pour Marc Chénetier
Les livres sont des monstres qui moquent la mort. Des monstres qui jouent avec nos cadavres. Exemple: dans Middle C., de William Gass, une friable volupté est à l'œuvre. Or le traducteur, qui avance en boitant, en pouilleux, en renégat, armé de son seul dictionnaire aux pages sourdes et collées, sait qu'il va devoir affronter, d'un paragraphe l'autre, des turbulences. Ce sont en l'occurrence des turbulences américaines, des pages froissées et furieuses, orchestrées par un maestro cruel, l'égal de Bach, qui passe deux décennies par livre et ne croit plus à l'humaine humanité depuis qu'il a survolé le carnage atomique, mais ces turbulences veulent et peuvent néanmoins passer/casser les frontières, advenir par exemple en français, car tout en elles crient le désir d'exciter la moelle langage, et non de visiter langue, et le moins qu'on puisse faire (à savoir : le plus) c'est d'entendre leurs requêtes et de s'y soumettre, debout.
Quand vous traduisez, vous acceptez la fusion, vous l'appelez, et votre souci n'est pas juste d'ingérer l'ennemi intérieur qu'est le texte, sa tyrannie, son orgueil, sa faiblesse et son humilité, mais d'en savourer les sucs, d'en malaxer les muscles, qui sont autre chose que la langue d'origine, qui touchent aux compulsions linguistiques les plus tenaces, celles qu'articulent les lèvres de la pensée physique. La pensée est un acte de la chair, dixit Lorca.
Il y a, pages 52-53 de Middle C., un passage où Gass travaille la phrase en Torquemado d'opérette, à la fois bourreau et plaie et bouffon, il nous conte et compte l'apocalypse, l'humanité réduite aux larves et aux cendres, et convoque cette ambulante anomalie qu'est l'humain survivant, toujours prêt à recommencer, à réinventer la massue et le glaive et le fusil et la bombe. C'est un passage armé, blessé, cinq mille signes déchaînés qui claquent et fourchent.
Le traduisant, on piétine, on racle, on bégaye. On est exalté mais amputé. Forcément. Car Gass nous oblige à lire non pas l'illisible, mais la lecture à l'état de rut, avec le mot violé, la virgule affûtée, et nous dire: ce n'est pas la substance qui vous écorche, car c'est le même depuis Homère, depuis Thucydide, Plutarque, non, c'est ma phrase qui vous fait tenaille, vous englue la luette. Sa phrase est longue, elle chahute, hésite, tranche, elle oblige la lecture (et le lecteur) à étreindre la forme et son mouvement instable, elle est articulée et désarticulée dans le même temps, la même illusion. Elle est magnifique, horrible, souple et rêche. Elle est la phrase qui mâche et dévore, un torrent assoiffé de cadavres et de survivances.
A un moment, à la fin de ce grand huit, Gass (ou celui qui écrit sous son oripeau) dit, ou plutôt écrit, trace, sarcle: "why were babies born to be so cruelly belabored back into the grave".
Hum. Why were babies born to be so cruelly belabored back into the grave. Le traducteur, ici, a un ennemi, et qui n'est pas la phrase anglaise, non, car son ennemi c'est la phrase française et fantoche qui se détache mollement de l'ombre originelle. Son ennemi, c'est le sens de la phrase mise à plat et en verso: "pourquoi les bébés naquirent (si c'est) pour être si (aussi) cruellement remis (retravailé) dans la tombe." Il doit donc non plus bouffer la phrase à la manière d'un logiciel de traduction (il en serait incapable), mais trouver la faille, entrer – effracter – dans la langue de l'autre (pas l'américain, mais le gassois, le gassien, le gassololique) afin de "recommencer" la phrase – la convulsion raisonnée – en français. Il doit non plus regarder la phrase mais la pénétrer, doucement, par contorsions lexicales, syntaxiques, grammaticales, autrement dit instinctives, afin de la contempler de l'intérieur. S'il y parvient, il en verra peut-être les veines, les nerfs, les muscles, en sentira les os et en tâtera la chair avant la peau. Mais surtout il devra écouter la sourde, la violente, l'obstinée musique qui préside à tout cela. Il devra changer son gant en main, sa volonté en souplesse. Faire que sa main cesse de prendre pour mieux s'éprendre. Car le mot anglais, une fois mâché, perd sa pulpe, mais il vous incombe de recomposer le fruit sans l'appui de la graine. Pour cela, il faut un peu patauger dans ce traître compost qu'est notre intuition de langue;
Quand je traduis (et l'on me pardonnera, j'espère, ce "je" excédentaire, puisque traduire c'est, en un paradoxe d'une intimité vertigineuse, se défaire de ce jeu, le diluer dans l'acide de l'écrire), je ne cherche pas le cogito qui me permettrait d'abattre mes cartes – elles ne sont pas de visite, mais humblement topographiques). Mon "je" ne cherche rien. Il essaie de devenir autre chose qu'un je afin non pas de chercher mais de trouver. Il se dilate et s'éparpille, afin d'essaimer dans la phrase et d'épouser sa pulsation (il n'a pas d'autre choix). Il sait également, ce je traduisant, qu'il ne traduit pas telle phrase, mais telle phrase charriée par le torrent immense de toutes les autres phrases du livre.
Quand je traduis, donc, quand vous traduisez, l'essentiel est dans la déflagration et le repli. Vous traduisez la phrase, certes, mais surtout vous traduisez avec la puissance des centaines de milliers de mots qui la portent. Vous traduisez l'instant dans le mouvement, le détail dans le tout, la lettre dans l'esprit dans la voix dans le corps.
Traduire, c'est mourir. C'est décéder dans sa langue pour mieux, une fois côtoyés les vers qui rongent et nourrissent ce lieu faussement commun qu'est le langage, renaître, revenir, sans ruse ni rouerie (la trouvaille est souvent rouillée, la bonne idée bancale), et profiter de cette décharge, de ce flux, de ce sentiment de puissance et d'échec qui seul permet de ne pas capituler.
Le texte que vous traduisez n'a ni prévu ni interdit sa transformation. Il l'a juste rendue possible en étant si singulier, si hachuré, si démantibulé que vous ne pourrez en mimer l'épilepsie qu'en acceptant d'en sucer les symptomes.
On traduit, à force d'âge et de coups, à même l'âtre et la forge de la jouvence; car tout à chaque fois revit et recommence, on voit monter la langue depuis sa gangue enfouie et sourde, elle bataille et sourit, grimace et fuit, elle devient l'entrelangue immédiate de notre possibilité d'existence. A n'être que langue, on devient lèvre, trachée, poumon, on tient le souffle, on côtoie la cadence. Traduire est dangereux: ça vous bégaie, vous tait, ça fait de vous l'éternel idiot faulknérien. Mais c'est bien. C'est ce que vous vouliez, depuis le début, depuis le balbutiement: non pas parler la langue sans feu, mais brûler dans l'eau même du langage. Traduire vous met à genoux, et du coup, la terre le sol la boue sont des paysages plus proches. This is not an exercice. I repeat: this is not an exercice.
Toucher à la langue, autrement dire traduire, nous désaxe. Accepter, rechercher, désirer ce désaxement exige de l'instinct, de la technique. Il exige surtout ceci: arrêter de se croire soi. Langage souvent dérange. Traduire, ce n'est pas être bois et se croire violon (thanks Rimbaud) mais s'imaginer, se rêver, archet, archet de chair.
Traduire, c'est mourir. Mais pas d'ennui. Mais sans fin. De plaisir. C'est donc ne pas mourir. Le soi s'y perd, crève, pffuiit, ballon sot que rien ne retenait – on ne le regrettera pas. On peut vivre enfin dans le nous, s'y croire légion, nager à même le texte qui n'est que vagues, formes, saignées. Voyez comme c'est facile. Prenez l'égo, trouez-le – puis, vaincu heureux, écoutez le vent.
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