Pas facile de trouver l'édition originale du livre de Michel Butor intitulé Boomerang. Après quelques recherches sur internet, j'ai enfin trouvé, à un prix correct (hum-hum), l'inestimable ouvrage (je me suis fait un point d'honneur de lire toute la série des Génies du Lieu en éditions originales, malgré la remarquable édition des livres de Butor à La Différence…). Call me a fetishist if you will. Bref, le livre était en vente… en Argentine. C'est un libraire argentin, de Buenos Aires, qui le vendait. Gustavo I. Gonzales, dont le catalogue en ligne est par ailleurs très éclectique. On y trouve aussi bien un ouvrage de Lenôtre sur Napoléon qu'Eva de Hadley Chase, The Voyage Out, de Virginia Woolf, La princesse de Clèves en GF, Le Diable amoureux de Cazotte (avec 200 dessins de Beaumont), Lorca, etc. Il faut dire qu'à Buenos Aires, les librairies sont légions. Il existe même un guide des librairies de Buenos Aires: El libro de los Libros, Guia de lebrerias de la ciudad de Buenos Aires (c'est l'ami Dayre qui me l'a rapporté de là-bas). En tout cas, le moins qu'on puisse dire, c'est que Gustavo I. Gonzales aime les timbres, et que le colis fait honneur à son passager… Voilà. Boomerang, livre transhumant par excellence, aura ainsi accompli un périple dont serait fier son auteur. On envisage de l'envoyer un jour à Sumatra, histoire qu'il se dégourdisse les pages.
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samedi 16 février 2013
vendredi 8 février 2013
La châtaigne de Ledoux: Butor et Savelli au rapport
Rien de plus stimulant que de lire plusieurs livres en même temps – mais bon, pas au point de s'illusionner et de croire qu'on les lit "vraiment" en même temps. Toujours, entre les livres, passe la fine feuille du temps, du non-lire, comme une page nécessairement blanche. Le maillage est serré, parfois, mais les doigts – et le cerveau – ont le temps de se dégourdir. Il se crée, pourtant, une indéniable simultanéité des lectures, et celle-ci, on le sait, on l'éprouve, est propice aux hasards objectifs, favorise les connexions, appelle les étincelles. Le "même temps" où soudain évoluent les livres devient un vaste et complexe tourniquet, des lignes se prolongent, s'échappent, des mots et des images s'échangent leur ADN. On est pas loin de la fusion, au risque parfois de la confusion, mais ça produit toujours quelque chose, une étrange plus-value du sens, comme si se tiraient par les cheveux des idées déjà coupées en quatre.
Lisant en ce moment mon quintal de Butor, il était évident que certaines lectures adventices y trouveraient à re-dire. Ainsi, en commençant, à mi-Boomerang, le livre d'Anne Savelli, Décor Lafayette (éd. Inculte, 2013), des parentés légères mais têtues se dégageaient d'elles-mêmes, et les nuances dans le projet et l'ambition n'empêchaient pas tout un champ de résonances, une façon de traiter les textes et balises du réel, de s'enfoncer dans les strates du référencement, du catalogage, de l'errance, du regard nomade. Bon, l'Australie anatomisée de Butor n'a pas grand-chose à voir en apparence avec les grands magasins déconstruits par Savelli, mais on notait quelques apartés révélateurs entre ces deux livres.
Tout ça bien sûr n'était que prémices, voire prémisses (le distinguo souvent se fond). Une fois Boomerang achevé, je passe donc au Génie du lieu, 2 (Gallimard, 1971 – intitulé OÙ, mais avec l'accent sur le "u" barré, subtilité qui échappe à mon clavier du XXIème siècle…). Là, je tombe, ou plutôt échoue (mais victorieusement), page 104, sur ce passage:
(Porte de la Villette, suivre le canal Saint-Denis, puis celui de l'Ourcq jusqu'au bassin, avec ses ponts, grues et péniches. Place Stalingrad, ancienne barrière Saint-Martin du mur des Fermiers Généraux, la ligne 2 du métropolitain, NATION-DAUPHINE, aérienne à cet endroit, s'incurve sur ses austères colonnes doriques de métal pour respecter la ruine du noble pavillon de Ledoux, au milieu d'un paysage de cheminées et de grands immeubles tristes —
Alors, forcément, ça déclenche, comme au billard électrique, un retour de bille, zzboïnng, je reprends le Savelli, le re-compulse, mais le passage recherché a compris, bien sûr, il a entendu l'appel et se présente presque de lui-même, hop, page 37 au rapport :
Rotonde, édifice circulaire: elle surveille la route. A Stalingrad, c'est son inutilité qui attache, barrière de pierre, de vent, par l'octroi disparu(e). Paravent pour la ligne, ronde, lourde, elle épaule les passants, têtes et corps du métro qui s'en font un repère, regardent par-dessus la place et ses fontaines, le canal, le ciel. D'où l'usage qu'on en fait, celui d'un point de départ: elle lance, propulse, accompagne celle qui marche.
A quarante-deux ans d'écart, mais à peine quelques minutes dans le temps tranquillement hystérique de la lecture, deux passages se parlent, se chevauchent, se liguent. Bien qu'étrangers, ils conversent. Sans se voir, ils se reflètent. La lecture devient alors semblable à l'énergumène électron embarqué dans le furieux cyclotron du métro, qui tangue et observe, relie et compare, tandis qu'un obstacle – l'Histoire sous la forme d'une rotonde, tel un champignon de flipper – oblige la modernité – la rame électrifiée, la lecture zélée – à décrire un détour, façon de redéfinir les règles du corps en mouvement, de ce qu'il voit, comprend. Approche, évitement, échange.
Ainsi, souvent, toujours ou presque, la lecture feuilletée produit d'autres lectures, pour ne pas dire d'autres textes – on pourrait imaginer aisément un hybride de ces deux-là…–, et force le sens à dérailler, à s'inventer d'autres lignes de fuite. Lecteur-Nadja, perdu dans la brocante des mots, avec pour seule récompense cette mystérieuse "châtaigne" – ce petit choc électrique – quand d'un étal l'autre deux éléments entrent en contact à la faveur de sa curiosité.
Il serait dommage, non?, de laisser se perdre cette énergie, aussi fugace et discrète soit-elle. Mais saurait-on même la laisser se perdre? Le voudrait-elle seulement?
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Illustration: Marc Giai-Miniet
mercredi 23 janvier 2013
Pari postal : Perros et Butor
Difficile d'appréhender l'amitié (littéraire/humaine/éditoriale) entre Georges Perros et Michel Butor. Eux seuls surent, en leurs parcours diphormes [sic], quels ponts les unissaient. Pourtant, rien de plus dissemblables à nos perceptions presbytes que ces deux univers, l'un explosante dynamique (Butor), l'autre fragmentaire fixe (Perros). Certes, Georges lisait Michel, avant tout le monde, lui faisait part de ses réserves (précises), de ses corrections (il chassait la coquille). Certes, Michel écoutait Georges, amendant ses textes, qui, à peine amendés, enflaient et proliféraient. Mais quel abîme entre leurs deux productions!
L'un – Butor – travaillant diagonalement plusieurs formes simultanément, acceptant toutes les requêtes à écrire pourvu qu'elles soient assorties d'un artiste ou d'une contrée à parcourir, rêvant écrivant peuplant – la page – une vue d'avion oubliée des yeux – une page négligée des dieux – et dans leur sillage mille paperolles promises à cent mille développements – l'histoire ; la géographie; les incessants affluents de ce qu'il faudra dire, décrire —
L'autre – Perros –, replié sur son corps souffrant, son mutisme décliné, la maladie d'être, et le vertige des formules, la position prisonnière de qui sait le papier collé, la phrase déjà dite, le mot mort –
quel combat
amitié
l'inépuisable énergie du barbu à salopette se frottant lettre après lettre à l'épuisement conquis de l'exilé breton
ce n'était pas possible – mais fut.
Deux corps; deux moitiés d'un Tout que rien ne peut unir sinon la fréquentation d'une langue autre. Perros immobile et contraint en fatale admiration du ludion inexpugnable, demandant audit ludion de se poser, d'attendre, afin de le –impossible!– rejoindre;
Butor, bougeotte, famille, naissances, déménagements, voyages, et mille projets, écrivant non pas vite (il, l'expliqua, toujours peina à la plume) mais beaucoup, éparpillé dans des formats qu'on croyait réservés aux rêves ;
tous deux pourtant se rejoignant au péril du temps postal dans un lieu où le génie est communion;
Perros replié sur ses maux impossibilités problèmes sutures;
Butor en allé de par la cartographique et aléatoire qu'est la FUITE ]] façon de décliner tout ce qui en latitude et longitude pourrait faire sens {et} sensation ;
Perros hanté par l'impossible Butor déployé d'intentions Perros reclus de frustrations Butor explosé d'idées;
correspondance(s) entre l'arbre qui ne veut rien savoir de ses feuilles déclinantes & la forêt intranquille avançant à jamais sur un territoire promu planète;
Perros piégé dans la bourbe gallimard s'adressant;
Butor démobilisé enfui l'invitant;
l'un tenant l'horoscope mouvant de l'autre;
au fil des modesties prudences nuances,
l'autre recueillant les remords retouches –
il faut imaginer leur amitié décalée, sentir les impossibles frictions – et cette invraisemblable compagnonnage:
celuiquiretientajoutecorrige
l'autre qui dé fla gre
et pourtant tous deux se croisant dans la minutie la sympathie
l'un ogre l'autre poucet
perros osant butor déposant
celui qui ne veut pas faire œuvre & celui qui repeint planète après planète
l'un enviant à l'autre sa placide sédentarité
l'autre se sachant trop arrimé, trop tard.
l'un trouvant "que le comique a disparu. Pourtant la plupart des écrivains normaux se portent bien",
l'autre annonçant : "je veux réaliser […] une nouvelle petite expérience de chimie littéraire, dont la préparation présente d'immenses difficultés".
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Michel Butor/Georges Perros, Correspondance 1955-1978, éd. Joseph K (1996)
Ces jeunes gens commencent à nous fatiguer
La correspondance Butor/Perros est passionnante à bien des égards. On connaissait déjà les lettres de Perros, qui avaient été publiées en 1982 aux éditions Ubacs (ne cherchez plus le livre, il est épuisé), mais il manquait celles de Butor. L'éditeur Joseph K. y a remédié quatorze ans plus tard, en 96, et publié l'intégralité (retrouvée) de ces échanges s'étalant sur vingt et un ans. Il y aurait beaucoup à dire sur cette frénésie postale, qui éclaire autant le trajet d'un Butor en pleine dé-modification que le pénible quotidien de cet écrivain empêché qu'est Perros. On y reviendra sûrement.
Non, ce qui retient aujourd'hui notre attention, c'est l'extrait d'un article signé Pierre-Henri Simon, publié dans Le Monde du 8 avril 1964 à l'occasion de la sortie des Essais critiques de Roland Barthes. Cet extrait est cité à la page 164 de la correspondance Butor/Perros. Michel Butor y fait allusion dans une lettre du 10 avril: "J'ai lu dans le Monde les insanités de P.H. Simon sur Roland Barthes. […] Il y a des gens que nous faisons littéralement enrager. Ce n'est pas agréable, mais conforme aux meilleures traditions." Ce qui est passionnant c'est que tout ça, rappelons-le, date de 1964 et remonte donc à presque cinquante ans. Ce pourrait donc être une ancienne querelle. Pourtant, à lire l'extrait d'article de Simon, par ailleurs grand résistant, et homme de lettres, ou du moins de phrases, on sent autre chose que passer le vent de l'actualité d'alors. Il y a là un débat ardent, philosophique, qui mérite attention plus que lassitude:
"Il faut une fois le dire: ces jeunes gens commencent à nous fatiguer avec la mise en question du langage. […] Je ne suis pas convaincu par les trop ingénieuses spéculation des Roland Barthes […] Mais au moins faut-il accorder à l'aliénation capitaliste qu'elle ne condamne aucun écrivain au silence, qu'elle n'a pas plus étouffé Aragon et René Char que Valéry et Claudel, que les éditeurs bourgeois ouvrent leurs bras tout grands à Robbe-Grillet, Butor, Claude Simon et autres chefs de file d'une littérature qui, si elle est aliénée, ne peut l'être que par sa propre faute, puisqu'on lui laisse toutes ses chances."
Wow. Le procès est de taille, et l'accusation assez colorée. Bon, on devine le sous-texte, assez clair en ces années pas encore pompidolo-maoïstes: "Vous contestez, mais personne ici ne vous envoie au goulag." Ok. Vous écrivez librement dans un contexte répressif, ergo vous créez vous-mêmes les propres conditions répressives de votre écriture. Sans blague, Sherlock? Et dire qu'il faudra attendre encore six ans pour que paraisse L'Anti-Œdipe et qu'explosent ce genre de sophisme… Mais bon. Que retenir de ce papier? "La mise en question du langage fatigue." Ça nous/vous semble peut-être aujourd'hui énorme, mais il faut imaginer la violence de l'attaque à l'époque – et le chemin à parcourir. Profitant d'un article sur Barthes (et sur un livre de Barthes qui n'est qu'une compilation de textes déjà parus), Simon vise un groupe entier, tout en sachant pertinemment – espérons-le pour lui – que ce groupe n'en est pas un. Jamais Butor, Simon, Ollier, Sarraute, Robbe-Grillet, Sarraute et Backet n'ont passé leur vendredi soir à se régaler dans la même brasserie germanopratine, contrairement à ce qu'en pensent certains. Une photo les a réunis un jour rue Bernard-Palissy. Mais il y avait plus de mouvements rue des Saint-Pères à la même époque.
A propos de qui lancerait-on aujourd'hui cette phrase: "Ces jeunes gens commencent à nous fatiguer avec la mise en question du langage"? Simon était un sacré bonhomme. Il était passé par les camps, avait protesté contre la torture en Algérie. Mais parfois la littérature est un terrain miné. La "clique du Nouveau Roman", pour Simon, comme pour d'autres, ne passait pas. Comme si Les Gommes, La Route des Flandres et La Modification partageaient un ardent secret, participaient d'un complot. Simple résistance au structuralisme naissant?
La littérature, dans les années 60, mutait, on ne peut le nier. Elle réinventait la notion d'expérience qu'elle avait puisé chez ces déjà-ancêtres (Stein, Faulkner, Joyce, pour ne citer qu'eux…). Et c'est précisément cette notion d'expérience, quasi synonyme de partouze chez les protecteurs du beau style, qui était devenue l'ennemi public numéro un. Comme s'il y avait une ultime tête régalienne à sauver du couperet. Qu'est-ce qui les embêtait à ce point? Oh, c'est peut-être simple. Beaucoup plus simple qu'on ne le croie. Il y avait chez "ces jeunes gens" qui "commencent à nous fatiguer" un grand désintérêt pour le moi, le sujet, la formule, l'esprit. Ils étaient après tout animés d'un esprit guère différent de celui des premiers surréalistes, d'Aragon le jeune. Des anti-têtes-molles. Et surtout, et c'est là le principal qu'on fit au pseudo Nouveau Roman: peu d'esprit de chapelle. Pas assez, sans doute (heureusement Tel Quel arriva, qui fédéra les arrière-troupes, et prouva que ligue il pouvait y avoir, même lourde, sourde).
La mise en question du langage? Est-elle si fatigante? Oui, elle l'est. Elle fatigue. Mais surtout ceux qui y opposent leur pompidolienne résistance. Car qu'est la littérature sans cette remise incessante en question (et en jeu) du langage? Rabelais dut lui aussi sembler un "jeune gens" fatiguant.
Pourtant, rappelons-le, la littérature – les forces et faiblesses qui se disputent pute pute le clavier ? – ne saurait se réduire à une lutte picrocholine. Les fouaces ont beau dos. Quand j'écris – quand vous écrivez –, l'ennemi n'est pas tel pantin académique ou tel trublion médiatique. L'ennemi est la langue même que je manipule/que vous manipulez, et qui me/vous manipule à tension égale. Le lieu est commun et le lieu commun tapi derrière chaque tournure, tournant de langue. Mettre en question la langue? Et pourquoi pas, puisqu'elle-même nous met, sans relâche et avec un cynisme ô combien plus pertinent, en question, à la question.
[photo ©Yves Pagès]
mardi 22 janvier 2013
Black Box Butor
Je parle beaucoup de Michel Butor ces temps-ci sur le Clavier Cannibale, mais qu'on ne s'y méprenne pas. Il ne s'agit pas de faire son éloge: l'homme a plus de 80 ans et près de 500 livres à son actif. Il faudrait être cuistrissime pour le démâter ou l'encenser dans la pure tradition française du je t'aime-je te hais.
Non, si on s'intéresse ici à Butor, ou plutôt aux butor-travaux, c'est pour des raisons pratiques, des questions de travaux pratiques – parce que ces choses ouvragées par d'autres doivent servir, et non être juste passibles d'admirantes séances ou d'iniques critiques. Les livres sont des boîtes à outils. Qui ne s'en sert se rouille les mains.
Je lis donc Butor non pour me convaincre de je ne sais quelle victoire d'un pseudo Nouveau Roman – je suis prêt à me repaître d'un paragraphe de Romain Rolland en cas de disette… –, ni pour établir sa grandeur ou déclarer qu'il est un "géant de la littérature". Misère de l'éloge ! Lassitude de l'admiration!
M'intéresse plutôt le cambouis, les rouages, l'énergie, la dynamique, les fluides. (L'écriture fainéante a ses charmes, souvent liés aux voyages et charges diplomatiques, mais bon, elle a ses limites, qu'elle érige à son insu en clôture avec jardinet. (( Je ne passerai pas un huitième de vie à peigner Paul Morand ou tisser du Blondin.)) Laissons-le, ce jardinet, dans l'attente du bruit terrible des tondeuses dominicales autant qu'académiques.) Non, Butor, pour moi, en ce moment, c'est une hygiène. Un sport façon clavier. Palpation de ces gros volumes gallimardés qui datent des années 60/70/80/90 – oh quel entêtement. La question de la qualité, de la valeur existe, bien sûr – mais hors toute compétitivité, ça ne va pas très loin. Cherchons avant tout les outils qui nous permettrons de concevoir d'autres outils. Les livres ne sont pas des suites hôtelières dont il faudrait tester le confort alors qu'on n'y séjournera qu'un temps fort réduit. Non, ce sont plutôt des chantiers à texte ouvert, où ramasser boulons et prendre mesure. Des écrivains ont construit des engins sans mode d'emploi, à nous d'en faire de célibataires machines.
Butor en 410 (2)
Louison était en plein concours blanc, alors évidemment, Butor digressant sur le centre du monde, c'était comme une récré. Ce n'était pas l'abécédaire de Deleuze ni les cours au College de France de Michel Foucault, mais bon, c'était quand même Butor, ce Hugo humble et nomade capable de faire changer de format à Gallimard et de rendre fous ses bibliographes. La nuit était tombée derrière les fenêtres de la salle 410 et seules quelques loupiotes extérieures laissaient deviner que la neige, placide et parisienne, s'invitait sagement, et peut-être quelqu'un dans la salle repensait-il aux vers écrits récemment par Butor sur l'arrivée de l'hiver:
"C'est l'hiver de l'économie
qu'il va nous falloir traverser
en attendant que le dégel
vienne détruire les barrières
les coffre-forts les forteresses
les mensonges les habitudes
et que les premiers bourgeons rouges
proposent un nouveau printemps"
– mais pour l'instant, l'auteur de Boomerang parlait du fantasme impérial des pays européens, mais aussi de l'Amérique, ce désir de posséder un arc triomphal et un obélisque, afin qu'on sache un peu partout que Rome n'est plus dans Rome mais dans la possession de ces deux symboles de plus en plus exsangues, ces "symboles nécessaires pour s'autosacrer empire", que voulurent et possédèrent l'Angleterre, les Etats-Unis, la France et l'Allemagne. Puis il commenta la notion désormais obsolète de ville, et revint sur cette idée qu'il "est impossible de connaître la population d'une ville" (une idée déjà exposée dans Transit A et Transit B), lui qui, en plusieurs décennies, a pu voir évoluer tissu urbain et grandes métropoles, que ce soit depuis l'arête du trottoir ou le hublot d'un avion – d'ailleurs, dira-t-il un peu plus tard, il est dommage que la "vue d'avion" n'ait pas généré davantage de littérature: "Peu d'écrivains nous proposent des vues d'avion". On en le contredira pas.
Une question lui est alors posée sur sa parenté avec Henri Michaux, puisque tous deux sont des grands inventeurs de contrées mentales. Butor raconte alors que Michaux ne voulait pas que soit republié Un barbare en Asie. Michaux l'avait écrit alors qu'il était sous le coup d'une "vision angoissée" du Japon (lequel pays était alors en très bons termes avec les puissances fascistes) et trouvait "que cette angoisse avait empêché la finesse d'analyse", d'où sa répugnance à remettre ce texte en circulation – MB rappelle que Michaux avait écrit qu'il n'y "avait pas d'arbre au Japon", preuve d'un aveuglement révélateur… Et voilà MB qui parle jardin, arbre, puis enchaîne aussitôt sur notre préhension du monde, qu'il qualifie de "périmée" – nous avons celui des conceptions des autres parties du monde qui pour certaines ont cinquante, cent ans. Il élabore dans la foulée la notion de "face cachée" (et rappelle que si la face visible de la Lune a bénéficié de noms célèbres, sa face cachée, elle, est quasiment russe dans sa nomination.
Une jeune femme l'interroge sur le potentiel du cyberespace. Butor inspire à fond avant de rappeler que nous n'en sommes qu'aux balbutiements. L'ordinateur – qu'il appelle malicieusement "cet appareil" – est selon lui pour l'instant l'outil des exploiteurs, pas encore celui des écrivains de demain. Louison prend des notes sur son cahier, il se fait tard, et Butor de conclure par la lecture d'un texte écrits en marge des peintures de Da Silva, un texte qui parle de ponts.
On le quitte là-dessus, sur ce pont, peut-être suspendu, en tout cas toujours tendu, en attente de passeurs. Louison remet son bonnet. "On va voir qui la prochaine fois?"
lundi 21 janvier 2013
Butor en 410 (1)
Michel Butor était de passage à Paris, et plusieurs occasions de l'entendre se présentaient, dont sa participation à un séminaire mensuel dans le cadre du programme de recherche dirigé par Michel Collot et Julien Knebusch intitulé "vers une géographie littéraire". C'était vendredi dernier, à 17h, à l'Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3, rue Jean-Santeuil, derrière le Jardin des Plantes – déjà tout un programme! Proust, la flore, la faune, la fac… Arrivé un peu en avance sur les lieux, on s'étonne de l'absence d'affichage. Aucune annonce de la rencontre. A l'accueil, c'est le trouble, la gardienne, interrogée par Louison (bientôt 20 ans, en khâgne à Monet) avec qui je suis venu, est perplexe: "C'est qui cette Michelle Butor, elle fait quoi?" Bon, pas grave, on connaît l'étage (4ème) et le numéro de la salle (410).
La 410 n'est pas encore prête. On déplace les chaises et les tables, qu'on disposera en un long U rectangulaire, afin d'installer un peu de matériel, un projo qui mettra un certain temps à arriver. La salle se remplit lentement, au goutte à goutte, un peu tous les âges, mais un public globalement féminin, dont deux étudiantes qui n'auront de cesse de prendre Butor en photo avec leur smartphone comme s'il s'agissait d'une star. Ce qu'il est peut-être, au sens évidemment stellaire et discret, brillant depuis si longtemps mais de si loin qu'on n'a pas encore vraiment cerné la diffraction de son éclat multiple.
Enfin il arrive, vêtu de son improbable et légendaire salopette, et d'une chemise jaune canari qui fait vite oublier que dehors la nuit tombe déjà, et avec elle, bientôt, une neige insistante. C'est Michel Collot qui se fend d'une longue présentation de Butor et son œuvre, rappelant que l'écrivain a même enseigné la géographie – "par erreur", précise aussitôt un Michel Butor flegmatique. Une carte des lieux visités par MB est projeté afin qu'on se fasse une idée du caractère éminemment nomade de ce "génie des lieux" – "je ne la connais pas", commente MB, l'expression gourmande. Puis la parole est donné à l'auteur de Mobile, via des questions posées par quelques personnes présentes.
Butor retrace alors la genèse de son œuvre après Degrés, comme il l'a fait si souvent, patiemment, rappelant les divers événements qui l'ont poussé à renoncer à l'entreprise romanesque pour se lancer dans la création de "livres" plutôt que de "romans", à inventer des formes. Il évoque Niagara, son arrivée aux chutes, "les branches des arbres entourés d'un manchon de glace", "les blocs de glace qui tombent des arbres", et déjà c'est l'univers sonore qui s'impose dans son récit. Car à peine arrivé, la vision laisse vite la place à l'audition, tant MB est "frappé du son de ce lieu". Butor comprend que ce voyage est un voyage "à l'intérieur du son". Une expérience dynamique. "Se promener à l'intérieur d'un espace où je faisais changer le son en bougeant". Ainsi naît le projet 6 810 000 litres d'eau par seconde, d'une simple constatation sonore, alors qu'on aurait pu penser que le spéculaire allait l'emporter. Non, ce sont les voix des chutes qui mettent en branle le musicien Butor, et le décident à orchestrer la grande partition américaine de Niagara.
Au départ, donc, 6 810 000 litres d'eau par seconde est un projet éminemment radiophonique. D'ailleurs, la radio a demandé à plusieurs reprises à Butor une œuvre susceptible de démontrer la révolution née de la stéréophonie. Mais évidemment, ce qui intéresse Butor, c'est la déconstruction, c'est de jouer avec les deux canaux, de trafiquer la balance. Il se heurtera, ainsi qu'il le raconte, au refus des techniciens, lesquels sont réticents "à enregistrer séparément les deux canaux": "On va croire que je ne connais pas mon métier", pense le technicien. Au temps pour le souci d'innovation de Butor, qui rêve de "faire de l'ensemble immobilier un instrument de musique", et conçoit un "paysage planétaire" un peu trop ambitieux et novateur au goût de ses contemporains.
Michel Collot propose alors une petite pause lecture et demande à Butor de lire un texte : Alasakamazonie", texte écrit pour être mis en musique par Henri Pousseur. La lecture achevée, Butor revient sur ce problème de la spatialisation de la musique, sur la réticence des musiciens à bouleverser la géographie de l'orchestre. Il évoque une émission comique à la télé où était évoquée "l'ouverture de Carmen du point de vue de la contrebasse" puis décrit des danses tribales dans lesquelles le son se divisait et interagissait selon des mouvements concentriques opposés, ce qui lui permet d'avancer que "le changement local est presque une modulation".
La discussion, à la faveur d'une nouvelle question, quitte le domaine sonore pour se poser… à Rome, mais une Rome nomade, centre du monde vagabond dont Butor va tenter de déchiffrer le régulier déplacement.
On vous en cause demain…
mardi 15 janvier 2013
6 810 000 raisons de lire Butor
On se demande bien quel accueil serait fait aujourd'hui à 6 810 000 litres d'eau par seconde, étude stéréophonique, de Michel Butor, s'il débarquait sur les tables des libraires, alors que la presse salue le nouveau livre de Fœnkinos comme étant "son livre le plus abouti et le mieux construit" et nous signale que le dernier opus de Sollers est un "beau livre vivant, intelligent". Mais bon, en 1965, quand parut le livre de Butor, il y a de fortes chances pour qu'on ait surtout évoqué, des trémolos dans la plume, Le voyage du père, de Bernard Clavel… Certains livres ont le mérite de ne pas concourir, c'est comme ça, et il serait vain de reprocher aux juges hippiques de préférer les chutes de reins aux chutes d'eau. Chacun ses chutes, a-t-on envie d'écrire. Choir versus déchoir ?
Situons. La Modification est paru il y a à peine huit ans et déjà son auteur est ailleurs. Il a donné Mobile et Réseau aérien, deux panoptiques ambitieux. En 1965, certains lecteurs ont lu, le souffle coupé, La route des Flandres de Claude Simon et L'Inquisitoire de Robert Pinget. Deux ans plus tard, ils liront, estomaqués, Tombeau pour cinq cent mille soldats, de Pierre Guyotat. Années fastes? Difficile à dire aujourd'hui, tant l'intérêt pour les travaux de Butor, Simon et Pinget semblent désormais réduit, discret, voire déplacé. Mais nous sommes en 1965 et voilà que le magicien Butor prend pour matrice une icône américaine: les chutes du Niagara.
C'est un projet complexe, qui cherche à faire entendre une multiplicité de pistes, de textes, de voix, de sons. Au centre de ce dispositif, comme un éternel retour, coule le texte de Chateaubriand, cette description des chutes qu'il fit dans Atala, et qu'il reprit dans ses Mémoires d'outre-tombe:
Elle est formée par la rivière Niagara qui sort du lac Erié et se jette dans l'Ontario.A environ neuf milles de ce dernier lac, se trouve la chute; sa hauteur perpendiculaire peut être d'environ deux cents pieds.Mais ce qui contribue à la rendre si violente […]
Ce texte séminal, Butor va le désosser, l'essaimer, l'éparpiller, le laisser gicler en en faisant le texte du lecteur, tandis qu'autour passeront, plus ou moins ténues, d'autres voix, celle du speaker, qui décrit le commerce lié aux chutes (assiettes, chemises, médaillons, etc. à leur effigie), celles de très nombreux personnages, venus communier, en amour ou nostalgie, regret et doute, au pied de la furieuse cataracte.
Le texte tout entier se veut une partition. Il y a des récitants (speaker et lecteur), la vaste chorale des visiteurs et le texte de Chateaubriand, qui roule indéfiniment au centre, tantôt invisible dans sa répétition, tantôt incandescent par sa juxtaposition, texte-chute composé d'une myriades de syllabes, des bribes, des énoncés, des notations, au rythme des mois, dans un ballet diffracté qui dit le même et la différence.
Le lecteur fait alors une expérience rare. Car ici la lecture linéaire, en liant la théorie des énoncés hétérogènes, est la lecture la plus expérimentale, celle qui produit la plus forte cadence poétique. Mais le lecteur peut lire aussi en zig-zag, ne lire qu'une voix à la fois, ou deux, ou trois, en modulant le texte au fil des yeux grâce aux indications sonores. Au début, bien sûr, on tâtonne, on est comme ces visiteurs assaillis par la violence des Chutes, on ne sait trop comment distinguer les intensités dans ce brouhaha. Puis, lentement, avec la bénédiction impassible et cependant de plus en plus prégnante du texte de Chateaubriand, la symphonie prend forme, des mouvements se dégagent, des pans se soulèvent, des solos se signalent.
On sent bien que derrière cette construction à la fois totale et éclatée se cache un désir qu'on pourrait presque qualifier de radiophonique. Faire du lecteur un transistor ébloui, mieux, une table de montage sonore, lui laisser à la fois les manettes et les rôles. Butor donne des indications, propose des lectures, redessine les partitions possibles, mais au final le lecteur devient le texte lui-même, son réceptacle et son émission. On pourrait dire de certains textes de Butor – en gros, ceux relevant du "génie des lieux" – que ce sont des textes sans auteur, dans la mesure où celui qui les produit se confond avec le mouvement et les conditions mêmes de leur production, hors toute économie de moyens et sans peur du risque de dissolution. Ce sont bien plutôt des textes pour lecteur, et ce de façon éminemment généreuse. Des textes-déjà-lectures, en un pluriel à la fois libre et calibré. Ils rassemblent et libèrent des énergies, inventent des rythmiques, fabriquent de la forme. Sont-ils sans histoire? ce serait mal y voyager. On trouvera dans 6 810 000 litres d'eau par seconde le récit d'une chemise offerte par des enfants de propriétaires terriens à un travailleur noir, et le sort de cette chemise contient à lui seul un pan entier de l'histoire nord-américaine.
Dans Papier Collés II (1973), Georges Perros fait un portrait fascinant de l'œuvre en cours de Michel Butor:
[Il] remet en branle ce qu'une mauvaise lecture, aussi bien du journal que du monde alentour, a figé, sclérosé; il écrit, il lit, il photographie […] dans le sens du merveilleux, du fantastique, mobilisant ce qu'il perçoit de plus efficace dans son travail, dit-il, d'entomologue. […] Chacun de ses livres est une machine de guerre à plusieurs dimensions. Confrontation d'une masse, d'une lave de mots avec une ville, un monument, un pays, un fleuve, un tableau, une partition. […] Ses livres sont d'extraordinaires carrefours, j'allais dire pièges, où le hasard maté ne se veut comblé que par un autre hasard, d'ordre poétique. Magique.
"Une machine de guerre à plusieurs dimensions": on ne saurait mieux définir ces livres que nous aimons par dessus tout, et dont la monstruosité – picturale, chorale – est le signe certain et symphonique qu'un patient travail d'écriture et de pensée organique a été accompli au mépris de toutes les facilités.
jeudi 6 septembre 2012
Mobile Butor
Mobile, de Michel Butor, est un livre exemplaire à plusieurs titres. D’abord, parce
qu’il marque un changement de cap radical dans l’œuvre de l’auteur, lequel
prend ses distances d’avec la forme romanesque après quelques titres ayant
rencontré un large public. Ensuite, parce qu’il se démarque franchement du
paysage littéraire français d’alors. Après Degrés
(1960), l’œuvre de Butor va entrer dans une phase prolixe, feuilletée, à la
fois poétique, picturale et réflexive, et témoigner d’un désir de transformer
la littérature en laboratoire. Un labo-atelier, un labo-cuisine, où les
ingrédients seront tour à tour (et simultanément) le rêve, la peinture, le voyage,
la ville, la poésie. Quand paraît, en 1962, Mobile,
les lecteurs de Butor sont, à leur tour, obligés de changer s’ils veulent le
suivre. Fini le tour de force littéraire (tout relatif) d’une
« modification » de la narration avec ce « vous » qui prend
un train. Fini l’association facile avec les tenants du Nouveau Roman
(conglomérat fantasmé par les journalistes). A l’instar de Claude Simon ou
Pinget, Butor tente « tout autre chose ». Et sans doute y
parvient-il, entamant un long périple rhizomique par un acte radical, dont
témoigne, à tous les niveaux, Mobile :
la disparition de l’auteur. Car Mobile se veut un livre qui s’écrit lui-même,
une cartographie réinventée des Etats-Unis, composé de parcelles non plus
géographiques mais linguistiques qui tiennent lieu d’étapes dans une relecture
d’un continent.
C’est à la page 29 de son Mobile que Butor, très simplement, offre
une première définition de l’entreprise :
« Dans le village de Shelburne, on a rebâti un certain nombre de maisons anciennes condamnées à la destruction dans le Vermont, constituant ainsi un singulier musée. La partie la plus étonnante en est peut-être la collection de courtepointes, ou ‘quilts’, en mosaïque d’étoffes. Ce ‘Mobile’ est composé un peu comme un ‘quilt’. »
La métaphore n’est pas innocente,
elle fait de l’auteur du livre un artisan plus qu’un créateur, et de sa matière
un ensemble hétérogène réordonné. Pour cela, Butor va utiliser différentes
sortes de « pièces » : les noms de lieux, les descriptions
d’oiseaux (qui sont en fait des description de gravures d’Audubon), les encarts
publicitaires, des notations climatiques, des listes (voitures, étoiles, etc.),
des menus (les différents parfum de glace), des titres de journaux, des paroles
rapportées (le débat sur Chicago à l’heure de l’Expo universelle…), des
indications ferroviaires – mais aussi, et surtout, des bribes de récits
concernant les Indiens d’Amérique (ainsi que de procès de sorcellerie), et ce
afin de rappeler quel immense palimpseste sanglant est l’Amérique.
Evidemment polyphonique et
nécessairement éclaté, bien qu’obéissant par sa construction au diktat
alphabétique (le voyage se décline d’Etat en Etat, de l’Arizona au Wyoming),
Mobile se veut également éminemment pictural, puisque l’intention de Butor est
de réitérer, à l’aune de l’écriture, le geste de Pollock (le livre est dédié à
sa mémoire), d’inventer une sorte d’action-writing ou la violence de
l’aléatoire et la dénonciation de la représentation se livrent à un étonnant
ballet. A cet effet, le jeu homonymique avec les noms de ville et la litanie de
la nomenclature. Mais aussi : les contrastes, les heurts, les ironies,
etc.
Dans un entretien télévisé avec
Pierre Dumayet (qu’on peut visionner sur le précieux site de l’INA), Butor
explique que son livre est une partition, la main gauche jouant la base en
caractères romains et la droite ajoutant des mélodies en italiques. Dans ce
même entretien, Butor s’explique longuement et dans le détail sur la structure
de Mobile. Du coup, ça ne rate pas,
Dumayet, en faux Candide, lui demande pourquoi il n’a pas fourni de « mode
d’emploi ». Et Butor de répondre que l’exégèse est la tâche du critique,
et qu’en outre il revient au lecteur d’être dérouté. Dérouter : s’agissant d’un livre sur les Etats-Unis et les
trajectoires qui en composent le paysage, le verbe prend alors tout son sens.
L’écriture comme moyen de « dérouter » le lecteur, c’est-à-dire de
lui proposer des déviations, d’autres itinéraires.
Mais ce qu’il y a de plus
troublant, de plus excitant, à la lecture de Mobile, c’est l’effet sur le
lecteur, lequel devient pur médium d’un magma d’énoncés, radio captant diverses
émissions sans cesse interrompues et brouillées. Le paysage américain, dès
lors, est déchu de son caractère géographique pour devenir un chœur d’énoncés foisonnant.
Quilt sonore, donc, où résonnent non pas tant les multiples échos nés de la
pluralité des reliefs, mais les « airs » joués depuis la nuit des
temps dans l’espace américain : un brouet d’ondes antagonistes. Car sous
l’apparence d’un vaste réseau reconstitué, on entend bruire sans cesse deux
voix, celles des Indiens et des Noirs exterminés, avilis, humiliés, déportés,
récupérés, entre lesquelles s’entrelacent les déclarations décomplexées des
Blancs. Il en naît une étrange logomachie, celle du mythe et de la réclame, du
passé aboli et de la retape insistante, le tout sur fond minéral ou végétal, mental ou
sensoriel.
Le livre, rythmé par le
défilement des fuseaux horaires comme autant d’imperceptibles secousses, recrée
une autre nuit et un autre jour afin de modifier la perception et
l’intellection. Soumis à ce perpétuel décalage, le lecteur sait désormais qu’il
ne peut plus se contenter de suivre les recommandations d’usage, telles celles
fournies par le catalogue de Sears, Roebuck & Co, qui enjoignait ceci à
l’acheteur d’une méthode de peinture inédite :
________________« Inutile d’être un artiste, désormais il suffit de peindre par numéros : créez une charmante image, même si vous n’avez jamais tenu de pinceau auparavant ! C’est amusant… C’est si facile ! Il suffit de remplir les surfaces numérotées sur le canevas avec les couleurs qui leur correspondent. Terminez votre œuvre avec un élégant cadre de chêne. »
Michel Butor, Mobile (étude pour
une représentation des Etats-Unis), Gallimard, 1962
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