vendredi 28 juin 2019

FREDONNER AU BOUT D’UN CLOU – Lambert Schlechter



Quelle pourrait bien être la plus petite unité littéraire ? Le mot ou la phrase ? Le paragraphe ou la page ? A partir de combien de fleurs absentes peut-on parler d’idée de bouquet ? Existe-t-il un seuil en dessous duquel l’écriture peine à tenir, un autre au-dessus duquel elle s’estime de plain-pied ? La question de la forme est-elle une question d’endurance ? Le fait est que, pour quiconque décide de plier le Temps à la forme écrite, avant même d’avoir circonscrit un périmètre (sonnet, roman, nouvelle…), mettre la main au clavier revient à produire des unités, c’est-à-dire des blocs, des sections, des morceaux soumis au façonnage d’un souffle, d’un rythme. Ainsi, on pourrait dire qu’il existe, parallèlement à la page concrète, celle que l’histoire papetière a baptisé A4 ou A5, comme s’il s’agissait d’énigmatiques coordonnées (un mot-croisé ? un point isolé dans l’espace ?), une page abstraite (mais non moins réelle pour l’écrivain) : celle qu’il emplit d’un jet à la fois fluide et heurté, comme la première heure d’un jour, une sorte d’étalon ne présageant d’aucune structure, une matrice rétive aux descendances, mais lui permettant d’abattre toutes ses cartes en une fois : un va-tout joué en solitaire. Cette page tient de l’exercice, mais en surface seulement, car en elle s’ébat une liberté extrême – elle n’engage pas d’œuvre immédiate, étant pour ainsi dire simultanément recto et verso. Cette unité hautement personnelle, certains lui donnent un nom. Pour Lambert Schlechter, c’est « proserie », un terme un peu bâtard, pas très heureux en apparence, qui mêle prose et causerie, mais où on peut également entendre poésie, et pourquoi pas poterie. L’écrivain au clavier ? Il est devant son tour, et la forme, sous ses doigts, s’exerce au vertige.

Lambert Schlechter est né en 1941 au (et à) Luxembourg. Après avoir publié deux recueils de poésie en 1982, il garde le silence jusqu’en 1990, date à laquelle il fait paraître des « petites proses », ce qu’il nomme des « pieds de mouche », plutôt que de sculpter, comme tant d’autres, des pattes d’éléphant. A partir de 2006, il livre une série de « proseries », sous le titre générique « Le murmure du monde ». Aujourd’hui, fort de ses soixante-dix-sept ans, il en est au septième volume – c’est par ailleurs son vingt-neuvième ouvrage paru –, alors autant s’y avancer sans plus tarder, autant examiner le cœur battant Une mite sous la semelle du Titien, ensemble de 108 textes composés chacun d’une phrase, écrits entre mars 2016 et février 2017. « Cette aire spéciale de blancheur rectangulaire, les deux tiers d’une page A5, et vingt-neuf lignes à remplir, le total fera autour de mille signes, c’est le champ que j’aurai encore & encore à labourer / ensemencer / récolter, personne ne m’a rien demandé, tout le labeur se fait sur la base d’un contrat avec moi-même, contrat-contrainte, tout ce que tu as à écrire, tu l’écriras en vingt-neuf lignes, mille signes, les thèmes ne sont pas choisis, les thèmes tombent […]. » Une aire, un champ : l’unité d’écriture est avant tout spatiale. Le monde de l’écrivain : sillon avide de diamant.
Libre, têtu, précis, Schlechter travaille son arpent avec des motifs, des encoches – la mort de sa femme il y a vingt-sept ans, son immense bibliothèque anéantie par un incendie (et 95% de ses manuscrits partis en fumée…), des bribes de Tchékhov ou de Beckett, d’autres langues (Robert Walser dans le texte…), un saxo de Coltrane, deux choucas, un cul tendu, l’anxiété du gel, le balbutiement (qui se traverse), l’agonie de William Gaddis, la mélancolie (ses vibrations), un ornithogale douteux (en pot) – « et pendant que bandent les amants qui pendent et se vident de toutes les réserves de leur foutre d’amour, les fifres et les sous-fifres fifrent tout leur fifrement pour exciter les mandragores à faire éclore leurs myriades de délicates vulvettes afin de contribuer à perpétuer, chafouinement, l’inutile engeance des tristes troubadours ». Poétique de l’éclaté et du rassemblé : la page écrite – tour à tour « écrin » ou « potage » – est une liste animée, un grouillement d’affinités, une convocation fuyante, une brassée d’airs complices, on y voit défiler le souvenir et le rêve, la pensée et l’acte, la joie et la douleur, mais ici nul esprit de confession, l’intime reste ouvert, vivace, ce n’est pas le regret qui griffonne, mais la phrase qui réordonne et éclaire les tessons d’une l’impossible fresque. « Avec un filet à papillons courir sous l’immatérielle voûte de la somnolence attraper des philosophèmes bigarrés, puis les épingler dans les caissons […] je continue de courir avec ma saloperie de filet, attraper mots qui caracolent, puis j’épingle encore & encore, et on me voit sourire & fredonner au bout de mon clou. » Ecrire : fredonner au bout d’un clou. Pas mieux.
Lambert Schlechter est comme un Orphée qui aurait mieux à faire que fréquenter les ombres. Son dévouement à la page – à l’aire, au champ – lui épargne plaintes et « fifrements », et c’est en stoïque excité qu’il compose, au fil des ans, ces « proseries » qui, cadence de l’intelligence oblige, se moquent des flammes. Des pages qu’on mâche, et dont le jus est, n’en doutez pas, folle jouvence.

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Lambert Schlechter, Une mite sous la semelle du Titien, proseries
(Le murmure du monde 7), éd. Tinbad, 16 €

jeudi 27 juin 2019

POUPÉE DE SENS – Emilie de Turckheim


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Toute histoire du féminisme un tant soit peu exhaustive se devrait de comporter une section consacrée au thème de la « femme figée ». Il y serait question d’agalmatophilie, cette attirance sexuelle pour les statues, et donc du mythe de Pygmalion, on y aborderait (avec des gants) la nécrophilie, mais aussi les poupées gonflables et les modernes sex-dolls – et sans doute y aurait-il mille et un renvois aux chapitres sur le viol et les violences conjugales. Le fait que tous ces thèmes puissent cohabiter serait, je crois, assez éloquent. Le fantasme de la femme-objet, au sens littéral, qu’elle soit de chair violentée ou en élastomère thermoplastique, pourrait même constituer le cœur d’un tel ouvrage. Bizarrement, la fiction ne s’est guère intéressée aux poupées sexuelles, comme si les légions de Bovary et Cendrillon lui suffisaient amplement. On citera néanmoins Wilt de Tom Sharpe et Le regard de la poupée gonflable, de Javier Tomeo, tous deux écrits par des hommes (tiens, tiens), mais le fait est qu’il n’y a pas encore de quoi leur consacrer une section sur une étagère de librairie. Pourtant, l’existence même des sex-dolls est sidérante. Proust disait que la jalousie est la vérité de l’amour. Ne pourrait-on avancer que la sex-doll est la vérité de la domination masculine ? Son angle mort ? Je laisse à d’autres le soin d’étudier la question. Ne comptez pas non plus sur moi pour vous aider à choisir entre Eléa et Soline, qui vous coûteront pas loin de deux mille euros chacune, frais de port non inclus, pas la peine d’écrire au journal. Ouvrons plutôt le nouveau roman d’Emilie de Turckheim, L’Enlèvement des Sabines et faisons connaissance avec Sayana et Sabine.
Sayana vit en couple avec Monsieur Takemoto depuis un an et tout semble très bien se passer entre eux, si l’on en croit l’entretien qu’a bien voulu accorder le sieur Takemoto au journaliste Noma Takeshi. Côté sexe, c’est royal, même si Sayana ne jouit pas (« Monsieur Noma, 39% des femmes n’ont pas d’orgasme pendant le rapport sexuel »), et côté désir, ça n’est pas prêt de s’émousser (« Selon moi, le désir s’en va quand les gens se connaissent le fond de leur poche. Mais moi je ne peux pas connaître Sayana. »). Exit Sayana, qui n’était que le préambule au roman. Entre Sabine. Une femme, une vraie. A qui ses collègues offrent, quelle drôle d’idée, une sex-doll, fabriquée au Mans, neuve et fringante. D’habitude ils refilent un ficus – dans les deux cas, dira-t-on, une belle plante. Ce cadeau va se révéler une bombe à retardement. Et c’est là où le roman révèle toute son intelligence et sa belle inventivité. Plutôt que d’abuser de l’aubaine d’un tel sujet, plutôt que de nous embarquer dans une histoire extravagante et salace, il joue la carte du grain de sable. L’introduction de ce « corps étranger » dans la vie conjugale de Sabine va stimuler diverses tendances explosives déjà à l’œuvre. Le roman lui-même, d’ailleurs, va subir des variations de formes.
Hans, le mari de Sabine, est un metteur en scène de théâtre mégalo et égocentré, qui ne monte qu’une seule pièce, toujours la même : Titus Andronicus, de Shakespeare (Emilie de Turckheim les fait dialoguer sous forme théâtrale) ; la mère de Sabine, elle, est une ancienne enfant-mannequin, qui ne jure que par la mythologie et la maternité, et laisse d’interminables messages sur le répondeur de sa fille (on passe alors au monologue)  ; quant à Fanny,la grande sœur de la narratrice, elle vénère son couple et adule son fils (là encore, dialogue théâtrale). Quant aux « autres », ceux qui se manifestent lors d’occasions sociales, leurs propos sont retranscrits sous une forme éparse, éclatée, anonyme. Tous ces monstres ordinaires vont d’autant plus user la patience de Sabine que cette dernière s’est trouvé un double rassérénant en la présence de la parfaite poupée, qui trône sans régner. Laquelle poupée devient à la fois prisme et chambre d’écho, et pousse chacun à sortir de son pénible bois. « Tu ne peux pas imaginer comme la violence a le sommeil léger. Elle dort juste sous la peau des hommes un rien la réveille. » Pourtant, la mère de Sabine avait prévenu ses filles : « Les hommes disent qu’ils jouissent et qu’ils éjaculent, comme si c’était une question de plaisir et de liquide, mais ne vous faites pas avoir, les filles. Quand un homme éjacule, il enfonce un couteau dans votre ventre. »
L’Enlèvement des Sabines est une subtile machine infernale, qui passe au crible de son héroïne de latex les travers d’un monde maniaco-dépressif, où la quête de l’excellence (meilleur conjoint, meilleur élève, meilleure collègue…) piétine les êtres doués pour la discrétion. Taxée de timide par sa mère, baptisée « Mademoiselle Invisible », Sabine semble vouée à la dissipation, à on ne sait quel devenir-méduse, quelle tentation-Ophélie : « […] j’étais jetée par-dessus bord, la mer plantait ses aiguilles gelées, je tombais dans l’eau brune de l’hiver, deux colliers de perles d’oxygène sortaient de mes narines, remontaient vers la surface, vers les tendres soleils, je m’enfonçais, molle, invertébrée, exsangue. » Mais un jour, la poupée s’anime. Laquelle ? C’est tout l’objet du livre. Pardon : son sujet.



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Émilie de Turckheim, L’Enlèvement des Sabines, éditions Héloïse d’Ormesson, 17 €


mardi 25 juin 2019

LA CROIX ET L’ARTICHAUT – Denis Tillinac



De tous les genres littéraires imaginables, la "très longue dictée" me sidère – je ne suis même pas sûr qu’il s’agisse d’un genre littéraire. Difficile d’en définir la forme, d’en fixer les canons. La TLD remonte à une époque révolue mais séduit encore quelques assis éclairés à la bougie. Peu d’écrivains l’osent, tant elle est risquée. Située à égale distance du suranné et du ridicule, elle récompense ceux qui s’y collent par une ankylose stylistique sans doute incurable. Il sait pourtant se dilater telle une vessie dès qu’on l’agite devant un auditoire égrotant, seul capable de discerner, sous l’enduit de l’ennui, le papier peint de la sincérité (pardon).

Contrairement à la DO – la Dictée ordinaire –, qui s’épanche laborieusement en salle de classe tel un ru de mots croisés mais ne dure jamais plus d’une vingtaine de lignes, la Très Longue Dictée, elle, n’hésite pas à occuper l’espace entier d’un livre. Hypnotique au point de courir le risque du soporifique, elle sidère par sa foi dans un récit entièrement constitué de carton-pâte, dans le choix de mots bibelots nimbés de poussière, extraits d’un lexique qui a tout d’une vitrine, et comme elle ne réfléchit que la bouche qui l’embue.

Oyez. Denis Tillinac vient de porter la TLD à son paroxysme. Après lui, gageons-le, plus personne n’osera relever le gant. A peine a-t-on entrouvert Caractériel qu’on entend déjà crisser la plume sur le papier réglé. Il faut dire que Tillinac a l’ouïe fine et la sergent-major affûtée. Bien, prenez une feuille, notez votre nom et votre prénom en haut à gauche, inscrivez le titre au milieu puis écrivez, gaffe aux liaisons, c’est parti : « Le silence grésillait [virgule], modulé plutôt que rompu par les chants des grillons [virgule], le hululement d’une chouette [virgule], l’aboiement d’un chien [virgule] le tintement des clochettes [z’] accrochées [z’] au cou des vaches [point] ». L’élève-lecteur, en plus d’être bercé par cette curieuse cacophonie, aura ainsi appris quelques caractéristiques phoniques de la gente animale. Il n’oubliera jamais, après ça, que le grillon chante, que la chouette hulule, que le chien aboie, et que la vache tinte. Mais montons d’un cran. Levons les yeux. Ecoutons le clocher, qui lui aussi a quelque chose à dire, le clocher « où s’égrenaient les heures en sonorités cristallines », le clocher qui « énonçait son heure [virgule] sur un ton de résignation éplorée », et confiait à l’enfant « son humble prière ». Ce clocher tout résigné et éploré ne vous suffit pas ? Soit. Prenons le chien, un animal aux « yeux doux » dans lesquels on peut lire une « tendresse désemparée ». Bon, je vous accorde que cette « tendresse désemparée » fait pâle figure à côté de l’«affabilité taciturne » de… de quoi ? De la bâtisse, bien sûr ! Que serait une dictée, surtout très longue, sans une « bâtisse » ?

Chaque page de cette interminable pensum qu’est Caractériel possède son bibelot attendu d’inutilité sonore. La photo de l’ancêtre ? Elle « trônait dans un cadre doré sur le buffet [deux f]. » Il faut dire que la mémoire est comme un grenier « où s’empoussiérait la bimbeloterie de ma brocante intime ». Vous remarquerez au passage l’assonance – bimbeloterie, brocante – capable à elle seule de donner un double orgasme à Lagarde et Michard (tout comme, d’ailleurs : « les odeurs de la fauverie m’enfvraient », c’est fou, non ?). L’enfance, on le sait, est une épicerie, un marchand de couleurs, comme on disait du temps du Général ! Vous trouverez donc toute la quincaillerie nostalgique : Ivanhoé, Tarzan, Kopa, avions en papier, pick-up, Tintin, etc. Pourquoi se gêner. Tout est possible ici : le remords « tarabuste », les résolutions ont « le souffle court », les sourires « sont empreints de résignation ». Ici, les choses sont à leur place : « Il y avait des enfants dans chaque maison [virgule] des poules et leur coq devant chaque seuil [virgule], des vaches dans chaque étable [virgule] des cochons dans les porcheries [virgule] des lapins dans les clapiers [un seul p, point]. » Le temps de l’imparfait règne en maître, comme si l’imperfection était le temps même de la langue, sa raison d’être. Sa naphtaline.

Veaux, vaches, cochons… que de crimes on comment en votre nom ! La nature inspire l’auteur au point parfois qu’il sombre dans des visions hallucinatoires : « Les restes d’un chêne foudroyé m’inspiraient la même compassion que les vaches [sic]. Il était penché [é] comme un vieillard [pas de virgule] et ses branches sans feuille aucune semblaient implorer un pardon. » On se demande bien d’ailleurs pourquoi ce pauvre arbre demande pardon. (Il semble plutôt crier : Pitié ! Sortez-moi de cette dictée débile !) Tillinac a-t-il conscience de porter la niaiserie à un degré d’ébullition jusqu’ici inégalé ? On peut hélas en douter quand on lit, à l’avant-dernière page : « Pour l’heure mes nostalgies sont les seules [seu-leu] oasis dans ce désert de l’amour où mon cœur d’artichaut traîne sa croix. » Allons bon. Après la dictée : la récitation ! Un artichaut traînait une croix dans le désert, quand soudain, au détour d’une oasis…

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Denis Tillinac, Caractériel, Albin Michel