lundi 29 juillet 2019

LE DECLENCHEMENT – Maria Pourchet, "Toutes les femmes sauf une"



Comme une lettre à la poste : cette expression, aussi usitée soit-elle, est loin d’être de rigueur dès lors qu’il s’agit d’évoquer un accouchement, et sans doute ne l’est-elle guère plus pour désigner tout ce qu’on aimerait dire à sa génitrice. Quelque chose, en effet, ne passe pas, ou plutôt a du mal à passer. C’est pourtant la vie, ici, qui est transmise, autorisant la vision pas si abstraite que ça d’une longue chaîne de femmes se perpétuant de génération en génération, comme à l’écart des hommes, entre fèces et urine, et merci saint Augustin. La vie, certes, mais pas que. Qui dit transmission dit également valeurs, peurs, interdits. Et si donner naissance c’est reprendre le rôle de mère (le flambeau ? se brûler à son tour ?), c’est l’occasion parfois de régler ses comptes avec celle qui, Folcoche ou Médée, n’y est pas pour rien dans votre présence au monde, à commencer par votre présence dans cette salle d’accouchement où vous vous dites enfin :
« […] dans une mare de sang, de pisse et d’eau je viens d’apprendre la vérité : je suis un animal. » 
Dixit Maria Pourchet, qui avec Toutes les femmes sauf une semble continuer le travail d’Annie Ernaux – on pense entre autres à Une femme (1987) ou La honte (1997) – mais par d’autres moyens, tout aussi incisifs, et ici le mot incisif peut, oui, blesser.

Est-ce une lettre à la mère ? Peut-être. Mais, avant toutes choses, le livre se présente comme une lettre à la fille, Adèle, celle qui vient de naître. On est dans une maternité – mot qui, faut-il le rappeler, désigne à la fois une usine à gaz amniotique et un état brutal et nouveau. C’est un lieu de violence et d’apprentissage forcé – Julie Bonnie l’avait très bien cerné dans Chambre 2 (Belfond, 2013) – où le temps se contracte en même temps que le col se dilate, comme si une double respiration, cosmique et contrariée, faisait s’adjoindre, au mitan d’une délivrance, la mère passée et l’enfant à venir. Pour l’auteure, c’est l’instant t du travail : celui de la parturiente comme celui de la mémoire.
« Je connais quelque chose comme la terreur d’un naufragé, et sa fatigue. (…) Juste avant, il y a ma mère. Et encore avant, sa mère, et la mère de sa mère, et toutes les filles avant elles. Les fortes, les pas faciles, les tondues, les mauvaises, les tordues, les saintes, les pendues au téléphone, les paysannes, les reines d’Angleterre, les presque belles, les trop, les Carmen, les battues, les conscientes, les increvables. Et le berceau qui n’a rien demandé. Ou peut-être que si. J’ignore après tout ce qui gouverne la chute des âmes. »
La transmission : telle est la grande affaire de Maria Pourchet. Ou plutôt : en finir avec. En effet, plutôt que de s’attaquer à la lâche lignée des hommes, c’est à celle des femmes, outils de la transmission, que s’en prend l’auteure. S’en prend, parce que désireuse de se déprendre, de tout faire pour que sa fille, à son tour, ne s’en prenne pour son grade. Il faut dire que la mère de celle qui parle ici est une armée à elle toute seule, dispensant sans compter ordres et jugements :
« Regarde où tu mets les pieds. Ne réclame pas. Ne te fais pas remarquer. Tu la vois celle-là ? Tu l’as pas volée ? Ça t’apprendra. »

Pour dire la violence de la mère, comme pour peindre celle de la maternité, Maria Pourchet forge une langue parfaitement rompue, qui progresse par à-coups, selon un rythme saccadé, des paquets de syllabes hachées et hachantes, comme en quête d’expulsion.
« Chez les animaux que nous sommes, fous du désir de parler, ça commence par la catastrophe de la langue. »
Et de faire défiler la litanie des désastres prononcés, toutes ces paroles assenées par la mère au fil des ans et des maturations pour brider/briser la fille. Chaîne ininterrompue de commandements, qui intime à la suivante de faire profil bas plutôt de relever la tête. Maria Pourchet accuse, reproche, constate, juge ? Surtout, elle montre les marques, laissées par les mots, et dont elle refuse que l’empreinte passe à sa fille. Assez de cet apitoiement sur soi, de cette humilité refilée en dot à chaque génération.
« Les pauvres femmes sont penchées sur les éviers, la terre, les bites, les bassines, les mômes, les poules. Une femme penchée sur un cahier, c’est un homme. C’est un homme et personne ne l’emmerde. »
On devine que ce cahier, il a fallu s’en saisir à mains nues et rageuses.

Toutes les femmes sauf une : par ce titre, par cette promesse aussi, Maria Pourchet ne cherche pas seulement à enrayer la machinerie de la soumission et tuer la mère. Parce que la frontière entre victimes et complices, opprimées et passeuses d’oppression, demeure inévitablement floue, l’auteure paie également ses dettes :
« Je dois ma liberté à la sauvagerie, au souvenir des forêts. A la révolte inutile qui couvait en ma mère mais qui, chez moi, monte, éclate et se tait. »
C’est donc un livre sauvage, au tempo tenace, bien décidé, et ce littéralement, à en découdre. A rompre un fil dont il restitue, implacablement mais sans aigreur, toute la tension, porté par une écriture elle-même en tension, à la fois blessée et coriace, crue et sagace, qui laisse béer les plaies pour que brille, enfin affranchi, un sang nouveau.

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Maria Pourchet, Toutes les femmes sauf une, Pauvert

vendredi 12 juillet 2019

Entre Lazare et Reznikoff


La « littérature lazaréenne » – pour reprendre une expression forgée par Jean Cayrol, autrement dit les récits issus de l’expérience concentrationnaire durant la Seconde Guerre mondiale – est un corpus en soi, dans lequel le témoignage fait l’épreuve d’une « mise en forme » à la fois impossible et nécessaire, puisque la parole tourne autour d’un indicible qu’il faut néanmoins restituer. Il existe d’autres textes qui, bien qu’émanant d’écrivains n’ayant pas vécu directement l’horreur de la Shoah, entretiennent avec la mémoire du génocide un lien particulier, et parmi ceux-ci on citera bien entendu Holocauste, ouvrage publié en 1975 par Charles Reznikoff et qui a marqué un tournant.

Dans Holocauste, Reznikoff s’est appuyé sur des compte-rendu de procès, où abondaient les témoignages de victimes, pour restituer, via un montage brut mais réfléchi, ce point de bascule de l’Histoire. S’absentant de l’œuvre, l’auteur se pose en artisan, composant une mosaïque qui, à la fois dans le détail et par son ampleur, permet au lecteur d’affronter l’horreur des camps selon une perspective polyphonique. Dans un esprit similaire, on citera également nachschrift (1986/93/97, de Heimrad Bäcker, récemment paru en France sous le titre transcription (cf. biblio).

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Bien qu’uniques en leur genre, ces ouvrages, qui ont marqué un tournant dans l’approche « textutelle » de l’horreur concentrationnaire et de l’extermination humaine, ont été précédés dans leur démarche singulière par un ouvrage recourant au même procédé « accumulatif ».
Publié par l’Office français d’édition en 1946 (mais l’achevé d’imprimer est du 15 novembre 1945), le volume IV des « Documents pour servir à l’histoire de la guerre, intitulé Camps de concentration, offre un saisissant précédant aux textes de Reznikoff et Bäcker. Réalisé par Eugène Aronéanu – pénaliste et pionnier de la théorie du crime contre l’humanité –, sous la houlette de Jacques Billet, directeur du Service d’information des Crimes de guerre,  ce volume se veut une "synthèse" de l’horreur concentrationnaire. Comme l’explique Aronéanu dans sa courte préface :
« J’ai pensé qu’il fallait faire connaître à l’opinion publique mondiale que l’Allemagne nationale-socialiste dans son ensemble […] n’était plus qu’un immense camp de concentration et que par conséquent si l’on voulait faire autre chose qu’un récit de plus, il fallait établir un document de synthèse. […] Ce travail concernant l’entité ‘camps’ ne doit pas faire mention de certains en particulier et c’est pourquoi aucun d’entre eux n’est cité dans le texte […]. En effet, chaque témoignage n’est qu’une fraction d’un ‘crime unique’ dont nous voulons reconstituer ici l’exécution. »
Pour parvenir à cette "reconstitution », Aronéanu s'est fondé sur cent témoignages et vingt-cinq rapports et a effectué un montag obéissant à des « thèmes », en procédant de façon chronologique, montage qui débute avec les entrées Départ, Arrivée, Vols, Vêtements, Habitation, Nourriture, Hygiène… pour s’achever par celles de Gazage, Crémation, Libération. Sur près de deux cents pages, les citations s’amoncellent, uniquement protégées par des guillemets et assorties d’un chiffre qui permet d’identifier leurs sources. (Les noms des témoins et la liste des rapports figurent, avec le numéro correspondant, en début de volume). Dans une optique pénale, l'auteur a également dégagé, en exergue, quatre « chefs d’inculpation » ayant servi à "justifier" les arrestations : Racial, National, Religieux et Politique.

En décidant de « gommer » la spécificité des camps, comme celle des nom de lieux et de personnes, l'auteur de cette somme a donc, à sa façon et ce sans volonté formaliste ou poétique, devancé le travail de Reznikoff. En fondant en une litanie éparse la masse des témoignages, mais sans pour autant laisser dans l’anonymat ceux et celles qui nous les ont livrés, ce volume tend néanmoins vers le même but que s’étaient fixé un poète objectiviste comme Reznikoff ou une figure de l’avant-garde autrichienne comme Heimrad Bäcker : restituer, par un montage brut (bien qu’ici soumis à une ligne à la fois chronologique et thématique), l’expérience concentrationnaire.

Les témoignages cités peuvent aller d’une simple phrase – « La stérilisation était pratiquée » ; « Les coups de pied et de matraque pleuvaient, même si on était malade » – à des récits ou descriptions plus circonstanciées :

« On nous prévenus que le chef de block était fou et qu’il fallait s’en méfier. En effet, il passait parmi nous avec une énorme cravache formée d’un gros fil téléphonique de 1 centimètre de diamètre et frappait au hasard dans les rangs. »

« A partir d’octobre-novembre 1944, le charbon nécessaire au four crématoire n’arrivait plus et les cadavres ne pouvaient être brûlés. Ils restaient entassés auprès du four et les Allemands, soucieux de l’harmonie, les faisaient placer par paquets de 500 en tas réguliers. Les cadavres étaient placés tête bêche et, en attendant le charbon, ce sont des milliers de cadavres qui restaient entassés dans la cour du four crématoire. En mars, après les premiers rayons du soleil, les cadavres ont commencé à sentir mauvais. »
 
L’ouvrage est suivi d’un appendice d’une cinquantaine de pages, une « liste des camps, kommandos et prisons ayant servi à l’internement », ainsi que d’un cahier photos comportant une petite centaine de clichés – insoutenables – et d’un plan, une « carte des camps de l’Allemagne nazie ». Sa lecture, brute et brutale, montre que, bien avant Reznikoff et Bäcker, des auteurs ayant eu à cœur de dénoncer l’horreur nazie, ont senti que, en plus des nombreux rapports, ouvrages historiques, analyses documentées, etc. dédiés à l'extermination humaine, il importait de livrer au public, telle quelle, la parole des survivants, dans sa matérialité nue, hors toute spécification locale, afin, peut-être, de rendre sensible moins l’infamie des camps de concentration que l’inquiétant phénomène que représentait, selon certains, cette « concentration des camps » totalement inédite. Un chœur hagard s'élève ici parmi les cendres:
"Et pendant que des transports d'innocents se dirigeaient vers le four, de l'autre côté de l'allée, l'orchestre jouait de grands airs."


BIBLIO

Documents pour servir à l’histoire de la guerre, Vol. IV, Camps de concentration, édité par le Service d’Information des crimes de guerre, Office français d’édition (1946-

Holocauste, de Charles Reznikoff [On pourra consulter la traduction d’André Markowicz, aux éditions Unes, ou celle d’Auxeméry, paru en 1980 chez Bedou puis rééditée en 2007 par Prétexte éditeur]

transcription, de Heimrad Bäcker, traduit par Eva Antonnikov, éditions Héros-Limite, 2017


lundi 1 juillet 2019

CALLIGRAPHIE DES DESTINS DISCRETS – Marie Frering



Le principe même de la discrétion fait qu’on peut rester aveugle à ses effets. En société, elle glisse, se faufile, et c’est tout juste si on remarque son élégance, tant l’oblitèrent les passes des matadors du verbe. En littérature, il en va pour ainsi dire de même – les écritures discrètes, qui vont souvent de pair avec des auteurs discrets, voire avec des éditeurs discrets, ne s’interdisent pourtant rien, elles ne sont pas nécessairement sèches, et certainement pas plates, elles sont souvent filetées, feuilletées, faussement frêles. Et peut-être exigent-elles, à leur tour, des lecteurs discrets. Allons plus loin : la discrétion, en littérature, est l’inverse de la distraction, là où l’une guette l’ombre, l’autre effraie sa proie. Non, ici, il convient de ne perdre pas une miette, de laisser la miette raconter le pain. Un instant d’inattention, et voilà mille festins escamotés. Mais laissons reposer la pâte. A qui chercherait une métaphore permettant de mieux saisir ce qu’est cette discrétion, nous proposerons, à l’instar de Marie Frering, dont vient d’être publié un recueil de nouvelles intitulé L’heure du poltron, le tricot. Une activité en apparence anodine, ne requérant que quelques doigts et un peu de lumière, du fil embobiné, et ce qu’il faut de patience pour éviter qu’une maille sautée défasse tout l’ensemble, rappelez-vous le rat et le lion, et n’oubliez pas une certaine Dentelière. Une activité somme toute assez proche de l’écriture, par ailleurs.

Si l’on vous parle ici de tricot, c’est parce que le personnage de la première nouvelle du recueil, qui s’intitule « La Renarde », confectionne un chandail. Fermez les yeux. Ecoutez le cliquetis des aiguilles. Déjà votre pensée vague, et peut-être s’y invite autre chose, y dansent d’autres sons, ceux par exemple qui fraient dans les livres de Rilke, Hölderlin, Stifter, Moritz, les auteurs fétiches de la femme au tricot, qui, « par ailleurs », écrit des poèmes. « La Renarde tricote, ses yeux divaguent vers la petite fenêtre où les dentelles de givre ont vaincu les araignées et rompu leurs toiles. Elle est presque aveugle. Les mains croisent le fer des aiguilles, l’index en crochet règle la tension du fil et la laine est engloutie à toute allure. La mémoire construit avant, arrière, manches, bordures de côtes, mailles à l’endroit, à l’envers, les filées glissent comme un navire léger. » Voyez comme la discrétion, mine de rien, fait cent choses à la fois – dentelle, toiles, escrime, dévoration, navette, vaisseau… On est dedans, dehors, dans l’atelier, au gymnase, à table, en pleine mer. Touches légères, indices semés. Qui sait ce que l’esprit tricote en douce ? Martha Gregor-Jäklin, la Renarde, quel âge lui donnez-vous ? « On dirait une vieille miséreuse au fond d’un isba. Mais la renarde n’a pas trente ans, même si son visage émacié et marqué par la scrofule la fait paraître bien plus âgée. Sous cet accoutrement, dans ce corps éprouvé et sous ce sobriquet, vit une femme à l’âme tumultueuse et vive, visitée, si ce n’est assaillie sans cesse par les mots et les phrases. » Pour vivre en poésie, vivons voûté. La discrétion est une ruse, comme le savent très bien certains insectes, capables d’épouser un devenir-brindille, un devenir-corolle.

Dans toutes les nouvelles écrites par Marie Frering, on retrouve la présence envoûtante d’une langue, moteur secret animant en coulisse les cœurs de ses personnages. Démasquée, la Renarde sera traitée de sorcière et connaîtra un sort digne de ses sœurs de Salem. Dans « La Patrie », une femme qui habite Strasbourg se rend chaque soir de l’autre côté du Rhin, à Kehl, pour jouer au casino, et faire chanter les machines à sous. Mais c’est moins la passion du hasard ou l’appât du gain qui motivent ces déplacements que le besoin de se retrouver en pleine Babel : « Ses comparses des bistrots de jeux sont turcs, serbes, bosniaques, russes, italiens, polonais, arméniens, bulgares, géorgiens, roumains, maghrébines. […] Tout le monde communique en sabir, et pense que Lydie est grecque. » Dans « Le coureur », un certain Youri renonce à ses ambitions olympiques – il est marathonien – pour fuir l’Union soviétique, travailler comme docker (et écrire des poèmes). Dans « Nocturne anversois », Cornelius s’improvise traducteur et voilà qu’une fièvre le précipite dans un décor de Rembrandt et en plein Verhaeren. Dans le monde de Frering, les textes sont des révélateurs, des intrus, ils bousculent, s’immiscent, impossible d’errer dans Baden-Baden sans que s’allonge l’ombre de Dostoïevski, inutile de se fier à son manteau puisque Gogol n’est pas loin… Prague, Hiroshima, Saint-Pétersbourg. Les lieux et les peaux se traversent, la conscience est passe-partout, et c’est dans la plus grande discrétion que le temps tue, que les écrits brûlent.

Dans L’ombre des montagnes, paru il y a huit ans chez Quidam, Marie Frering s’aventurait dans Sarajevo et se préoccupait, discrètement, du sort d’arbres assassinés. Avec L’heure du poltron, elle continue de tisser de clairs récits, imprégnés d’effluves pouchkiniens, où, une maille à l’endroit, une maille à l’envers, rêveurs et sorcières tentent de traverser « le bruit du temps », comme autrefois Mandelstam.


Marie Frering, L’heure du poltron, éd. Lunatique, 14€