Je suis allé faire hier après-midi une rencontre littéraire à la Maison d'Arrêt d'Arras. Grâce à Escale des lettres, ces rencontres sont préparées: les prévenus ont lu certains livres, on leur a présenté les thèmes, l'auteur, et surtout tous sont volontaires à la rencontre, qui a lieu dans la bibliothèque de la maison d'arrêt. Rappelons qu'une maison d'arrêt est un établissement pénitentiaire particulier puisque les personnes qui s'y trouvent y restent en général peu de temps (tout est relatif…), étant soit en attente de jugement ou d’affectation dans un autre établissement ou bien purgeant une peine courte. Si le temps passé ici est rarement supérieur à un an, en revanche les conditions d'isolement sont rudes: pas de stationnement dans les couloirs, et des cellules où l'on est parfois jusqu'à quatre, voire plus.
Ces rencontres sont forcément particulières. D'abord parce que les prévenus ont été sensibilisés à votre travail, ensuite parce que ce lien social avec l'extérieur fait partie d'un travail préparatoire en vue d'une éventuelle réinsertion, enfin parce que vous ne savez rien des raisons qui les ont conduits ici. La personne qui m'accompagne – en l'occurrence Elodie, de l'Escale –
se voit remettre à l'entrée une "alerte", un petit appareil style
télécommande orné d'un bouton rouge qu'elle pourra utiliser en cas de
problème. Vous passez un portique qui sonne en cas d'objet métallique (adieu la vapote…), vous laissez votre carte d'identité, puis vous passez plusieurs grilles dont il est difficile d'oublier par la suite le bruit qu'elles font en se refermant.
Hier, pour cette rencontre, les prévenus étaient au nombre de neuf. Pour des raisons de sécurité, ils ne peuvent pas être plus de dix. Car une fois dans la salle, pas de gardien. Et même le bibliothécaire est un détenu. Ils étaient donc neuf, et chacun en entrant est venu me serrer la main. Qu'ont fait ces mains? La question reste en suspens, présente mais déplacée. Ici, c'est vous qu'on interroge. J'avais choisi de lire le début de Madman Bovary et un chapitre de Crash-test. Vous lisez, et soudain vos propres mots se chargent d'échos différents, comme si le sens de chaque mot, en ces lieux, se doublaient d'un sens autre, secret. Mais impossible de savoir comme ces mots sont reçus. A un moment, la conversation, très libre (tiens! voilà un mot qui résonne soudain autrement), porte sur l'écriture, les raisons qu'on a d'écrire. Et l'un des détenus de poser la question suivante: "Vous écrivez pour vous évader?" Puis, conscient du poids de ce mot, il ajoute aussitôt: "Parce que si c'est le cas, alors ça nous intéresse". Tout le monde se marre. Les questions sont nombreuses, bienveillantes. Hormis un prévenu âgé, personne ne parle de soi, pas vraiment. En revanche, la lecture, elle, fait l'objet de commentaires. C'est dur de lire en prison, expliquent-ils. A quatre ou cinq par cellules, pas facile de se concentrer. La lumière dérange ceux qui ne lisent pas. La rencontre devait durer une heure et demie; elle durera deux bonne heures. On parlera LSD, édition, poésie, cul. L'un d'eux me conseille d'écrire sur le gaz de schiste. Un autre m'engage à écrire sur le milieu carcéral et me propose même de rester une journée pour mieux connaître le sujet. Là encore, rigolade. Difficile de peindre la couleur de ce rire.
Puis vient le moment de partir – un mot qui n'aura pas le même sens pour eux et pour moi. Difficile de dire "à bientôt". Vous dites donc "merci", et dans ce "merci" vous ne savez pas trop ce que vous mettez, pas encore, ça viendra sans doute plus tard. Ils vous demandent de signer des livres. Puis vous serrez les mêmes mains. Et vous franchissez les mêmes grilles, qui semblent plus nombreuses, plus longues à s'ouvrir. Passé la dernière porte, le ciel est là, et les arbres, et l'air.
Vous grillez alors une cigarette invisible dont vous connaissez pourtant le nom.