mardi 31 mars 2020

Ne pas laisser dire

Macron & consorts semblent persuader qu’il suffit de hausser la voix pour faire baisser la mortalité. Qu’il suffit de verbaliser les gens comme s’ils étaient des voitures en effraction. Qu’il suffit de dire que tout est mis en œuvre pour masquer le fait que rien n’est accompli. Qu’il suffit de faire applaudir les soignants pour qu’on oublie qu’ils ont été saignés et matraqués. A cet égard, le « je ne laisserai pas dire » d’Edouard Philippe est une figure de style révélatrice : une figure de style qui ne serait plus que ça, l’arme rhétorique ultime d’une triste figure. Ne pas laisser dire : ça a de la gueule, hein, et ça fait toujours son petit effet de taper sur la table, même si, bon, la table, comment dire ? Où est-elle la table ? On l’a brûlé pour se réchauffer, chef. Ah ? Bon, pas grave, je tape quand même du poing. Dans le vide. Et tant pis pour ceux qui traverseront ce vide.

Derrière cette attitude pitoyablement bravache se cache un effrayant pari. Car le gouvernement a compris au moins une chose : la pandémie ne s’achèvera pas du jour au lendemain, on ne passera pas d’un monde confiné à une never-ending party, la messe des morts ne sera pas suivie pas d’insouciants flonflons. Ça ne sera pas la « Libération », les gens n’iront pas danser dans la rue et s’étreindre et s’embrasser et, éventuellement, secouer les grilles de l’Elysée. C’est précisément cette certitude qui permet à nos gouvernants d’en profiter pour tester notre servilité (et notre taux de mortalité). Pas de risque, en effet, que ça descende dans la rue, que ça proteste, que ça manifeste – le temps des gilets jaunes est fini, alors c’est pas des blouses blanches qui vont venir tout chambouler. Ils se disent, ils savent : Bon, on ne va pas passer du confinement maximal au lâcher de ballons ; le retour à la « normale » ne pourra de toute évidence que se faire par paliers – s’il se fait… Ça non, ces matamores doublés de manchots n’auront pas à redouter un déferlement populaire, une levée de boucliers, des jets de pierre. (Les forces de l’ordre y veilleront, comme elles ont veillé et veillent à taper sur tout ce qui bouge.) Oui, voilà sûrement ce qu’ils se disent, là-haut, entre deux injections de chloroquine perso : Bon, on a merdé, et merdé grave, ça commence à se voir, à se savoir, mais il suffit de hausser la voix, de faire applaudir les soignants, de se contredire un jour sur deux, d’envoyer les réfugiés dans les champs, de parquer les SDF, et ça passera, ou si ça passe mal, de toute façon personne ne viendra nous demander des comptes parce qu’on va desserrer la vis si lentement qu’il n’y aura pas de protestation de masse, on laissera sortir les gens au compte-goutte, et puis on jouera sur la bonne vieille solidarité, sur ce petit délire de cohésion nationale qui marche si bien chez nous, après tout ça a marché pour Johnny, Jean d’O, Charlie, etc., donc ça devrait marcher pour le virus, genre tous ensemble nous avons vaincu, etc.

Ouf, pensent-ils : Paris ne sera pas une fête. La France ne deviendra pas une grande rave. Il n’y aura pas de jour J. Pas de : « Et maintenant vous pouvez tous sortir de vos tanières ». Personne en assez grand nombre pour venir demander des comptes à ces irresponsables qui nous ont dit en grande pompe et dans leurs petits souliers : allons, ne renoncez pas aux terrasses mais attention, hein, n’allez pas manifester, et puis vous pouvez aller voter mais, oh, gaffe, n’allez pas défiler, oh et puis zut rester chez vous sinon c’est mille euros, oh et puis finalement allez travailler, oh et puis démerdez-vous, Pâques au balcon et le tison où vous savez.

J’imagine leur petite satisfaction intérieure, quand ils se disent : au moins, il n’y aura pas d’après, ce sera juste une très lente relaxation du maintenant, au pire on aura qu’à agiter le grand épouvantail du deuil national pour empêcher les mécontents de la ramener. On ne passera pas de l’état d’urgence à l’urgence de changer l’Etat, ouf. On baissera les amendes, le périmètre de jogging sera agrandi, les gens pourront entrer à deux puis trois puis quatre dans les boulangeries, les librairies lèveront de quelques centimètres par jour leur rideau de fer, on vendra deux fois moins cher le coffret dvd de Grey’s Anatomy, etc.  On ne laissera pas dire, pas faire, pas penser, pas circuler – enfin, pas comme ça. Il faudra la jouer subtile. Humble. De toute façon, on va leur demander de redresser l’économie, alors ils auront autre chose à faire que nous chercher des noises…

J’imagine – aussi – leur étonnement si ça ne se passe pas tout à fait comme ça.

samedi 21 mars 2020

Puisque nous sommes seuls

Puisque nous voilà réduits à nous-mêmes, enclos et retranchés, astreints à un isolement en passe de devenir synonyme d’inaction, de stagnation, propice en apparence à la seule inquiétude, au repli, au malaise,

puisque cet isolement – que la rhétorique hygiéniste et militaire nomme « confinement » – est en train de devenir notre quotidien imposé,

puisque notre impuissance à agir s’étend de façon incommensurable, et qu’il ne nous est même plus possible d’offrir notre présence à ceux et celles que la pandémie emporte,

puisqu’il est même interdit d’approcher la tombe où s’effacent les proches,

puisqu’il nous reste, quoi ? l’humour du barricadé ? la peur de l’autre ? le tremblement des sentiments ? l’ écœurant magnétisme du moi ? l’inquiète occupation des heures ?

puisque cet isolement de tous et de toutes met à nu, de façon souvent cruelle, parfois obscène, les inégalités sociales,

puisque pour les uns, le « confinement » est brandi comme un retour à soi, la chance d’une mise au point, d’un « recueillement », même si cet écartement n’est bien souvent que la jouissance d’une condition sociale qui met à l’abri des privations, protège de l’entassement,

puisque pour les autres, les murs de la prison se sont resserrés, la vue depuis la fenêtre restant la même, la proximité des corps s’intensifiant dangereusement,

puisqu’il apparaît que, pour ceux et celles, qui depuis longtemps, avaient la chance de travailler chez eux, cette soudaine injonction à ne plus sortir de chez soi s’inscrit dans une troublante continuité,

puisque à tous ceux et celles qui devaient, chaque jour, fendre le réel de leur corps, la pandémie impose une « vacance » forcée, une mise à pied déroutante,

puisque la désinformation et l’inconscience gouvernementales nous ont pris en otage de leurs petits intérêts à court et moyen, et très médiocre terme,

puisqu’on tance les nantis en quête de produits consolateurs et de balades revigorantes,

puisqu’on matraque les délaissés cherchant encore et encore à respirer l’air saturé,

puisqu’être tous confinés ne signifie pas, en réalité, l’être tous de la même façon,

puisqu’un studio n’est pas un pavillon, qu’un palier n’est pas un jardin – qu’un lieu n’est pas toujours un espace,

puisque l’invisibilité devient peu à peu la doublure d’un haillon d’angoisse,

puisqu’une heure, une journée, une semaine sont désormais les mesures improbables d’une improbable survie, et que ces heures, ces journées, ces semaines n’ont pas la même valeur selon les individus,

puisqu’on promet des primes à ceux qui vont aller au charbon au risque de devenir eux-mêmes charbon et qu’on offre des tribunes à ceux dont le dernier loisir est de se mirer dans le diamant de leur privilège,

puisque cette étrange peste qui fait de nous tous des « Oranais » se plaît à accentuer le fossé entre possédants et démunis, même s’il existe des nuances, mais que valent les nuances quand pour les uns vivre c’est survivre et pour les autres continuer de vivre,

puisque l’Italie et l’Espagne nous observent depuis un passé qui sera notre futur, et que la distance s’est changé en durée, ce qu’ils ont vécu et vivent s’apprêtant à être ce que nous vivons et vivrons,

puisque nous allons devoir demain compter nos morts comme nous comptons aujourd’hui les heures,

puisque le mot de quarantaine est devenue une boîte de Pandore, et qu’en jaillit à chaque instant un flot d’amertumes, de ressentiments, d’aigreurs, de détestations, de jalousies,
d’égoïsmes – parfois, aussi, de solidarité, mais quel sens donner à une solidarité qui n’a plus pour foyer que soi-même et pour rayon d’action la limite de soi-même,

puisque c’est au sein d’un chez-soi claquemuré qu’il nous faut penser l’universalité d’un mal, et que le mètre carré où se tient – encore – notre corps est à l’image infiniment fragmentée de la planète,

puisque nous n’avons plus à consommer qu’une bouillie d’informations frelatées, et à digérer qu’un brouet d’injonctions contradictoires,

puisque chacun séparément fantasme via les réseaux un ‘tous ensemble’ qui vacille d’heure en heure,

puisqu’enfin nous sommes seuls, perdus, livrés non seulement à nous-mêmes mais aussi à l’absence de l’autre,

puisque le quotidien démobilisé n’est plus qu’un amas saturé de récits, de témoignages, de conjectures, d’espoirs, de frustrations,

puisqu’enfin nous sommes seuls au sein d’une solitude que nous n’avions jamais imaginée, une solitude partagée par tous bien qu’inégalement répartie, et violemment ressentie,

puisque nous allons peut-être vivre et peut-être mourir, tout entier confinés dans ce ‘peut-être’,

puisque certains pensent qu’au sortir de cette ‘crise’ quelque chose aura changé,

puisque certains se doutent que, non, rien ne changera vraiment, et que pour relancer l’économie l’Etat veillera à ce que nous nous vautrions vite dans la victuaille et les viscères de son veau d’or encore plus têtu qu’un phénix,

puisque ceux et celles qui maintiennent encore en vie les poumons de la société, les soignants, dont dépend le sort de ceux et celles qui maintiennent la libre circulation des aliments, de l’eau, de l’électricité, doivent seuls, sans argent ni moyen, endiguer la pandémie,

puisqu’il semble que nous n’ayons plus sous les yeux que des images et des phrases,

puisque la fièvre monte,
puisque la peur monte,
puisque la fièvre monte,

                                                                       il faut persister    insister    protester
il faut nous préparer à demander des comptes      à exiger réparation     à rappeler à nos gouvernants ‘confinés’ dans leur lâcheté coupable et leur cupidité ignare que nous ne sommes pas que des électeurs, que nos poumons ne servent pas qu’à expulser des voix censés les maintenir en équilibre au pouvoir, que leur cynisme mortifère nous insupporte, que leurs leçons de morale puent la contrebande, que ce que nous attendons d’eux, ou plutôt de ceux qui leur succéderont, c’est autre chose qu’un parfait mépris de notre très menacée humanité, que leur capital est minuscule – humainement – face à notre capacité de résistance même si notre capacité de résistance semble minuscule – économiquement – face à leur capital,

ceux qui survivront, ceux qui se relèveront, ne toléreront plus d’être pris pour de simples échos, d’ineptes réceptacles, d’une volonté marchande, d’un pur désir d’iniquité sociale à des fins marchandes,

ceux qui survivront, ceux qui se relèveront, auront compris que la santé n’est pas une marchandise, mais un droit, et que ce droit ne doit pas rester un privilège, monnayable au gré des fantaisies boursières, des tractations fumeuses,

ceux qui survivront, ceux qui se relèveront diront tout haut ce que, du fond de leur confinement, ils ont appris, au contact de leur solitude, de leurs enfants, loin de leurs proches, loin de leurs morts, et ce que cet enseignement, désormais, encore plus qu’avant, leur dicte —

puisque nous voilà réduits à nous-mêmes
puisque nous sommes seuls et des millions à chercher
dans cet isolement
l’élan qui nous rendra notre liberté,
             – la santé de la liberté     /      la liberté de la santé –
puisqu’il nous reste, quoi ?
un peu de temps à ne plus le perdre
            à ne plus le donner à qui le brade


jeudi 12 mars 2020

Voir le jour: un film de Marion Laine — quelques avant-premières…


Voir le jour

Avant-premières
Marion Laine

France

2019 / 91’ / 
Jeanne est auxiliaire dans une maternité de Marseille. Nuit et jour, Jeanne et ses collègues se battent pour défendre les mères et leurs bébés face au manque d’effectif et à la pression de leur direction. Mais le passé secret de Jeanne va ressurgir et la pousser à affirmer ses choix de vie. (D'après le roman Chambre 2, de Julie Bonnie, éd. Belfond)
RéalisateurMarion Laine.
InterprètesSandrine Bonnaire, Aure Atika, Brigitte Roüan, Kenza Fortas, Sarah Stern et Alice Botté.
ScénarioMarion Laine et Julie Bonnie.
PhotoBrice Pancot.
MontageClémence Carré.
MusiqueBéatrice Thiriet.
ProductionApsara Films.
VentesPyramide International.
DistributeurPyramide.

lundi 9 mars 2020

Visite de la "Maison Indigène" jeudi 12

Jeudi 12 mars, jour de la sortie de mon nouveau livre La Maison indigène (Actes Sud), nous vous convions à une rencontre à la librairie Charybde, dans l'aire de lieu pluridisciplinaire et de bières de Ground Control, 81 rue du Charolais, 75012.

La rencontre débutera à 19h pile, car nous devrons rentre l'antenne à 20h, donc si vous venez, soyez à l'heure ou restez chez vous pour regarder Netflix, hein.

Il sera question d'architecture, de poésie, de Camus, de guerre d'Algérie, de Sénac et de Visconti, de transmission et de trahison, de majoliques et de fontaines, de Le Corbusier et de à quoi bon écrire.

Extrait:
"Le 1er janvier 1992 au matin, j’étais à Paris, chez moi, quand le téléphone sonna et qu’un de mes cousins m’apprit la mort de mon grand-père, l’architecte Léon Claro. J’avais perdu mon père six ans plus tôt, et tout décès, je l’avoue, me semblait une copie de copie, un bien pauvre apprêt venu recouvrir un mur déjà bien rongé. Un mur ? Non pas celui de la Maison indigène, mais plutôt de cette maison indigeste qu’était à mes yeux, à mes sens, à mes tripes, la famille. Je n’étais pas près d’en pousser les portes, n’ayant nulle envie à l’époque d’habiter cette demeure fantôme qu’on nomme origine. Rien de ce qui touchait à l’ascendance ne me parlait. J’étais sourd aux racines, aveugle aux jeux de lumière dans les hauts feuillages de l’arbre généalogique. Je ne voulais rien savoir de la source, sinon la confirmation que ses eaux étaient de toute éternité…"

samedi 7 mars 2020

"Contre un chœur chaos" : le miracle Tridents

Les grands livres de poésie sont comme des manuels de survie, écrits pour dissuader la mort, ou l'inviter à pactiser avec la langue le temps d'une obstinée et continue déflagration. Tel est Tridents, somme non pas théologique mais assurément prolifique, rassemblant près de quatre mille "tridents" écrits par Jacques Roubaud, soit des poèmes de trois vers, treize syllabes en tout (5/3/5), avec un "pivot" au centre permettant d'articuler ce mini-hakaï. Roubaud s'y consacre depuis deux fois dix ans, et une sensation vertigineuse (et centripète) se dégage assez vite de la lecture de ce livre dont la masse – près de 1000 pages – semble contredire (au sens de contre-chanter…) le minimalisme de l'unité choisie.

Quatre mille fois trois courts vers: comment le lecteur poétique va-t-il s'y perdre et s'y retrouver? On est comme sous une pluie d'intensités, ou plutôt comme "dans" une pluie d'intensités, on y nage et on court, on s'y arrête et on s'y retourne. L'œil n'a d'autre choix que de faire des choix, c'est-à-dire de se poser en papillon là où telle couleur l'attire – ce peut-être le titre d'un trident: "rue Erard, 20 août 2007", parce qu'une rue du XIIème arrondissement de Paris est un centre universel comme un autre; ce peut-être un mot : "désesmerando", un nom propre: "Laurel et Hardy", une ponctuation : "l'eau, regardant, noire"… L'œil fait corps avec le lu, brièvement, fortement.

Certains livres, parce qu'ils ont quelque chose d'une machine célibataire, nous invitent à en inventer la lecture, le mode de lecture. Passé le vertige premier, né de l'infiniment petit porté à la puissance maximale d'un volume, on s'y promène (importance de la déambulation chez Roubaud…). On fait alors ce que fait tout chercheur d'or que même le sable envoûte: on guette l'éclat d'une révélation, le détour d'une épiphanie, l'œil noir d'un mystère. Le trident est si bref, c'est une fourchette sensible qu'on saisit et plante aussitôt dans l'instant ramassé de la lecture. Il contient en lui un léger mouvement de va-et-vient, comme une algue qui tente un repli, comme un geste qui se retourne sur son élan:

              œil

              dans l'angle vif, herbe
siffle l'herbe
              salive ruisseau

Le trident est aussi, on s'en doute, un memento mori, un revenant récalcitrant – "des morts épuisants / fournisseurs / d'ombre irrespirable" –, chargé de souvenirs-douleurs – "je mendiai d'un / écho, une / preuve de sa voix". Serti, on l'a dit, d'un point pivotal, qui articule le dit autant qu'il l'aide à bifurquer: "marquer en ce signe / le moment / où change le sens". Ici, l'art poétique est disséminé, dispersé à l'état quasi particulaire, mais l'effet n'en est pas moins sismique, et si souvent l'humour est une présence, si lieux et langues et personnes pétillent en tous sens à chaque page, le trajet nécessairement aléatoire qu'empruntera en le créant tout lecteur aura pour conséquence l'habitation d'une presque galaxie. 

La plongée dans Tridents est une expérience où souffle et sens nous engagent à nous dissoudre progressivement dans une lecture qui, pour être parcellaire, n'en est pas moins globale, de par la foule de sensations qu'elle génère. Le silence y est célébré autant qu'incarné ("pas un bruit pas une / secousse / de la mer distraite"), afin qu'y erre, diffracté mais tenace, le corps incombustible de Roubaud-poète. On peut saisir chaque trident entre ses lèvres et souffler dessus, puis laisser s'éloigner son pollen magique. On peut aussi le gober, le malaxer, le cacher. Journal intime d'une pensée inlassablement rythmée, élégie généreuse, histoire de la poésie ramifiée par elle-même… Tridents est le bruissement de la langue porté à sa plus bouleversante incandescence: "le monde déjà / saisi, c'est / cela, être seul".
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Jacques Roubaud, Tridents, Nous (2019)