On ne se demandera pas ici si le nouchi est un argot ivoirien devenu langue ou un parler resté à l'état de langue véhiculaire. On se bornera de constater que, confié à un poète, le nouchi peut faire des étincelles et remonter les bretelles du bon vieux français. C'est du moins ce qu'on se dit en lisant
Polo kouman / Polo parle de Henri-Michel Yéré. Il s'agit pour ce dernier, non de donner des lettres de noblesse au nouchi – le nouchi se fiche bien de la noblesse, né dans la rue il s'est popularisé tout seul comme un grand –, ni, en le "traduisant" (nous allons expliquer ces guillemets, patience…), d'en donner une version policée.
Le travail de Yéré est proprement passionnant et remet en cause pas mal d'idées préconçues sur la traduction poétique. (On est loin, je crois, du travail d'un Rictus, par exemple.) En effet, que fait Yéré: il met en chiens de faïence le texte nouchi et le texte français – disons qu'il "recommence" le premier en français, non pour l'éclaircir (quoique) mais pour relancer la donne, pour que l'écho renvoie autre chose que le son émis. Cela peut avoir deux effets très différents, bien que concomitants: parfois, la version française nous paraît plus articulée, plus nette (à nous lecteurs de Racine et Saint-John-Perse), mais à peine a-t-on considéré le recto nouchi qu'on trouve la version française un peu coincée. Normal: le nouchi est du côté oral, alors que la poésie obéit depuis longtemps à des codes policés. Dans l'expérience tentée par Yéré, il ne s'agit bien sûr pas de trancher, mais d'aller d'une langue à l'autre comme on passerait d'un quartier à un autre, de la rue au salon, d'un ami à un autre, aussi. Exemples:
La Vieille a été mon défenseur devant soleil / De fait, ma mère fut mon seul bouclier contre le soleil
Termite a pris pour racines / Les racines sont mangées de termites
On est découpé / Nous sommes morcelés
Gasoil dit il va allumer le ciel / Le gasoil a déclaré la guerre au soleil
nous seul on connaît route de Devant / nous seuls savons l'adresse de Demain
Evidemment, si ce jeu de parallaxe entre deux langues est ici possible (et fructueux) c'est parce que l'auteur change à chaque fois de posture et rêve comment dire autrement dans une autre langue ce qui avant tout se dit par le corps. Ce n'est pas en traducteur qu'il traduit, mais en poète-janus, à la fois contraint et désireux de faire l'expérience d'une langue bifide. Il se décale, se déplace, et par conséquent déhanche son écriture. A la vitalité sèche du nouchi fait écho l'éloquence jaculatoire du français; les deux se toisent, se trahissent, se bousculent, s'estiment. On n'est pas, pourtant, dans un simple rapport de classe, même si la poésie a souvent été écartelée entre pôle oral et posture hermétique. Entre Prévert et Mallarmé (mais bon, il y a Villon et Guyotat, ne schématisons pas trop). Polo parle, donc, il dit:
"Vous qui dites je gamme pas en français-là: mon hoba-hoba perce murs!" / "A ceux qui prétendent que je ne parle pas français: je veux dire que ma parole démolit les murs".
La translation entre ces deux énoncés relève d'une alchimie très particulière. Car ici chaque texte nous aide à lire son pendant, chaque texte agit comme un révélateur de l'autre. De fait, nous n'avons pas deux textes antinomiques dont on ne pourrait lire qu'un versant, mais un seul et même texte, qui en se bégayant dans la variation produit une lecture à la fois éclatée et plus dense.
(Je m'en veux de n'aborder ici que l'aspect technique du travail de Yéré, et non d'aller au fond de ce qu'il dit. Je renvoie donc, penaud, à un article du Monde qui va plus loin:
https://www.lemonde.fr/afrique/article/2023/02/12/polo-kouman-polo-parle-une-joute-poetique-bilingue-d-henri-michel-yere-pour-sortir-le-nouchi-de-la-rue_6161513_3212.html)
Mais assez faroter: ça ne ment pas chez Yéré. Il est temps de nous entre-jailler…
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Henri-Michel Yéré, Polo kouman / Polo parle, écrit en nouchi et en français, préface (parfaite) de Marina Skalova, Editions d'en bas, 2023 (12€)