Quand un traducteur peut-il dire que sa traduction est achevée? La seule réponse valable semble être: quand l'éditeur la lui arrache doucement des mains et signe le bon à tirer. BAT! En effet, même achevée, la traduction qu'il a rendue va être soumise à relecture. Divers lecteurs vont repasser derrière lui, afin de signaler les "problèmes". Or les problèmes peuvent être nombreux et de nature variée. Il peut s'agit d'incohérence, de faux sens, d'un oubli, d'une formulation peu claire, d'un doute sur l'orthographe d'un nom propre, d'un détail typographique, etc. Quelle que soit la compétence du traducteur, il n'est pas infaillible et commence, en outre, à souffrir d'une éprouvante presbytie due à un contact rapproché avec le texte. Il faut donc qu'il passe la main. Pour schématiser, il existe trois sortes de traducteurs: ceux qui estiment qu'on ne doit pas toucher à une virgule de leur traduction; ceux qui sont à l'écoute et disposés à examiner toutes les suggestions et remarques; ceux qui s'en fichent un peu et acceptent tout en bloc.
La première catégorie regroupe, paradoxalement, les traducteurs qui commettent les pires erreurs, mais qui confondent excellence et intouchabilité. Sûrs de leurs choix, ils estiment que toute intervention est déplacée, puisqu'elle émane d'un non-professionnel de la traduction. Leur arrogance, forgée à force d'années à passer entre les radars (l'éditeur n'osait pas les contredire…), est phénoménale. Ils ne doutent de rien. (Pour avoir longtemps "repris" des traductions – un exercice salutaire – je peux vous dire qu'on arrive parfois à des sommets de ridicule. Il m'est arrivé d'être obligé de signaler en marge le numéro de page du dictionnaire qui venait contredire l'ânerie monumentale assenée par le "grand" traducteur.) Parfois, ces traducteurs-là se vexent, s'emportent, claquent la porte. Non mais. On ne les avait jamais traités ainsi. Ils ont "la confiance de l'auteur", en outre. Ben voyons. Ils respectent davantage les délais que le texte. On a envie de les décorer pour qu'ils prennent leur retraite au plus vite.
La deuxième catégorie regroupe les adeptes du doute; ceux-là ont compris qu'il fallait un regard neuf pour traquer la bourde, et qu'il ne s'agissait nullement de les humilier ou de les gronder. A titre d'exemple, mon éditrice d'Actes Sud, Marie-Catherine Vacher, me rend souvent mes traductions de Vollmann truffées de propositions, plusieurs par pages, et j'en valide bien souvent la quasi totalité.)Car toutes visent à améliorer le texte, et non à rectifier la traduction: la nuance est de taille. Presque tout le temps, la collaboration est édifiante, enrichissante, et drôle quand on sait mettre de côté son orgueil et fixer sans ciller l'énormité qu'on a laissé passer. J'ai récemment traduit "crow" par foule et non par corbeau. Je n'en suis pas fier, mais en revanche je remercie Mathilde Helleu de m'avoir mis le nez dessus. Et vous pouvez, vous, lecteurs, la remercier également.
Quant à la troisième catégorie, on les comprend aisément, vu les tarifs en vigueur. Autant dire amen à tout et ne pas perdre davantage de temps. C'est plus reposant, mais aussi plus risqué. Un peu de débat ne nuit pas à la santé de l'esprit.
Mais dans tous les cas, le fait est que le nom de la personne qui va "revoir" votre traduction, et sans qui le texte se présenterait bien souvent aux lecteurs dans un état insatisfaisant, est rarement mentionnée – qu'il s'agisse du correcteur/de la correctrice qui ne se limite pas à traquer les coquilles, et/ou du relecteur/de la relectrice, lequel est parfois un.e stagiaire, une personne extérieure, ou un ami, mais rarement un zébu. On parle souvent de l'ombre dans laquelle végètent les traducteurs, mais on ne parle quasiment jamais de ceux et celles qui "sauvent", dans une certaine mesure, voire une mesure certaine le texte traduit. Ceux et celles qui s'y collent, vérifient, doutent, interrogent, soulèvent des lièvres (et même des zébus).
Bref, il serait bon que les éditeurs (et/ou les traducteurs/traductrices) signalent, soit en début de volume soit en fin de volume, le nom de ces héros méconnus. Il m'est arrivé de le faire en remerciements, mais je crois qu'il reviendrait à l'éditeur de le faire systématiquement. En fait, maintenant que j'y réfléchis, ça devrait même être obligatoire. Je suis sûr que certains éditeurs en conviendront. Je suis sûr également que d'autres s'y opposeront et penseront: "Et puis quoi encore?"
Et puis quoi encore ? Bonne question. On va réfléchir. Je suis sûr qu'on peut allonger la liste, histoire de rappeler qu'un livre, en dépit de sa singularité, bénéficie d'un soutien collectif qui n'a aucune raison de rester anonyme.