lundi 18 novembre 2024
À propos de Gustave Roud
samedi 19 août 2023
Les mêmes intraduisibles mots enchanteurs de Lovay
C'est la rentrée littéraire, apparemment. Raison de plus pour vous parler de Chute d'un bourdon de Jean-Marc Lovay, cet écrivain suisse assez mal connu en France, grand voyageur et grand phraseur (au sens noble) dont l'œuvre n'est pas sans rappeler celle d'Eugène Savitzkaya ou encore celle de Christian Guez Ricord, voire celle de Jean-Luc Parant (tous créateurs de langues célibataires, involutées, mesmériques). Publié ici par Gallimard en 1976, qui le lâcha quatre ans plus tard, puis édité très fidèlement en Suisse par les merveilleuses éditions Zoé depuis 1985, sans oublier un titre repris aux éditions Verticales (Aucun de mes os ne sera troué pour servir de flûte enchantée, 1998), Lovay tisse depuis plus de quatre décennies une partition identifiable immédiatement à sa langue "enchantée", une langue qu'on dirait ensorcelée à plus d'un titre: d'abord par la longueur de ses phrases, qui s'articulent telles des formules magiques dissimulant, mais seulement en partie, comme si elles étaient ajourées, un sens autre; ensuite par l'intensité soutenue de sa prose qui agit sur le lecteur comme un hyper mantra.
![]() |
© Adolf Wölfli |
D'emblée, le lisant, on assiste au déploiement d'une syntaxe qui, tout en tenons et mortaises, propose une architecture mentale à la fois exigeante et excitante. Ici, le sens ne peut apparaître que si, lisant, on ne lâche rien tout en s'abandonnant, et c'est dans ce double mouvement accordéonien qu'opère la magie Lovay.
"Et je vivais tout entier dans la vie d'un de ces jours qui s'était lui-même évadé de la durée de tous les autres jours pour rejoindre ce matin-là où je n'étais pas réveillé par la lumière du matin mais où c'était moi qui réveillais la lumière pour lui demander de m'éclairer, pendant cette journée que je ressentais déjà comme une de mes journées innombrables d'employé à l'observation et aussi comme la toute première nouvelle journée où je pouvais envisager la possibilité d'un emploi qui durerait tant que je pourrais survivre aussi discrètement et secrètement que dans son insondable obscurité survivraient l'invérifiable identité et l'incontrôlable personnalité de mon invisible employeuse […]."
Nulle difficulté lexicale, nul chausse-trape syntaxique, pas d'entourloupe phonique – mais une simple et lente progression phrastique, à tendance rhizomique, donnant accès à une conscience ancrée dans une logique mentale unique. Lovay parvient ainsi, par cet échelonnement de la pensée, à créer un récit où l'anomal est la règle. En traitant les sensations aussi bien que les raisonnements comme des unités de langage qu'il convient de décaler et d'imbriquer, il crée un supra-réalisme où, si le sens peut sembler fracturé, les significations, elle, ne cessent de croître et proliférer, selon des rituels aussi précis que troublants.
Dans Chute d'un bourdon, tout est passible d'animation, d'âme, de chaleur. Sous ses allures de roman de formation (ou déformation), de par sa voix confessionnelle qui a quelque chose de beckettien (le verso dorée de L'innommable?), le texte propose un patient éblouissement de notre entendement. Lisez Lovay, et apprenez à respirer dans l'eau de ses phrases, vous verrez, vous muterez, muterez encore, muterez mieux.
______________________
Jean-Marc Lovay, Chute d'un bourdon, éditions Zoé (2011)
mardi 10 janvier 2023
Gustave Roud, l'indispensable
Avançons cette hypothèse, qui frôle la certitude: le grand événement littéraire de l'an dernier n'est pas l'exhumation des textes disparus de Céline mais bel et bien la parution en quatre volumes de l'œuvre de Gustave Roud aux éditions Zoé, soit ses œuvres poétiques, ses traductions, son Journal (tenu pendant soixante ans…) et ses textes critiques. L'extraordinaire qualité de l'édition et le haut niveau des collaborateurs qui la commentent, auxquels il faut ajouter la présence de documents et photos, vont enfin permettre de prendre l'entière mesure du parcours poétique de Roud. Et en premier lieu nous aider à comprendre comment il a bâti son œuvre, grâce à un travail subtil de navette entre son Journal et ses textes publiés. Chez Roud, en effet, qu'un sentiment infini de solitude étreint, renforcé par l'impossibilité de vivre pleinement son homosexualité, il s'agit d'appréhender le monde proche et ses figures taiseuses, la nature changeante du paysage et ses effets irradiants sur le continent intérieur de celui qui les voit et cherche à les décrire. Embrasser le tout est impossible, quant à le dissocier en ses éléments instables, c'est là une tâche surhumaine, une tâche à laquelle pourtant Roud s'attache, afin que perdure entre lui et le monde une vibration. A défaut de pouvoir posséder le réel, il convient d'en extraire la musique secrète.
Délaissant très tôt le vers pour la prose, non seulement pour s'affranchir de l'héritage Mallarmé mais également pour ancrer dans son destin terrien une écriture qui, après Rimbaud, sait voir l'illumination jusque dans le délitement du réel, Gustave Roud enclenche une machine à deux temps: d'une part le Journal, qu'il tient avec rigueur et splendeur, d'autre part ses textes poétiques, où il incorpore la matière même du Journal. Mais il ne s'agit pas d'un simple copier-coller, bien évidemment. Le Journal ressort du laboratoire, de la tenue du quotidien, se veut le registre de l'immédiat. Ce que Roud y dépose peut ainsi former un précipité, au sens chimique, qui un jour, le temps aidant, pourra, après fermentation, venir enrichir quelque chose de l'ordre de la composition.
Roud a une manière très particulière de bâtir sa phrase, imprégnée dirait-on de structure latine, et très certainement redevable d'une Saison en enfer. Oscillant entre fantasmagorie et tableau, sa phrase cherche, en accumulant les visions et les sensations, à faire de son déroulement une expérience à chaque fois unique:
"Vaincu le frisson d'affronter avec tout le désordre de mes pensées la nuit comme quelque chose de trop strict et de trop pur et les glissantes étoiles! je pose avec peine au chemin de neige et de gravier un pas incertain comme les songes."
La phrase, on le voit, a sa logique propre, liée à la chronologie du ressenti plus qu'à la contrainte syntaxique, et partant semble se donner dans le mouvement immédiat de sa conception, de sa création. Alors même qu'on est dans une tentative de description d'un moment donné, au bord de la narration, Roud n'aime rien tant qu'arracher son texte à sa base racinée, et déchirer l'éventuelle plénitude visée pour qu'explose, comme au ralenti, une éprouvante prière:
"Soleil, soleil, ce n'est plus moi cet homme endormi que tu fomentes, ce corps blême parmi l'étoffe décolorée! Soleil ce chant ivre, jailli de ma profondeur, suspendu musical silence au centre même de mon être, – un seul rai de ta lumière affreuse le transperce comme une flèche la colombe."
"Suspendu musical silence" : l'écriture de Roud ne craint pas d'affronter l'indicible, elle s'y frotte même sans cesse, et jamais il ne se contente de décrire la fuite des nuages ou les stries des branches dans le ciel, à chaque fois ce qui est montré appelle des résonances intérieures, faisant de son être un paratonnerre à la fois humble et glorieux. C'est un travail à rebrousse-mort, une lutte incessante pour rendre le proche visible, et l'Autre possible – "la présence du monde est inéluctable". Parce que se sachant et s'éprouvant "distinct" – séparé: c'est là l'autre nom de Roud… –, l'écrivain suisse fait sempiternelle offrande de sa personne aux choses et aux corps qu'il croise. Un croisement: voilà ce à quoi il aspire, à la fois une façon de voir (des regards se croisent) et de se fondre (du croisement naît autre chose):
"Je suis si divisé que rien n'affecte simultanément tout mon être. Joies, tristesses, passions éclosent çà et là en moi-même. Il y a toujours quelque région que leur illumination laisse obscure."
Chantre et témoin, orphelin et mal-aimé, peintre des ruines agricoles et des muscles endurcis, pictorialiste du sensible, aussi élégiaque de précis, homme blessé mais tenace, Roud reste un incroyable écrivain à découvrir, un continent à part entière, irréductible, magnifique, un écrivain à l'affût de cet "instant suprême […] où l'homme sent crouler sa risible royauté intérieure et tremble et cède aux appels venus d'un ailleurs indubitable."
__________________
Gustave Roud, Œuvres complètes, 4 volumes, éditions Zoé