livre, outre un livre et un gâteau, consulte une « voyante » lors de son bref séjour dans ce paradis perdu qu’est censée représenter la kermesse, une voyante qui veut lui « dire le passé» plutôt que de lui prédire l’avenir… Dans The Lost Childhood and other essays, publié en 1951, donc peu après Le Ministère de la Peur, Greene écrit ces propos révélateurs : « Dans l’enfance, tous les livres sont des livres de divination, qui nous parle de l’avenir, et, comme la diseuse de bonne aventure qui voit un long voyage dans les cartes ou une noyade, ils influencent l’avenir. »

Nous sommes tous des petits ducs prisonniers du monde adulte…

vendredi 18 avril 2025

RETRADUIRE GRAHAM GREENE / EPISODE 6 / POURQUOI LES TRADUCTIONS VIEILLISSENT-ELLES?


• ÉPISODE 6 – POURQUOI LES TRADUCTIONS VIEILLISSENT-ELLES ?


Oui, pourquoi, alors que l’original, lui, semble, tel le portrait de Dorian Gray, demeurer incorruptible par le temps ? Le fait est que le système d’équivalence entre les langues ressort d’une forme d’illusion. Or le lexique bouge, de même que certains traits syntaxiques, pour ne rien dire des expressions, images et autres torsions linguistiques permettant au sens d’opérer de subtils décalages. Mais surtout, la traduction est le fait, à chaque fois, d’un individu particulier, serf d’une langue à la fois propre à sa communauté et son époque, et particulière, presque intime, forgée par des habitus et des prédilections. Autant de critères variés qui, une fois combinés, font que le texte d’arrivée court parfois – souvent ? – le risque de s’enfermer dans une datation complexe, où le maintenant de sa création subit le poids de tics langagiers – ceux de l’époque comme ceux de l’individu responsable de la traduction. A cela, il faut ajouter la conception que chaque époque se fait de la traduction, or pendant longtemps, à bien des égards, la conservation du sens a prédominé sur le rendu de la prosodie.

Les traductions des livres de Graham Greene n’ont pas échappé à ces aléas. Elles remontent pour certaines aux années 50 et ont été effectuées en majeur partie par Marcelle Sibon, avant d’être prises en charge par la suite par Georges Belmont, puis, dans les décennies 70-80 par Robert Louit, René Masson et alii. En ce qui concerne Le Ministère de la Peur, traduit par Marcelle Sibon (également traductrice de Shakespeare et Dickens), on est face à un cas typique de traduction « sensée » – où c’est le sens qui fait loi, au détriment de toute rythmique ou nuance prosodique.

Prenons l’exemple suivant :

« He hadn’t hoped to silence her, though he dreaded what she might say, for even inaccuracies about things which are dead can be as painful as the truth. »

La version de Sibon est la suivante :

« certes, il avait craint d’entendre ce qu’elle aurait pu dire – car l’inexactitude même peut parfois raviver de pénibles souvenirs mieux encore que la vérité. »

Or, si l’on s’en tient à une traduction plus proche du texte dans un premier temps, on parvient à ceci :

« Il n’avait pas cherché à la faire taire, même s’il redoutait ce qu’elle pourrait dire, car même des inexactitudes sur des choses qui ne sont plus peuvent être aussi douloureuses que la vérité. »

On voit bien qu’en escamotant « things which are dead », Sibon opère un choix radical en faisant l’impasse sur des « choses mortes », ou « qui ne sont plus » – rappelons que Rowe a tué sa femme. « Dead things » : ce syntagme peut renvoyer aussi bien à des éléments disparus, au sens vague, qu’à des êtres décédés – on le trouve par exemple dans la King James Bible, et il est traduit dans la Bible Segond par « ombres » (inutile ici de rappeler le rapport complexe de Greene au catholicisme…).

Est-ce à dire que la traduction de Sibon est, en ce point précis, mauvaise, défaillante ? Elle adopte en tout cas une perspective qui empêche de voir « l’angle mort » de la phrase de Greene, tout en approchant un sens qu’elle préfère synthétiser. C’est comme si la traduction préférait le point de vue au point d’accroche : plutôt restituer en reconfigurant que rendre en respectant. Et pourtant, la version de Sibon – « car l’inexactitude même peut parfois raviver de pénibles souvenirs mieux encore que la vérité » – est impeccable dans sa formulation et rend partiellement justice à la pensée de Greene – surtout, elle semble, par son élégance, n’être le fruit d’aucune distorsion. Il lui manque, hélas, la présence de ces ombres défuntes qui ouvrent un abîme et vont laisser entendre au lecteur que Rowe est tourmenté par autre chose que de simples « pénibles souvenirs »…  

Retraduire Graham Greene / ÉPISODE 5


• ÉPISODE 5 – C’EST DU GÂTEAU

A piece of cake : c’est du gâteau. Autrement dit: rien de plus facile. Mais dans Le Ministère de la peur, rien ne va de soi, loin de là. Ça serait plutôt : C’est pas du gâteau — oui, car un gâteau n’est pas toujours un gâteau, comme aurait pu dire Freud, et ici le gâteau n’est pas un cake, plutôt un fake (même s’il est fait avec de vrais œufs, chose remarquable pendant la guerre à Londres). Un gâteau piégé. Qui contient, outre des œufs, quelque chose qui… Mais on ne le saura qu’à la fin du livre.

C’est donc une tout autre sorte de «piece of cake» dont Rowe écope : une part du gâteau. Il ne s’agit donc d’une simple histoire de gourmandise – apanage de l’enfance – mais d’usurpation involontaire. Rowe gagne un gâteau qui ne lui était pas destiné, comme s’il n’avait pas le droit d’acheter sa part d’enfance, un aller simple pour le paradis perdu. Car le gâteau est truqué : il contient un élément du monde adulte – mais quoi ? quelle fève redoutable se cache dans ce mélange d’œufs, de farine et de beurre, que tous veulent goûter (la logeuse de Rowe, l’inconnu qui s’incruste chez Rowe…)

Le lecteur devra avancer dans le dédale en ruines du récit exactement comme Rowe dans les rues détruites par le Blitz : en toute innocence/ignorance. Son somnambulisme, parce qu’éveillé, ne peut qu’aboutir à une déflagration. Au point que Rowe perdra la mémoire dans le Livre 2 : ne lui restent que des bribes de son enfance, dont il est désormais plus proche que de la réalité de la guerre, ce qui fait qu’il a oublié qui était Hitler mais se rappelle très bien ce rat dont il a dû, enfant, abréger les souffrances. Il est retombé en enfance, d’une certaine façon, ayant dérobé (à son insu) le feu (caché dans le gâteau) censé échoir à des adultes. Le gâteau remporté par Rowe était censé jouer le rôle de madeleine, mais que faire d’une madeleine quand pleuvent les missiles ? Avant d’y répondre, reculons, reculons, et posons-nous cette question que nous posions au début de cette série : Pourquoi les traductions vieillissent-elles ?

jeudi 17 avril 2025

RETRADUIRE GRAHAM GREENE / ÉPISODE 4 BIS / LA KERMESSE PERDUE


Arthur Rowe, une fois franchi les grilles de la kermesse – qui l’appelle comme un état d’innocence perdue – « the fête called him like innocence » –, après s’être acquitté d’un droit d’entrée au prix fort – on lui propose un rabais s’il attend un peu, mais il ne veut pas attendre, car le paradis perdu n’attend pas… –, entre alors en souvenir, car cette kermesse contient toutes les kermesses passées, elle est la condition de tous les possibles. Elle promet rien moins qu’un changement définitif de la vie ordinaire. (Et à cet égard, la guerre est perçue comme une fête monstrueuse qui redistribue toutes les cartes, altère tous les possibles.)

Voilà donc Arthur Rowe revenu sur les terres mouvantes de l’enfance où tout peut être remis en question. Et son premier acte fondateur est… d’acheter un livre, un ouvrage intitulé The Little Duke, écrit par une certaine Charlotte M. Yonge, un livre pour enfants qui, de façon quasi magique, ainsi que le lecteur s’en aperçoit très vite, va fournir au roman de Greene tous les exergues de ses chapitres – comme si ce qui était à l’intérieur était déjà à l’extérieur, comme si un élément intrinsèque au récit s’échappait des pages pour présider à leur déroulement. (On reviendra bientôt sur ce « petit duc ».)

Après cela, Rowe est pour ainsi dire ensorcelé, il n’a plus qu’à entrer dans la tente d’une diseuse de bonne aventure. Mais celle-ci l’avertit : elle ne prédit… que le passé. Tout l’art de Greene est là : inverser le sens du temps, chercher l’alpha dans les plis de l’oméga. Rowe entre en enfance dans la kermesse mais le voilà aussitôt changé en Orphée ; il se retourne pour contempler l’âge d’or de son innocence, et de ce fait semble vouloir abolir le crime dont il se sait – se croit – coupable, lui qui a dû tuer Eurydice pour lui éviter de mortelles souffrances. On propose bien vite à Rowe de gagner un gâteau en devinant son poids. Un gâteau ? A cake ? Oui : tel est l’argument pâtissier de ce roman qu’on voudrait nous faire passer pour un simple roman d’espionnage.

Qu’est-ce qu’un gâteau ? Bonne question. A laquelle on se propose de répondre demain.

mercredi 16 avril 2025

Retraduire Graham Greene : Épisode 4


• ÉPISODE 4 – À LA RECHERCHE DE LA KERMESSE PERDUE 

 Le Ministère de la peur passe souvent pour un roman d’espionnage. Londres pendant le Blitz, un microfilm dérobé, une enquête, des filatures, une fuite, des quiproquos, des meurtres : tous les éléments semblent en place pour que les codes du genre s’accordent en une constellation connue. Et pourtant, rien ne va de soi dans ce roman si étrange qu’il pourrait être le récit tourmenté d’un long rêve nervalien. La scène d’ouverture, d’emblée, impose sa matrice onirique : dans la nuit londonienne, un homme s’avance, irrésistiblement attiré par les lumières et les bruits d’une kermesse, une kermesse qui à ses yeux incarne l’adolescence, mais plus encore l’enfance: "Arthur Rowe stepped joyfully back into adolescence, into childhood", nous dit Greene. “To step back into childhood”: un retour (physique) en enfance, un pas en avant qui vaut pour mille foulées en arrière.

Le Ministère de la peur, on va le voir, est un roman profondément atypique malgré ses apparences rocambolesques, et surtout éminemment piégé. Piégé ? Oui, car ce roman ne raconte pas – pas seulement – l’histoire d’un homme traqué par de méchants sympathisants nazis, mais bien celle d’un homme qui, ayant commis un péché mortel – il a tué sa femme pour l’empêcher de souffrir –, n’a plus qu’une seule solution : repartir de zéro. Rowe est coupable à ses propres yeux, même si son crime revêt une indéniable dimension compassionnelle. Le péché, chez Greene, est souvent la condition sine qua non d’une réévaluation de la vie. Suis-je coupable de toute éternité, et si oui, puis-je renverser le cours de cette éternité ? La rédemption, voilà la grande affaire : un travail impossible mais nécessaire. Le mal absolu n’existe pas : il est un miroitement qui aveugle l’autre. Et l’innocence ? Existe-t-elle vraiment. C’est ce qu’on va voir (ou plutôt : lire).

mardi 15 avril 2025

RETRADUIRE GRAHAM GREENE / JOURNAL DE TRADUCTION // ÉPISODE 3 – LA FOISON D'OR

 


RETRADUIRE GRAHAM GREENE / JOURNAL DE TRADUCTION



• ÉPISODE 3 – LA FOISON D’OR

Dans l’épisode précédent, j’ai évoqué le concept de « coefficient de foisonnement », lequel est censé justifier qu’un texte traduit en français est nécessairement plus long que l’original anglais, comme si le français était systématiquement plus loquace que l’anglais (nos tailleurs seraient-ils plus riches ?). Admettons que ça soit le cas, et qu’un traducteur ne soit pas tenu à une certaine concision. Ce coefficient est censé, paraît-il, avoisiner 10%, voire 15 %. Qui en a décidé ainsi ? Le pape de la traduction ? On l’ignore. Le fait que le traducteur soit payé au nombre de signes pourrait fournir peut-être un premier élément de réponse à cette question, mais ne soyons pas mauvaise langue. Quoi qu’il en soit, la passion de l’expansion semble assez courante dans les années 50, si l’on en juge par certains exemples tirés de la traduction du Ministère de la peur. Là où Greene écrit : « The papers lay in the lamplight” (Six mots pour parler d’une pile de journaux qu’éclaire une lampe de bureau), la traductrice se lâche allègrement avec un « Les journaux épars sur le bureau reflétaient la lumière crue de la lampe cachée sous un abat-jour. » (dix-sept mots…) On dirait presque un exercice de style à la Queneau.

Par ailleurs, on apprend qu’une lampe se cache sous un abat-jour, ce qui nous éclaire très moyennement sur les mystères de l’électricité. Plus loin, « he picked one of the offending papers” (il s’empara d’un des journaux incriminés) devient « il jeta un coup d’œil sur ces journaux qui avaient mécontenté le docteur ». Suivi par un « He must have been biten by the passion for detection” (“Il avait dû attraper le virus du détective/de l’enquêteur ») qui se change en « sans doute lui aussi s’était-il senti attiré par le passionnant intérêt qu’offre le métier de détective »).

Autre exemple : « He wanted a looking-glass » (il voulait un miroir) est traduit ainsi par Sibon: « Une seule idée le hantait : une glace… une glace où il pourrait se regarder… » A ce stade, ce n’est plus un miroir, mais un Palais des glaces ! Le pire est à venir. Quelques lignes plus loin, Greene écrit à peu près ceci : « Il était certes Arthur Rowe, mais à une différence près. Sa jeunesse était là, toute proche ; et c’est de là qu’il était reparti. Il dit : D’ici un instant ça va revenir, mais je ne suis pas Conway […] ».

Mais la traductrice de 1950 s’est sentie pousser d’amples ailes rhétoriques, et ce court passage devient : « Il s’avouait être Arthur Rowe, mais cependant il ne comprenait pas encore les phases de ce retour à sa véritable personnalité : en effet, ne se souvenant que de sa jeunesse, il allait en quelque sorte recommencer entièrement sa vie, sans tenir compte des années troublées qu’il avait déjà vécues. Se parlant toujours à lui-même il continua : ‘Bientôt la lumière se fera dans les ténèbres où j’étais plongé, mais je ne suis pas Conway […]’ ».

Une telle expansion pose évidemment problème (et donne le vertige). Dilater un style revient à le déformer, à annuler le travail sur la forme. N’imaginons pas que traduire c’est développer, car ce n’est pas le cas. Déplier signifie ici aplatir, autrement dit affirmer le primat du sens sur une forme soigneusement calibrée. Bref, plus on foisonne, plus on déconne. La traduction n’est pas une explication de texte mais une duplication de texte. Il s’agit d’inventer un double au texte. De faire illusion, et non abstraction (ou multiplication…) Il s’agit d’élaborer une ombre susceptible de passer pour la proie. D’affiner une projection digne de l’émission. Les feux de la traduction nous parlent d’un texte qui, bien qu’éteint depuis longtemps par l’acte de traduire, continue de briller dans notre monde (et non d’une lampe qui, sournoise, se cacherait sous un abat-jour…). Mais, me direz-vous, où est l’espionnage dans tout ça ? La suite bientôt…

lundi 14 avril 2025

RETRADUIRE GRAHAM GREENE – ÉPISODE 2 : PRÉDIRE LE PASSÉ

 RETRADUIRE GRAHAM GREENE /

JOURNAL DE TRADUCTION



• ÉPISODE 2 – PRÉDIRE LE PASSÉ

Quand on lit une traduction, il est difficile de se rendre compte de son infidélité dès lors qu’elle se pare d’élégance. Son naturel semble démentir toute éventuelle trahison. Le sens est là, fermement campé dans une prose qui tient debout, alors pourquoi douter de la justesse du tour de passe-passe ? Mais le fait est qu’on assiste parfois à des réécritures ayant pris un envol un peu… cavalier (si tant est qu’un envol puisse être cavalier, à moins d’être Pégase).

Ainsi, dans le premier chapitre du Ministère de la peur, la traductrice Marcelle Sibon, qui a abondamment traduit Greene, s’attaque au paragraphe suivant:

« So many fortunes one had listened to, behind a country hedge, over the cards in a liner’s saloon, but the fascination remained even when the fortune was cast by an amateur at a garden fête. Always, for a little while, one could half-believe in the journey overseas, in the strange dark woman, and the letter with good news. »

Ces lignes, on peut les traduire ainsi, sans trop s’éloigner de l’original :

« La bonne aventure : qui n’y avait pas eu droit, que ce soit derrière une haie de campagne ou devant des cartes dans le salon d’un paquebot, mais la fascination demeurait même quand elle émanait d’une dilettante dans une kermesse. A chaque fois, pendant un bref instant, on pouvait presque croire à un voyage en mer, une mystérieuse brune, une lettre porteuse de bonne nouvelle. »

Mais Marcelle Sibon préfère traduire ainsi :

« Il est étonnant de constater combien une diseuse de bonne aventure, même amateur, même à une kermesse, fascine l’imagination populaire et intrigue toujours ; quelque peu de foi que l’on ait apporté à d’autres révélations merveilleuses, faites, soit à la campagne, derrière quelque haie, soit dans un coin retiré du fumoir d’un grand paquebot, on doute toujours, on ne croit qu’à demi au beau voyage à l’étranger, à la brune inconnue, aux lettres porteuses de bonnes nouvelles, et cependant on se laisse toujours tenter, on se donne l’illusion de percer l’avenir. »

J’ai souligné des éléments qui ne figurent absolument pas dans l’original. Pourquoi ces ajouts? Le sens lui-même est discrètement biaisé – chez Greene, on veut croire, même à demi, aux prédictions ; chez Sibon, on doute toujours… Quant aux nombres de mots, c’est le grand saut. On passe de 58 mots à 92 mots. Une façon de doubler la mise initiale ? C’est ce qu’on appelle dans le jargon de la traduction : le coefficient de foisonnement. (Ici, franchement, ça serait plutôt la foison d’or !) Je vous propose donc de revenir demain sur ce faramineux coefficient…

RETRADUIRE GRAHAM GREENE : JOURNAL DE TRADUCTION (1)


RETRADUIRE GRAHAM GREENE : JOURNAL DE TRADUCTION

• ÉPISODE 1 – GRAHAM GREENE, LE RETOUR 

Les éditions Flammarion se lancent dans une aventure aussi ambitieuse qu’excitante, et aussi salutaire que surprenante : proposer de nouvelles traductions de l’œuvre de Graham Greene. Le projet, initié par Bertrand Pirel, a pour but de dépoussiérer des textes dont certaines des traductions françaises encore en circulation ont parfois jusqu’à soixante-dix au compteur ; oui, car elles ont vieilli, ce qui est l’étrange privilège des traductions. Question : pourquoi les traductions vieillissent-elles, alors que l’œuvre originale semble relativement à l’abri du temps? C’est là une question passionnante sur laquelle je reviendrai très bientôt dans cette série qui promet d’être fleuve.

M’étant vu confier cette mission, je me dois de corriger tout de suite une idée reçue, ou plutôt une erreur de formulation : je ne retraduis pas l’œuvre de Greene, et ce pour la simple raison que je ne l’ai pas traduite auparavant. Je ne repasse donc pas par un chemin déjà emprunté (par moi) : Je traduis, c’est tout, comme si l’œuvre de Greene venait d’arriver sur mon bureau, encore fraîche et inédite. Si je m’interdis de regarder l’ancienne version existante en cours de traduction, c’est pour ne pas interposer entre mes doigts et le clavier un calque mal(f)aisant, et me protéger d’un effet d’écho – bien sûr, une fois ma traduction achevée, j’irai voir la version précéente, un peu comme on consulte le Gaffiot par curiosité (bonjour les latinistes !), afin de voir comment telle phrase de Greene s’est vue rendre justice ou a été aplatie. Quel effet le Temps a eu sur son texte… Mais pour lors, je veux aborder ce continent – plus d’une vingtaine d’ouvrages en chantier… – d’un œil neuf, pour ne pas dire immature. Avant d’accepter ce travail, bien sûr, j’ai parcouru les livres de Greene (plus d'une vingtaine…), vu ou revu certaines adaptations cinématographiques de ses romans (près de vingt-cinq), dévoré ses diverses biographies (au moins trois, dont une en trois volumes !) – et, Troisième Homme oblige, fredonné sans m'en rendre compte l’air de Harry Lime…

Pendant plusieurs semaines, au fil des traductions et parutions, je publierai ici, à un rythme régulier, une sorte de journal de travail, où il s'agira à la fois de déplier ces formidables feuilletés que sont les textes de Greene et d'expliquer les raisons qui nous ont appelés à en imaginer de nouvelles versions. Au programme pour commencer, Le Ministère de la Peur (préfacé par mes soins), suivi de Deux Hommes en un (préfacé par William Boyd)– les deux paraissent cette semaine.

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A noter: jeudi 17 avril, à 19h, aura lieu une rencontre autour de ces deux premiers livres à la librairie L'usage du monde, 2 rue de la Jonquière (75017) en présence de l'éditeur, du traducteur et de Jonathan A. Bourget, petit-fils de Graham Greene.

jeudi 10 avril 2025

Le billet fantôme de Thomas Pynchon


Alors qu'on a appris que Paul Thomas Anderson, après avoir adapté au cinéma Bleeding Edge, allait s'attaquer à Vineland, un nouveau roman de Thomas Pynchon est enfin annoncé chez l'éditeur Penguin, après douze ans d'attente.

Le titre de ce roman est Shadow Ticket une expression qui peut avoir plusieurs significations. Il peut s'agit d'un billet (d'avion, par exemple), réservé sans qu'on l'ait acheté, mais ce sens colle assez mal avec le contexte du livre de Pynchon, qui se déroule en 1932. Il peut avoir également un sens informatique, encore moins pertinent vu ledit contexte. Un autre sens, peut-être métaphorique, est envisageable. Un "shadow ticket" renverrait alors à une expression espagnole, et cet obscur billet serait celui réservé pour une "barrera de sombra", une place à l'ombre dans une arène pour assister à une corrida. Mais que ce "ticket" ait le sens de billet, de programme (ou liste) électoral, que ce "shadow" soit une ombre, un fantôme, ou renvoie à une filature (il est question dans le roman d'un "private eye"), voilà qui reste à déterminer.

On attend donc de mains fermes le texte de Pynchon. Sachant le secret qui entoure ses livres, il n'est pas sûr qu'on puisse disposer prochainement d'un pdf, qui pourrait aisément fuiter avant le 7 octobre. Penguin imprimera plus vraisemblablement des épreuves papier, parcimonieusement distribuées juste avant la sortie. Mais après douze ans d'attente, on n'est pas à six mois près, non? On connaît au moins quelques ingrédients de ce nouveau plat sûrement relevé: fortune fromagère, Al Capone, activités paranormales, bandits à moto, paquebot accostant en Hongrie (!), espions anglais, Nazis nazis, big band…

Les trois cent quatre-vingt-quatre pages de Shadow Ticket paraîtront donc le 7 octobre prochain, et des négociations sont en cours en France afin d'en acquérir les droits en vue d'une traduction. En attendant de vous dire (très prochainement plus), voici les informations dont on dispose pour l'instant…




mardi 8 avril 2025

Perec de 8 à 10

 


L'Œil ébloui continue son exploration non de Perec, mais des nombreux Perec qu'écrivains et artistes ont reçus en héritage plus ou moins oblique. Trois nouveaux titres paraissent cette semaine, les numéros 8, 9, 10 (plus que 43 titres à paraître !)

Le numéro 8 nous donne à voir les photos que pris l'ami de Perec, Pierre Getzler, lors de deux des trois glorieuses journées d'octobre 1974, quand l'écrivain s'assit à une table de café et tenta de capter tout ce qui se passait et ne se passait pas place Saint-Sulpice. Chaque photo cadre un pan d'espace, plus ou moins habité, où souvent n'advient qu'un temps figé, souvent barré par une verticale (un arbre, un poteau, un panneau) comme si, telle une aiguille marquant un éternel midi, l'espace-temps était balisé par de concrets fuseaux horaires. Des voitures, des bus, des passants: une place qui ne laisse place qu'à elle-même, mais qu'il faut quand même décrire, c'est-à-dire, écrire, autrement dit déplier l'image en segments syntaxiques, tout comme les photos de Getzler réécrivent un ensemble en le sectionnant en parties.

Le numéro 9, signée Sophie Coiffier s'efforce de lire certaines images à la lueur de l'œuvre de Perec. En partant de la grille mi-conceptuelle mi-ludique qu'est le jeu de taquin (en gros un puzzle aux pièces carrées ménageant une case vide par où faire passer les autres pièces), l'auteure de L'éternité comme un jeu de taquin, opère donc des rapprochements – comme on fait coïncider des bords – afin que le sens, magnétisé, attire d'autres aventures formelles. Ce pourrait être un exercice, c'est en fait une quête, entre vide et plein, où Perec, de cavalier seul, devient arpenteur de cases.

Le numéro 10, qui s'intitule Le timbre à un franc, est signé par le pataphysicien Jean-Louis Bailly. Il égrène divers croisements avec l'œuvre et l'homme, entre autres comment le chapitre XXII de La Vie mode d'emploiI (qui était alors en cours d'écriture) lui est arrivé par la poste, suite à une démarche que Bailly avait faite auprès de GP, afin de publier un de ses textes dans une revue au titre rousselien, Nouvelles Impressions. C'est aussi, en creux (et en bosses, aussi) un portrait cubiste de Bailly, dont certains angles entrent en relation géométrico-affective avec les textes de Perec.

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Pierre Getzler, Place Saint-Sulpice les 18 & 19 octobre 1974

Sophie Coiffier, L'éternité comme un jeu de taquin

Jean-Louis Bailly, Le timbre à un franc

tous trois parus à L'Œil ébloui, dans la série des 53 Perec.