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mardi 20 novembre 2012

La nuit des cendres muettes (sur "Nox", d'Anne Carson)

Anne Carson est une poétesse canadienne dont l'œuvre, à ma connaissance, n'a pas encore été traduite en français, du moins en volume. Helléniste et latiniste distinguée, elle a perdu son frère il y a quelques années, un frère qui avait mal tourné puis fui le pays, la laissant sans nouvelles pendant vingt-deux ans, ne passant qu'une poignée de coups de fil au cours de ces deux décennies, puis ne refaisant surface que quinze jours après sa mort, à Copenhague, quand sa veuve réussit à joindre finalement Carson. Cette dernière lui a consacré – le mot n'est pas trop faible – un livre épitaphe: mieux, une boîte méditative, contenant un texte plié, où le poème 101 de Catulle donne lieu à une patiente exégèse lexicale – chaque mot latin se voit attribuer une entrée – accompagnée, en regard, d'un court texte de Carson, d'une tentative d'approche, par les mots, de la distance qui la séparait de son frère, de la distance qu'était devenu son frère: souvenirs, réflexions, photos, chaque texte pris dans un contexte graphique, matériel, qui se caresse du doigt et des yeux, parfois illisible, masqué, obturé, comme déposé conjointement par la mémoire et l'oubli. Un texte qui rappelle, à maints égards, le très beau Livre de Jon, d'Eleni Sikélianos (Actes Sud).
A un moment du texte, Carson dit que les phrases prononcées par son frère dont elle a souvenir sont si rares qu'elle s'invente un devoir de les traduire. Elle écrit alors ceci, qui est à la fois une réflexion sur l'acte de traduire, sur notre rapport au langage et notre évanescence inéluctable:
Prowling the meanings of a word, prowling the history of a person, no use expecting a flood of light. Human words have no main switch. But all those little kidnaps in the dark. And then the luminous, big, shivering, discandied, unrepentant, barking web of them that hangs in your mind when you turn back to the page you were trying to translate.
Paragraphe qu'on pourrait, très provisoirement, traduire ainsi, mais plus pour en rendre la vibration que pour en établir une version autonome:
 Quand tu arpentes le sens d'un mot, arpentes l'histoire d'une personne, ne t'attends pas à ce que jaillisse la lumière. Les mots des hommes ne possèdent pas d'interrupteur principal. Mais ô tous ces petits rapts dans la nuit. Et les voilà soudain qui forment dans ton esprit comme une vaste toile lumineuse, une toile frissonnante, dissoute, impénitente, beuglante, visible quand tu reviens à la page que tu essayais de traduire.
Il y aurait beaucoup à dire sur la beauté de ce "kidnaps" devenu substantif, et qui ici contient en lui et le ravissement et les siestes enfantines (= kid + nap), sur ce "discandied", participe passé d'un verbe obsolète – discandy – qu'on ne trouve quasiment que dans l'Antoine et Cléopâtre de Shakespeare et qui aujourd'hui désigne seulement l'action de "fondre un bonbon" (=dis-candy). Carson compare à un autre moment la traduction au fait d'errer dans une pièce, une maison, en quête – vaine – d'un interrupteur, pour que la lumière soit. La main tâtonne, ne touche que des murs ou du vide. Il n'y a pas de lux ex machina.
Le texte d'Anne Carson s'intitule NOX, et le poème 101 de Catulle, qui figure au tout début en latin puis, vers la fin, dans une traduction anglaise de l'auteur, est une épigramme funèbre au frère, dont nous donnerons ici une des nombreuses traductions existantes (datant de 1931 et d'un certain M. Rat):
J'ai traversé bien des pays et bien des mers pour venir, ô mon frère, apporter à tes restes infortunés la suprême offrande due à la mort et interroger en vain ta cendre muette. Puisque la fortune, t'enlevant à mon amour, me prive, hélas! si injustement du bonheur de te revoir, permets du moins que, fidèle aux pieux usages de nos pères, je dépose sur ta tombe ces tristes offrandes baignées des larmes fraternelles. Et pour toujours, ô mon frère, salut et adieu!
Interroger en vain la cendre muette – et mutam nequiquam alloquerer cineremNox ne cherche pas à faire parler la cendre, mais à articuler une dernière fois dans le noir, peut-être une mélopée, mais une mélopée composée de bris, d'éclats, de lueurs, afin de confectionner, en guise d'urne absente, un humble album, un scrap-book ou livre d'heures, que la main du lecteur délivre de la cécité du pli comme pour mieux entendre le souffle en lui contenu.
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Anne Carson, Nox, New Directions, 2010