mardi 28 février 2023

"Les années, comme on dit, passèrent." (M. Houellebecq)

Je ne résiste pas à l'envie de poster ici de nouveau ce texte que j'avais mis en ligne le 23 septembre 2010 sur ce blog. Parce que l'art est difficile et la critique malaisée.

Houellebecq: un consensus… dur à avaler

Michel Houellebecq, l’écrivain que le monde entier nous envie, s’impose, avec La Carte et le Territoire, comme notre Balzac, et son roman s’impose, dans toute son ampleur et son désespoir, comme le grand roman de la rentrée – oui, enfin un roman sur la littérature quand on s’y attelle sérieusement (« Il quitta son pantalon et son pull », p.18). Héros de la littérature contemporaine, mais également l’un des grands observateurs de notre époque (« c’est bien peu de chose, quand même, les relations humaines », p.23), Michel Houellebecq est le romancier le plus intéressant aujourd’hui (« il semblait que les secondes, et même les minutes, s’écoulassent avec une foudroyante rapidité », p. 25), un ethnologue percutant de notre modernité (« l’insatisfaction le reprit, plus amère encore », p. 29 ; « beaucoup de régions, pour ce qu’il en savait, présentaient un intérêt réel », p. 95)), doublé d’un témoin à l’œil aiguisé de ce début du XXIème siècle (« La beauté des fleurs est triste parce que les fleurs sont fragiles, et destinées à la mort, comme toute chose sur Terre bien sûr mais elles toute particulièrement », p. 36). Faisant montre de modestie et de sobriété, l’écrivain a du génie (« Les journées étaient belles et uniformément chaudes », p. 42 ; « son cerveau ne parvenait à formuler aucune pensée hormis quand même la surprise de ce que l’image de ses anciens camarades ait aussi complètement disparu de sa mémoire », p. 64), et ce génie c’est sa capacité à saisir en même temps l’écume et le sens de notre époque (« ses jambes étaient incroyablement longues et fines », p. 70). Souvent hilarant, son portrait de lui-même nous rappelle que lorsqu’un livre fait rire, Dieu est tout près ; c’est donc, de la part de notre champion réaliste, un avant-goût d’infini (« les femmes exagérément plantureuses n’intéressaient plus que quelques Africains et quelques pervers », p. 73 ; « un banc de brume flottait sur les eaux, réfractant les rayons du soleil couchant », p. 114). Disons-le tout net : La Carte et le Territoire est un page turner redoutablement efficace (« Il ouvrit largement les bras pour l’accueillir ; c’est peu de dire qu’il rayonnait », p.90), et si Houellebecq est le seul auteur à avoir su révéler notre monde avec autant d’acuité et de sensibilité, c’est parce que son dernier roman est un roman total, tour à tour bilan de l’état du monde et autoportrait. Ceux qui liront ce labyrinthe métaphysique sidérant de maîtrise, signé par le meilleur écrivain de son temps, y retrouveront la quintessence de la musique houellebecquienne (« Jed trébucha dans une poussette » ; « il faisait halte pour s’orienter dans une brasserie », p.114). Certes, La Carte et le Territoire est un roman à la structure complexe et vertigineuse, mais c’est aussi un roman puissant, plein de brillantes intuitions (« la fortune ne rend heureux que ceux qui ont toujours connu une certaine aisance », p. 396), palpitant et profond (« les années, comme on dit, passèrent », p. 410), qu’on peut dores et déjà qualifier de pièce la plus aboutie d’une œuvre déjà considérable. A tous égards, un conte acide qui bouscule les idées reçues et dans lequel on entend, à chaque page, une musique rarissime (« il fut soudain saisi d’un trouble sentiment de familiarité », p. 114 ; « la surface gigantesque et ridée de la mer », p. 133). Il convient de le rappeler : Houellebecq ose ce que personne ne fait et fait ce que personne n’ose, il nous offre un monument de mots avec ce très grand roman comme il en arrive rarement, comme il vient de nous arriver, nous laissant seul avec ce chef d’œuvre (« c’était aussi beau qu’un Cézanne, ou que n’importe quoi », p. 38) dont on n’a pas fini d’explorer tous les recoins («’Je vous ennuie ?’ s’interrompit-elle soudain », p.69).


[Le texte que vous venez de lire est exclusivement constitué de citations de presse et d'extraits du livre de Michel Houellebecq, La Carte et le Territoire]

…Bienvenue dans la réalité…

mercredi 22 février 2023

Quand Polo parle: la double langue de Yéré


On ne se demandera pas ici si le nouchi est un argot ivoirien devenu langue ou un parler resté à l'état de langue véhiculaire. On se bornera de constater que, confié à un poète, le nouchi peut faire des étincelles et remonter les bretelles du bon vieux français. C'est du moins ce qu'on se dit en lisant Polo kouman / Polo parle de Henri-Michel Yéré. Il s'agit pour ce dernier, non de donner des lettres de noblesse au nouchi – le nouchi se fiche bien de la noblesse, né dans la rue il s'est popularisé tout seul comme un grand –, ni, en le "traduisant" (nous allons expliquer ces guillemets, patience…), d'en donner une version policée.

Le travail de Yéré est proprement passionnant et remet en cause pas mal d'idées préconçues sur la traduction poétique. (On est loin, je crois, du travail d'un Rictus, par exemple.) En effet, que fait Yéré: il met en chiens de faïence le texte nouchi et le texte français – disons qu'il "recommence" le premier en français, non pour l'éclaircir (quoique) mais pour relancer la donne, pour que l'écho renvoie autre chose que le son émis. Cela peut avoir deux effets très différents, bien que concomitants: parfois, la version française nous paraît plus articulée, plus nette (à nous lecteurs de Racine et Saint-John-Perse), mais à peine a-t-on considéré le recto nouchi qu'on trouve la version française un peu coincée. Normal: le nouchi est du côté oral, alors que la poésie obéit depuis longtemps à des codes policés. Dans l'expérience tentée par Yéré, il ne s'agit bien sûr pas de trancher, mais d'aller d'une langue à l'autre comme on passerait d'un quartier à un autre, de la rue au salon, d'un ami à un autre, aussi. Exemples:

La Vieille a été mon défenseur devant soleil / De fait, ma mère fut mon seul bouclier contre le soleil

Termite a pris pour racines / Les racines sont mangées de termites

On est découpé / Nous sommes morcelés

Gasoil dit il va allumer le ciel / Le gasoil a déclaré la guerre au soleil

nous seul on connaît route de Devant / nous seuls savons l'adresse de Demain

Evidemment, si ce jeu de parallaxe entre deux langues est ici possible (et fructueux) c'est parce que l'auteur change à chaque fois de posture et rêve comment dire autrement dans une autre langue ce qui avant tout se dit par le corps. Ce n'est pas en traducteur qu'il traduit, mais en poète-janus, à la fois contraint et désireux de faire l'expérience d'une langue bifide. Il se décale, se déplace, et par conséquent déhanche son écriture. A la vitalité sèche du nouchi fait écho l'éloquence jaculatoire du français; les deux se toisent, se trahissent, se bousculent, s'estiment. On n'est pas, pourtant, dans un simple rapport de classe, même si la poésie a souvent été écartelée entre pôle oral et posture hermétique. Entre Prévert et Mallarmé (mais bon, il y a Villon et Guyotat, ne schématisons pas trop). Polo parle, donc, il dit:

"Vous qui dites je gamme pas en français-là: mon hoba-hoba perce murs!" / "A ceux qui prétendent que je ne parle pas français: je veux dire que ma parole démolit les murs".

La translation entre ces deux énoncés relève d'une alchimie très particulière. Car ici chaque texte nous aide à lire son pendant, chaque texte agit comme un révélateur de l'autre. De fait, nous n'avons pas deux textes antinomiques dont on ne pourrait lire qu'un versant, mais un seul et même texte, qui en se bégayant dans la variation produit une lecture à la fois éclatée et plus dense.

(Je m'en veux de n'aborder ici que l'aspect technique du travail de Yéré, et non d'aller au fond de ce qu'il dit. Je renvoie donc, penaud, à un article du Monde qui va plus loin:

https://www.lemonde.fr/afrique/article/2023/02/12/polo-kouman-polo-parle-une-joute-poetique-bilingue-d-henri-michel-yere-pour-sortir-le-nouchi-de-la-rue_6161513_3212.html)

Mais assez faroter: ça ne ment pas chez Yéré. Il est temps de nous entre-jailler…

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Henri-Michel Yéré, Polo kouman / Polo parle, écrit en nouchi et en français, préface (parfaite) de Marina Skalova, Editions d'en bas, 2023 (12€)

vendredi 17 février 2023

Après moi le désert : Revue de presse

 


Après moi le désert, d'Olivier Bodart (éd. Inculte) reçoit depuis sa parution un bel accueil critique. Florilège, donc…

 

« Roman de l’effacement, selon la quatrième de couverture, Après moi le désert tient en réalité de l’installation, au sens artistique du terme : une installation visant à provoquer ou à partager une expérience de l’effarement. Le lecteur s’y retrouve remarquablement désemparé à son tour, à mesure que la réalité se fait aussi flottante qu’une coquille de noix emportée par la marée d’équinoxe. (…). En retrouvant ses esprits, le lecteur ne peut que l’admettre, cependant : il a fait une vraie expérience de lecture, de celles qui font bouger les lignes de la réalité. » Bertrand Leclair, Le Monde des Livres.

 

 

« L’originalité d’Après moi le désert tient d’abord à la précision de l’insertion du récit dans la géographie de ces arrière-espaces. Villes imaginaires vendues par des escrocs, lacs pollués désertés par les vacanciers, bases militaires squattées par des marginaux, improbable « centre du monde » en quête d’habitants, la Californie invisible passe au premier plan. (…) Le tour de force d’Olivier Bodart est de donner, sur cette ossature rigoureuse, une histoire très incarnée, reposant sur un personnage fort et fragile, dont l’aventure captive et inquiète. Une méditation sur le roman qui ne sacrifie pas le romanesque. » Alain Nicolas, L’Humanité 

 

« Olivier Bodart se met en scène dans son deuxième livre, à la première personne, sans fioriture, au style fluide, intriguant, palpitant, inquiétant même, qui évoque par moments Rosemary’s baby et l’univers étrange de David Lynch. Un roman sur la solitude, l’identité, la déconnexion et les tourments su grand esprit. » Bernard Roisin, Focus Vif 

 

« Après moi le désert a un ascendant psychogéographique, Olivier Bodart, qui a vécu dans le désert de Sonora, parle d’expérience. (…) On erre avec lui sans déplaisir, d’autant que sa présence soulève de multiples histoires dans l’histoire. La région regorge de mirages incroyables et authentiquement réels, ville fantôme, campement alternatif et même « centre du monde ». » Frédérique Roussel, Libération

  

« Jonglant avec les genres – policier, fantastique, étude de mœurs, roman initiatique, pré ou post-apocalyptique … - l’auteur défonce les portes de la perception basculant dans une dimension ou angoisse ou paranoïa s’estompent peu à peu pour laisser place à une intranquilité d’une richesse sensorielle et émotionnelle remarquable. Olivier Bodart construit ici une superstructure de tuyauteries narratives (façon Beaubourg ou Fernand Léger) qui, si elles ont parfois du mal à se raccorder car trop explicatives, récurrentes ou sibyllines, témoignent d’une grande inventivité. » Dominique Aussenac, Le Matricule des Anges