Les huit nouvelles cloches et le bourdon Marie de la cathédrale Notre-Dame de Paris quittent Villedieu ce jeudi, à 9 h, pour rejoindre la capitale en début d'après-midi. Ce déplacement est, d'un point de vue logistique, un peu plus compliqué et un peu moins rapide que l'envoi d'une donnée par internet, convenons-en. Mais au départ, le son n'est qu'une vibration de l'air. Difficile, donc, de se dire, en parallèle, que le fric n'est qu'une vibration de l'octet. Pourtant, c'est le constat qui ressort de la lecture de 6, livre "traduit à partir de 0 et de 1 par Ervin Karp", et qui paraîtra le jour de la Saint-Valentin aux éditions zones sensibles.
La voie des livres est parfois impénétrable. Si cet ouvrage n'était pas publié par un éditeur que j'affectionne tout particulièrement (puisqu'il a publié Yucca Mountain et Flatland), je doute que je l'aurais ne serait-ce que feuilleter. A priori, le "trading à haute fréquence", ça ne m'en touche qu'une, comme disait Céline. Et si l'on m'avait dit lundi dernier que, parvenu à la phrase suivante:
"Un algorithme 'aussi précis qu'un maître horloger' œuvrant sur la plateforme de NASDAQ avait consciencieusement entrepris un travail de sape en jouant sur une option du nom d'intermarket sweep order, laquelle permet à un investisseur de disséminer des ordres sur les différentes plateformes de l'archipel des marchés américain."(p.68)
je serais positivement fasciné par ce que j'étais en train de lire, j'aurais certainement souri. Mais il se trouve que l'auteur de ce petit livre (112 pages) a écrit un bouquin aussi passionnant et salutaire que, disons, l'inestimable Surveillance électronique planétaire de Duncan Campbell.
Reprenons. 6 retrace l'évolution de la bourse depuis le mythique "panier" grouillant de courtiers braillards jusqu'à la création des algorithmes les plus retors. Il y est bien sûr question des balbutiement de l'ordinateur, avec les figures de Babbage et d'Ada, la fille de Byron, mais aussi des différents crash qui ont secoué la planète pognon. Tout commence par des "costumes" venus chasser des têtes à Princeton, puis on passe à de géniaux bidouilleurs informatiques, et enfin à des programmes susceptibles de faire s'effondrer le marché mondial en une fraction de nanoseconde. Les requins de la finance? Vous avez dit eaux troubles? Mais 6 parle moins de l'appétit humain que du soulèvement des machines. On n'est pas là dans un énième techno-thriller mais dans une réflexion pointue sur la vitesse de diffusion des données financières et sa révolution à l'ère du trading sauvage. Oubliez Grisham et pensez Virilio.
Riche en anecdotes et prodigue en explications – oui, vous saurez tout sur Blast, Sniffer et Stealth, ces trois petits cochons algorithmiques qui huff, puff and blow sur l'electronic market… –, 6 dévoile la mainmise opérée par les machines sur un système tendant à battre la vitesse de la lumière sur le terrain du nano-dollar. Il vous aidera à comprendre en quoi un algorithme peut foutre un sacré bordel en un temps records, comme ce jour où Knight Capital eut l'imprudence de tester un "nouveau programme de passage des ordres par un algorithme que les commentateurs appelèrent Tester". Que se passa-t-il ce jour-là? Tester cessa de tester et joua pour de vrai. Résultat? La bérésina:
"Il fallut 40 minutes aux équipes de Knight Capital pour se rendre compte que Tester vendait à perte en situation réelle au lieu de tester le réseau interne de la société. Knight perdit 180 dollars par milliseconde, soit 180 000 dollars par seconde, soit 10,8 millions de dollars par minute. Lorsque Knight réussit à comprendre que Tester était en cause, au bout d'une grosse demi-heure, la société avait perdu la somme inouïe de 440 millions de dollars, deux fois plus que son chiffre d'affaire."
Ça vous calme grave le codevi… Dans 6, on trouvera également, au chapitre 5, qui est le deuxième chapitre du livre – et oui, le compte à rebours a déjà commencé… – une allusion au célèbre tableau de Munch, Le Cri, tableau qui faisait déjà son apparition dans Yucca Mountain, de John d'Agata, publié par le même éditeur, histoire peut-être de rappeler au lecteur que Zones sensibles non seulement relaie des cris d'alarme, mais les traite de façon éminemment artistique (on est d'ailleurs baba devant la beauté des couvertures de cet éditeur, dont la conception graphique est confié au très talentueux et bruxellois Theatre of Opérations).
Ah, une dernière précision. Bien que présenté comme étant "traduit" par un certain Ervin Karp, le livre est écrit en français. Son auteur a tenu a resté anonyme, et préfère l'appellation de "sniper". Il a eu la gentillesse de m'adresser un mail, et depuis mon ordinateur marche beaucoup mieux. Mystère… Bon, les cloches de Notre-Dame continuent de rouler vers la capitale. Pendant ce temps, dans un éternel présent de moins en moins futuriste, Henry Ford continue d'écrire en boucle la même phrase:
"Il est appréciable que le peuple de cette nation ne comprenne rien au système bancaire et monétaire. Car si tel était le cas, je pense que nous serions confrontés à une révolution avant demain matin."
Alors, la bourse ou la vie?
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6, traduit à partir de 0 et de 1 par Ervin Karp, Zones Sensibles (2013).
PS : Signalons par ailleurs que l'auteur sera présent dans plusieurs endroits à différents moment – voici quelques balises:
- Le vendredi 8 février, 18h : vernissage de l'exposition It's not art, it's high frequency trading! à la librairie de Bruxelles Ptyx, une mini-exposition haute en couleur autour du trading à haute fréquence en prélude à la rencontre du 21 février (cf. ci-dessous)
- Le mercredi 13 février, à 18h : à la veille de la sortie du livre, première présentation multimédia de l'ouvrage à l'Ecole supérieure des arts de Cambrai.
- Le mardi 19 février, à 18h : rencontre à la librairie de Nancy L'autre rive.
- Le jeudi 21 février, à 18h : rencontre à la librairie de Bruxelles Ptyx.
Pour être tenu au courant des activités de Sniper, consultez son blog : http://sniperinmahwah.wordpress.com