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samedi 3 mai 2025

RETRADUIRE GRAHAM GREENE / ÉPISODE 2 // DE LA LÂCHETÉ AVANT TOUTES CHOSES


EPISODE 2 – De la lâcheté avant toutes choses 

Quand The Man Within (Deux Hommes en un) paraît en 1929 en Angleterre, Greene a vingt-quatre ans, il travaille toujours comme journaliste pour divers journaux et a épousé récemment Vivien Dayrell-Browning, pour qui il s’est converti au catholicisme – il était jusqu’ici agnostique. L’accueil est très positif et permet à l’auteur de vivre un temps de sa plume. The Man Within est écrit dans un style extrêmement dense que Greene ne cessera par la suite d’épurer. Situé vraisemblablement au début du XIXe siècle (seule une mention dans Ways of escape permet de dater le récit), même si aucune date ni repère historique ne sont réellement donnés, l’histoire met en scène un certain Francis Andrews, un jeune homme brimé par son père qui finit par devenir membre d’une bande de contrebandiers et les trahit, risquant ainsi sa vie ainsi que celle d’une jeune femme qui le cache pendant deux jours.

Ce qui frappe dans ce roman, outre la psychologie hystérisée qui s’attache au personnage principal, c’est l’omniprésence de deux sentiments : la peur et la lâcheté. Andrews est un lâche et ne s’en cache pas – s’il a le malheur de l’oublier, un autre en lui le sermonne aussitôt, lui rappelant combien il est veule – c’est le «man within » du titre, une expression empruntée à un ouvrage de Thomas Browne, Religio Medici, que l’auteur cite en exergue. Il est rare de rencontrer en littérature un personnage aussi entier dans sa lâcheté, la brandissant comme un étendard, allant jusqu’à prétendre qu’elle est un trait inné chez lui. Ce faisant, Greene brosse le portrait sans concession d’un homme dans toute l’immensité de sa veulerie. La peur conforte la lâcheté, la lâcheté se justifie par la peur, en un ballet incessant, et autorise celui qui en souffre de se prévaloir de sa lâcheté pour justifier le moindre de ses actes, et de tirer quelque vain orgueil dès lors qu’il parvient, même par opportunisme, à surmonter ladite lâcheté.

Il est étonnant de voir que, pour un « premier » roman, le jeune Graham Greene ait choisi de mettre en scène un homme aussi détestable – mais Greene noie notre possible détestation de son héros dans le maëlstrom mental de son personnage, et finit par nous offrir un portrait aussi troublant que mobile d’un homme habité par la peur, un homme qu’aucune valeur morale ne peut arracher à sa pleutrerie déclarée. En dénonçant les contrebandiers, au lieu de devenir une figure positive, il finit par incarner à ses propres yeux le traître absolu. Andrews est devenu une « balance », au sens propre et figuré : un dénonciateur oscillant sans cesse entre le désir de reconnaissance (il vaut mieux que son père, mieux que son mentor) et un implacable auto-apitoiement (il ne vaut rien, la faute au père, etc.). A partir de ces ambivalences, Greene bâtit un récit quasi théâtral où les vrais personnages sont les émotions contradictoires qui déchirent Andrews.

vendredi 2 mai 2025

RETRADUIRE GRAHAM GREENE / DEUX HOMMES EN UN (ÉPISODE 1) / Une appendicite, des pirates et un Turc


EPISODE 1 –
Une appendicite, des pirates et un Turc

The Man within, traduit pour la première fois en français en 1931 sous le titre L’homme et lui-même, est le premier roman publié de Greene – il avait écrit juste avant deux autres récits qui tous deux avaient été refusés par son éditeur de l’époque. Au début de Ways of escape, le second volume de son autobiographie, Greene raconte comment est né ce roman et l’enjeu qu’il cachait. Bien que heureux au journal Times où il officiait, Greene rêvait d’échapper à son quotidien de journaliste en épousant la carrière littéraire. Échaudé par deux refus précédents, il sent qu’il s’agit là de sa dernière chance. Il est alors en congé maladie – suite à une opération de l’appendicite –, et profite des quelques jours qu’il passe au Westminster Hospital pour faire des recherches sur les contrebandiers au début du XIXe siècle dans le Sussex – il a avec lui quelques livres sur cette période. Pourquoi se pencher sur cette lointaine période ? Il se demande si ce n’est pas son ignorance du monde contemporain qui l’a poussé à se tourner vers le passé.

De retour chez ses parents, il profite alors de sa convalescence pour écrire le livre. Il prétend qu’il a tout oublié de ce roman sauf la première phrase, qu’il désavoue car elle sonne à ses oreilles plus comme de la poésie que de la prose. Il se rappelle même une phrase lancée par sa mère dans une autre pièce alors qu’il écrit cet incipit, comme si l’instant, par sa solennité, l’avait marqué à tout jamais (Ways of escape est publié en 1980, plus d’un demi-siècle après The Man Within…). Greene évoque également, dans ses mémoires, le film réalisé par « un certain Sidney Box », à qui par ailleurs il n’a pas vendu les droits (ces derniers ayant été cédés auparavant à un réalisateur de documentaire).

Mais surtout, il parle d’une lettre qu’il reçut à l’époque d’un écrivain turc d’Istanbul, dans lequel ce dernier louait le film pour son « audacieuse homosexualité » et demandait à Greene s’il avait écrit d’autres romans sur « ce sujet intéressant ». Greene, après avoir évoqué cette lettre, passe à autre chose, mais le fait est que les relations entre le jeune Francis Andrews et le contrebandier Carlyon peuvent être lus de façon assez convaincante au prisme de l’homosexualité. Oui, car ce qui fait vraiment l’objet de contrebande dans The Man Within, ce sont moins des tonneaux d’alcool que des sentiments amoureux on ne peut plus troubles chez le héros.

lundi 14 avril 2025

RETRADUIRE GRAHAM GREENE : JOURNAL DE TRADUCTION (1)


RETRADUIRE GRAHAM GREENE : JOURNAL DE TRADUCTION

• ÉPISODE 1 – GRAHAM GREENE, LE RETOUR 

Les éditions Flammarion se lancent dans une aventure aussi ambitieuse qu’excitante, et aussi salutaire que surprenante : proposer de nouvelles traductions de l’œuvre de Graham Greene. Le projet, initié par Bertrand Pirel, a pour but de dépoussiérer des textes dont certaines des traductions françaises encore en circulation ont parfois jusqu’à soixante-dix au compteur ; oui, car elles ont vieilli, ce qui est l’étrange privilège des traductions. Question : pourquoi les traductions vieillissent-elles, alors que l’œuvre originale semble relativement à l’abri du temps? C’est là une question passionnante sur laquelle je reviendrai très bientôt dans cette série qui promet d’être fleuve.

M’étant vu confier cette mission, je me dois de corriger tout de suite une idée reçue, ou plutôt une erreur de formulation : je ne retraduis pas l’œuvre de Greene, et ce pour la simple raison que je ne l’ai pas traduite auparavant. Je ne repasse donc pas par un chemin déjà emprunté (par moi) : Je traduis, c’est tout, comme si l’œuvre de Greene venait d’arriver sur mon bureau, encore fraîche et inédite. Si je m’interdis de regarder l’ancienne version existante en cours de traduction, c’est pour ne pas interposer entre mes doigts et le clavier un calque mal(f)aisant, et me protéger d’un effet d’écho – bien sûr, une fois ma traduction achevée, j’irai voir la version précéente, un peu comme on consulte le Gaffiot par curiosité (bonjour les latinistes !), afin de voir comment telle phrase de Greene s’est vue rendre justice ou a été aplatie. Quel effet le Temps a eu sur son texte… Mais pour lors, je veux aborder ce continent – plus d’une vingtaine d’ouvrages en chantier… – d’un œil neuf, pour ne pas dire immature. Avant d’accepter ce travail, bien sûr, j’ai parcouru les livres de Greene (plus d'une vingtaine…), vu ou revu certaines adaptations cinématographiques de ses romans (près de vingt-cinq), dévoré ses diverses biographies (au moins trois, dont une en trois volumes !) – et, Troisième Homme oblige, fredonné sans m'en rendre compte l’air de Harry Lime…

Pendant plusieurs semaines, au fil des traductions et parutions, je publierai ici, à un rythme régulier, une sorte de journal de travail, où il s'agira à la fois de déplier ces formidables feuilletés que sont les textes de Greene et d'expliquer les raisons qui nous ont appelés à en imaginer de nouvelles versions. Au programme pour commencer, Le Ministère de la Peur (préfacé par mes soins), suivi de Deux Hommes en un (préfacé par William Boyd)– les deux paraissent cette semaine.

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A noter: jeudi 17 avril, à 19h, aura lieu une rencontre autour de ces deux premiers livres à la librairie L'usage du monde, 2 rue de la Jonquière (75017) en présence de l'éditeur, du traducteur et de Jonathan A. Bourget, petit-fils de Graham Greene.