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mardi 26 novembre 2013

Neuf fois sur le métier: lire et traduire

Combien de fois un traducteur lit-il le livre qu'il traduit? Eh bien, il le lit une première fois, sous forme de manuscrit, de livre, ou de pdf (lecture déflorante). Bon, d'accord, il arrive qu'on ne lise pas l'ouvrage en entier, histoire de se ménager un peu de fraîcheur au moment d'abattre la forêt…
Puis il le lit à mesure qu'il le traduit, du coin de l'œil, en un perpétuellement décollement – et ce deux fois, une fois quand il lit la phrase pour s'assurer qu'il la comprend (lecture tremplin), une autre fois en la traduisant (lecture d'adieu).
Ensuite, il le lit encore deux fois, mais de l'autre côté, dans sa réapparition en français, une fois quand il tape son texte (il écrit, ergo il lit: lecture-écriture), texte qui n'est bien sûr qu'un premier jet — puis une autre fois quand il relit ce qu'il vient juste de taper pour amender, corriger au débotté (lecture de tapissier – qui lisse, tend, défroisse, recloue).
Quelques centaines d'heures plus tard, il lit sa traduction désormais achevée mais pas rabotée, et c'est là commence le gros œuvre (il se produit alors sûrement de multiples micro-lectures, mais ne mégotons pas: c'est la lecture-silence-on-tourne).
Puis il l'imprime et le lit parce que rien ne vaut une relecture sur papier (lecture en flux tendu). Puis il le lit quand l'éditeur lui renvoie son texte avec des propositions de corrections (lecture stroboscopique). Puis il le lit quand on lui envoie le premier jeu d'épreuves: lecture de la dernière chance. (Ne comptons pas une éventuelle et ultime relecture lors d'une réédition – lecture remords)

Faites le calcul. En moyenne, un traducteur lit donc neuf fois le texte (trois fois dans sa version originale, six fois dans sa version en cours ou quasi achevée). Et c'est là un minimum. Certes, on pourrait contester à certaines de ces "lectures" leur statut de véritable lecture. Ce sont, il est vrai, des modalités de lecture, générées par le texte qui exige qu'on fasse de lui un usage autre que déglutif. Le cerveau découvre alors que l'acte de lire ne cesse de revenir, qu'il est omniprésent, qu'il fonde l'écriture, la traduction et jusqu'au détachement d'avec le texte à lire. Comme si la lecture se différenciait du texte pour exister en soi et devenir alors nomade, hésitant entre un éternel détour et  un devenir-imperceptible. Le texte, qui s'est donné à lire, disparaît alors au profit de sa lecture diffractée, réinventée.
L'autre soir, Georges-Arthur Goldschmidt me parlait d'une envie qui le chatouillait depuis quelque temps : refaire une de ses propres traductions, histoire voir ce qu'il en serait plusieurs années après. Décidément, le roi lire n'est pas prêt de jeter sa couronne…