jeudi 24 mars 2022
Les morts très-pénétrés de Martel
Retourner (deux fois) les morts, de Henri Martel est un livre qu'on n'est pas prêt d'oublier, d'autant plus qu'il impose à la mémoire des scènes proprement stupéfiantes, portées par une scansion qui bouscule de façon définitive. On avait lu il y a longtemps un bref recueil du même auteur – Glacé mon sang (2011) – et on guettait sans plus trop y croire le retour de cet écrivain insolite. Dans ce nouveau texte, Martel explore le corps humain, non tel qu'on le connaît ou même l'imagine, mais tel que le souvenir le reconstitue quand la mort est venue à jamais défigurer l'être enfui. La phrase, ici, est conçue comme un membre fantôme osant s'insinuer entre les organes, et sympathisant avec un sang qu'elle sait figé afin de réanimer l'impuissant cadavre. Evitant l'écueil de la nércophilie, Martel se livre néanmoins à la description – la peinture? – d'une hypnotique orgie avec l'inanimé, confiant à chaque segment secrètement rimé la tache de faire jouir la chair inerte du paragraphe (chaque paragraphe se voit assigné une partie du corps, plus ou moins réelle). Le corps "baisé d'errantes pensées", devient alors
"cavité semblable au ciel troué, qu'abusent éclairs, si morte est la saison d'aimer".
A mesure qu'on progresse dans le livre, on voit la phrase gagner en audace, se dépouiller de certains artifices douloureux, elle s'épure, puis, quand on s'y attend le moins, livre à sec sa volée de spasmes. Le corps pénétré de toutes parts, pareil au corpus littéraire dont joue l'auteur (il est question d'"animaux de la misère", d'une "poussée psycho-lubrique"…), se met alors à prendre à son compte plusieurs siècles d'évolution prosodique. Les images, qui dans les cent premières pages, restaient plus ou moins dans le pré carré de la métaphore, adossé à un lyrisme trouble, deviennent des tableaux vivants où est "racontée" – sous forme de bacchanales transgressives – la métamorphose de la poésie française d'après 1970 (à la louche).
Dans un passage qu'on dirait arraché aux ténèbres de la conscience, Martel va encore plus loin et nous propose le "sacre du foutre igné":
"alors elle – la cadavre à peine – s'emplit d'affres liquides, son cœur germiné par la forêt des flaccides phalli d'hier, un écho de grêle sonore achevant d'empaler le cul brun et toutes nos réticences soudain abêties lettrées usées"
Mais "la" cadavre imaginée par Martel se dissout alors, comme si la langue peinait à maintenir sa substance, la phrase se disperse imperceptiblement, le chant devient mélopée, et sans prévenir – une seule ligne blanche tient de rupture – Martel se livre alors à une confession dont on n'osera pas questionner la véracité: récit blafard d'une errance nocturne au cours de laquelle "il" rencontre une spectre défoncée à une drogue mythique – l'antigoniale –, laquelle lui annonce qu'elle sera sa mère et, afin que la chose se réalise, l'entraîne dans une maternité à moitié détruite par les bombes afin de
"m'envaginer doucement, m'utériser avec les noirs forceps de son amour impossible"
et voillà le texte de Martel qui se contracte et s'amenuise, se fend, avant qu'un drame – on n'en dira pas plus – crée une sorte de naissance à rebours (et ici la langue de Martel s'offre des contractions syntaxiques et lexicales proprement stupéfiantes).
Refusé par de nombreux éditeurs, resté longtemps dans les tiroirs maudits de l'auteur, Retourner (deux fois) les morts n'est pas un de ces énièmes "OLNI" dont on nous rebat les oreilles. C'est un chant, cassé concassé, tourné certes vers la mort et la putréfaction, mais si sexuel qu'on dirait la dernière grande plainte du Jouir. A vous de voir…
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Retourner (deux fois) les morts, de Henri Martel, éd. Inferno, 25 euros (à paraître).
vendredi 18 mars 2022
En ma rivière tortueuse: la pierre jetée d'Ismaël Jude
Il arrive parfois qu’un écrivain sorte de ses gonds, je veux dire des gonds de
la fiction, qu’il dégonde d’un geste rageur la porte bien huilée de sa fiction,
et cherche à passer autrement, en force, afin d’affirmer une autre façon
d’écrire le bouleversement qui le pousse à écrire. Grief, d’Ismaël Jude, est un
de ces livres. Après Dancing with myself et Vivre dans le désordre, deux livres
faussement légers, traîtreusement sages, Grief vient tout pulvériser, et pour
cela s’appuie sur un autre livre, une autre histoire, s’appuie dessus pour la
piétiner. Cet autre livre, c’est le recueil Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma
mère, ma sœur et mon frère, récit d’un « parricide » comme il est dit dans le
dossier que consacra le philosophe Michel Foucault à cette affaire criminelle du
XIXème siècle. La narratrice de Grief a un os dans la gorge et cet os n’est
autre que ce mot de « parricide » – qui ne passe pas, car l’assassin Rivière a
commis un matricide, un fratricide et un sororicide, et le fait d’emballer ces
trois crimes dans le papier cadeau du père-pas-mort la rend folle. Une simple
histoire de lexique ? Le lexique n’est jamais une histoire simple, et voilà la
narratrice se réinventant en « jumelle supposée » de Pierre Rivière, la voilà
venue venger sa race, et le faire dans sa langue à elle, en traversant – quasi
en transperçant – d’autres récits de domestication féminine.
« Ce n’est pas un journal intime c’est un putain de manuel de guerre » : c’est la note haute du
livre, son cri raclé jeté aux faces de carême, son coup de serpe dans le
non-dit. Mais pour dénoncer dépecer retourner le gant des choses – qu’elles
soient rapportées, romancées ou archivées –, il convient de vicier la langue, et
c’est là où Ismaël Jude fait preuve d’une audace ravageuse. Tour à tour goule,
renarde, sorcière, tantôt plongée dans l’acide d’une rivière ( !) telle que la
chanta Jean-Antoine de Baïf (le titre du roman de Jude a sa source dans un vers
de Baïf : « Oiez d’une Ninfe éplorée / Un grief & lamentable chant »), tantôt
côtoyant un poète-brigand de l’Zrabie préislamique qui la décapite, parce que
de temps en temps ça leur prend les hömmes nous coupent la tête s’ils nous décapitent c’est pour faire de la tëte une pierre privée de ce monde et du corps une figurine à leur disposition pour y fourrer leurs vergules, tantôt aventurée dans une mille et deuxième nuit, ou les plis d’une cruelle métamorphose made in Ovide, celle qui parle et endosse mille destins contrariés, endosse et parle aussi la langue des récits qu’elle mutile, et le lecteur peut s’il le veut se plier aux jeux de l’intertextualité – des « sources citées » figurent en fin de volume – mais il est sans doute plus excitant de s’abandonner au flux capricieux de la phrase-Jude, qui mêle les registres, trouant de trémas et lacérant d’accent certaines lettres, afin de chanter d’autres amours que les ritournelles papa-maman. Le livre de Jude – ainsi nourri de légendes et de sangs divers – opère une mue poétique de grande incandescence. Un devenir-femme (ciao Foucault, hello Deleuze) s’est emparé non seulement du texte mais de la matière même des mots, et c’est au prix d’une scansion délirée qu’a lieu sous nos yeux le grand renversement, la mise à nu du verso, l’impérieux « coup de canif » au contrat narratif :
pour l’instant tout cela est dans le tapuscrit et je l’appelle : le minuscrit tout est dans le minuscrit le sacrifice que je vous destine […] ce sera en même temps ce sera d’un seul tenant ce sera simultané ce sera deux-en-un : l’acte-écrit […] une seule et même machine à tuer récit-meurtre : le geste et le texte (fucking fc himself)Grief est bien plus qu’une ingénieuse réécriture de la confession de l’homme-rivière par le père-michel. Bien autre chose qu’une « pierre » de rivière roulée trop de fois dans des eaux philosophiques. Avec ce stupéfiant, cet insolent, ce ravageur Grief, Ismaël Jude brise-et-crée dans un même flux délirant une question exigeant réponse :
je me suis demandé ce que c’était que qu’être une femme j’ai creusé en mon être et j’ai trouvé la colère elle avait toujours été làAprès L’enfant de perdition de Pierre Chopinaud, après La semaine perpétuelle de Laura Vazquez, Grief montre une fois de plus qu’écrire ce n’est pas raconter mais dé-domestiquer la lecture – clouer le bec à l’homme-aux-livres et réveiller en soi la femme sauvage. ¬¬¬_____________________________________ Ismaël Jude, Grief, éd. Verticales, 12,50 euros
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