Il existait le bildungsroman, le roman de formation,
illustré par Dickens, Fielding, mais aussi Flaubert, et Vallès, pour n’en citer
que les plus fondateurs et novateurs. Jason Hrivnak aurait-il inventé un autre
genre : le roman de déformation ?
C’est ce qu’on vous invite à découvrir ce mois-ci avec la parution du Chant de
la mutilation, de Jason Hrivnak, aux éditions de l’Ogre, quelques années après
le troublant La maison des épreuves, paru chez le même éditeur.
Le chant de la mutilation :
un démon s’empare d’un humain et entreprend de lui inculquer la déréliction
afin que, délivré des tares humaines – compassion, tendresse, naïveté… – il
puisse rejoindre les légions démoniaques et se livrer au mal avec une froide
passion. Mais peut-être le narrateur n’est-il qu’un double schizophrénique de
la jeune recrue ? Un double qui s’efforcerait de justifier le renoncement
à l’humanité par tout un système philosophique digne du marquis de Sade, hors
toute moralité. Le personnage principal sombre peu à peu dans une errance
nocturne, peuplée de cauchemars, de rencontres avortées et de pensées
délétères. Aspire-t-il vraiment à se soustraire à la lumière de l’existence ?
Est-il la victime d’une entité maléfique ou est-ce juste sa folie qui l’a
convaincu qu’il était manipulé ?
Pour l'écrivain Brian Evenson, auteur par ailleurs de La confrérie des mutilés (Lot 49, trad Françoise Smith),
"Fruit imaginaire des amours occultes de Georges Bataille et David Lynch, Le Chant de la mutilation de Jason Hrivnak est une méditation troublante et surréaliste sur les démons qui nous hantent et sur la nature du mal."
Extrait:
« Il n’avait pas encore pleuré, ce que je
remarquai avec une certaine consternation, car il me semblait avoir réussi à le
briser la veille, quelques minutes seulement après son réveil, le maintenant le
temps qu’il me plaisait dans un état de désolation sanglotante. Je fermai les
yeux et m’imaginai dominant les corps brisés de toutes les recrues que j’avais
assassinées au fil des ans : les cadavres s’empilaient presque jusqu’à la
taille autour de moi et, enfoui sous eux, un tiède filet de décomposition
coulait comme de la soie sur mes pieds. Je tirai de la force de cette image et
de l’idée que son corps rejoindrait bientôt cette cohorte, un nouveau débris
sans valeur balancé sur le monticule moisi. Quand j’ouvris les yeux, la vision
de ce carnage flotta un instant devant moi telle une brume musculeuse et à
travers sa substance qui se dissipait, je le regardai grimper les marches
menant à la surface du pont. Comme il franchissait la travée dans la pénombre
du dépôt, je sentis une brève et délicieuse tension pareille à ce frisson qui
précède le massacre, et une fois que l’obscurité l’eut complètement absorbé, je
souris et inspirai profondément l’air pollué, car il se trouvait désormais sur
mes terres. »
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Jason Hrivnak, Le Chant de de la mutilation, traduit de l'anglais (Canada) par Claro, éditions de l'Ogre