vendredi 31 janvier 2020

A paraître le 11 mars…


(En costume noir, l'architecte Léon Claro, grand-père de l'auteur,
devant "la Villa du centenaire", à Alger, 1930)

mercredi 29 janvier 2020

De la construction du consentement


Ce qui est intéressant dans l’affaire Matzneff, telle qu’on peut désormais l’appréhender à sa juste infamie après lecture du puissant récit de Vanessa Springora, c’est qu’elle est très souvent et très insidieusement détournée de sa leçon première – entendre la voix de la victime – afin de permettre la réactivation d’une dialectique permissivité-interdit. Comme si, pour mieux encaisser l’abjection dévoilée dans Le Consentement, certains avaient à cœur de remettre au goût du jour l’ancien clivage droite-gauche. Ainsi, on a pu lire récemment, venant justement de cette « droite » d’autant plus décomplexée qu’elle se veut diffuse, que les abus subis par l’auteure du livre étaient directement liés à un climat libertaire instigué et soutenu par les penseurs de 68 (je schématise à peine). S’il est vrai qu’il y eut, dans les années 70, tout un discours remettant en cause l’appréhension de la sexualité des enfants, allant jusqu’à une critique de la pénalisation de certains rapports, discours qu’il serait d’ailleurs intéressant d’analyser, il est assez étonnant de voir que la conclusion qu’en tirent ceux qui n’ont jamais digéré le mouvement de libération des mœurs d’alors se résume à ceci : la rigidité morale de la droite était en fait un saint rempart contre la perversion ; l’esprit libertaire de la gauche masquait un impur désir de transgression. Ergo : les pervers n’étaient pas les cathos coincés de droite mais les soi-disant émancipés de gauche. Ergo, encore : libérer les mœurs n’était qu’une stratégie visant à justifier des exactions sur des mineures. De là à en conclure que le pédophile est le fruit des amours incestueuses entre Mai et 68, il n’y avait qu’un pas, qui a été très vite franchi…

Pour intéressant que soit ce débat (qui n’a pas vraiment lieu, tant il semble déjà tranché), on a l’impression que ses conclusions n’ont d’autre but que de se refiler une indésirable patate chaude. Comme s’il fallait à tout prix désigner les responsables « politiques » ou « historiques » d’abus sexuels qui, pourtant, ne sont en rien la marque de fabrique d’un mouvement de pensée particulier, mais demeurent intimement liés à la domination masculine. Vouloir faire croire, par un tour de passe-passe assez primaire et nauséabond, que l’inceste ou la pédophilie ne sont que des pratiques plébiscitées par la fameuse (et mythique) « pensée 68 », c’est ni plus ni moins affirmer qu’un des aspects de la domination masculine (l’abus sexuel sur mineure) est le pratique produit d’une époque et non une constante universelle. Est-il besoin de rappeler la systématisation du viol comme arme de guerre, la pandémie des agressions sexuelles au sein de la communauté religieuse, l’omniprésence de l’inceste quelle que soit la classe sociale ? En faisant l’économie d’une réflexion collective et d’un vaste examen de conscience, on en arrive à la situation suivante : le refrain « On ne peut plus rien dire (et donc, faire…) » côtoie le couplet « voyez où nous a menés votre soi-disant libération des mœurs ».

La question, pourtant, n’est pas seulement de stigmatiser des contextes socio-culturels qui auraient œuvré à la banalisation de crimes sexuels, mais plutôt de mettre à jour les mécanismes d’impunité élaborés afin de protéger ceux qui assimilent jouissance du pouvoir et pouvoir de la jouissance. A cet égard, notre déni de complicité semble impossible à rassasier. Ne serait-il pas plus intéressant, plus vital, plus nécessaire que chacun fasse, en son for intérieur, le fructueux procès de tous ces automatismes qui, par leur prolifération, ont permis de frelater jusqu’à la notion de consentement ? Sur ce point, le livre de Springora (tout comme les déclarations d’Adèle Haenel) apporte une indispensable lumière : le consentement n’est pas juste un pur fait binaire (oui/non), mais peut se révéler également une construction masculine, puisque pour jouir plus impunément de certains privilèges, entre autres sexuels, il importe au dominant de manipuler l’autre afin que ce dernier (et lui-même ?) adhère à l’illusion de son assentiment. Empêcher la victime de se penser comme telle, c’est faire d’elle la complice d’un bourreau qui n’en serait plus un. Une stratégie qui, rappelons-le, ne sert pas la diffusion d’une pensée politique particulière mais participe au maintien d’une domination généralisée. On ne s’étonnera donc pas que la « dénonciation » mise en œuvre par de nombreuses femmes soit assimilée, très perversement, à une forme de « délation », et que certains prennent un malin plaisir à parler de « chasse aux sorcières » alors qu’il s’agit plutôt, si l’on veut vraiment tenir cette note folklorique, d’une « exposition des ogres ». Une fois de plus, c’est en se plaçant en victime potentielle que l’homme espère échapper à un éventuel statut de bourreau. Le fumeux « concept » de « compassion impitoyable », bricolé à la hâte par Finkielkraut, en dit long sur cette peur viriliste – comme si le mâle, en sa qualité d’expert en « dérapages », n’avait qu’une angoisse : se voir infligé un traitement qu’il ne connaît que trop bien pour l’exercer sans ambages au quotidien. Certains ont beau jeu de brandir l'épouvantail de foudres, pénales ou médiatiques, allant même jusqu'à parler de "représailles" alors qu'il s'agit juste de la simple application d'une loi. Que ces hommes se rassurent, la "curée" dont une petite dizaine s'estime l'objet reste assez modéré au regard des 200 000 cas de violences conjugales subies par des femmes et des cent vingt-deux féminicides recensés l'an dernier en France…

Au final, ce que le mâle alpha refuse de voir, c’est moins la criminalité de certains de ses actes que le continent caché des conséquences desdits actes, c’est l’abîme des répercussions que creusent ses exactions dans le corps et la psyché d’autrui, s’ingéniant à considérer certains délits comme des « écarts », alors qu’hélas ceux-ci se révèlent tellement systématisés, et systémiques, qu’on ne saurait lutter contre eux qu’en exigeant de chacun non un vulgaire mea culpa mais le renoncement conscient et délibéré à ce vaste droit de cuissage, aussi bien physique que mental, qu’on voudrait nous faire passer pour un « moment d’égarement ». Admettre qu’on prend parfois ses pulsions pour des droits, cesser de confondre exercice du désir et pratique de la force, prendre l’exacte mesure de ses convoitises, etc : ce travail à effectuer sur soi est la condition première d’un respect de l’autre qui reste à bâtir. Les femmes nous y enjoignent – ne faisons pas comme si elles nous y forçaient. Ne les obligeons pas à nous y forcer pour mieux renverser le rapport de forces.

vendredi 24 janvier 2020

Hamlet Bastille, ou la mise au feu des artifices


La version que propose en ce moment Thibault Perrenoud du Hamlet de Shakespeare au Théâtre de la Bastille est une version "à l'os" – grâce à la traduction-adaptation qu'a taillée dans le texte de Clément Camar-Mercier. A l'os, c'est-à-dire à la fois épurée et dynamisée, afin que le spectateur voie et sente à la fois le crâne sous la peau, et la farce sous le drame. Car Hamlet n'est pas qu'une traversée des ombres : si la pièce se veut lascive corrida avec la mort, elle est aussi pas de danse avec l'esprit et la langue. Hamlet joue la folie pour mieux qu'elle le dévore, mais aussi afin qu'elle le protège encore un temps; il s'en fait un costume et une armure, même si, paradoxalement, ce costume et cette armure le mettent à nu.

La mise en scène de Perrenoud joue entre deux pôles complémentaires: l'exubérance vitale par laquelle se manifeste la pulsion de mort, et l'inquiétante quiétude dans laquelle palpite l'au-delà; tantôt l'agitation est à son comble, les corps se contractent et se détendent, les paroles fusent comme si des chats crachaient; tantôt le noir complet se fait (la scène du cimetière), ou alors c'est le père de Hamlet qui apparaît, non en commandeur terrifiant jailli des brumes, mais en convive doux et livide, attablé devant une assiette de rien. Dans une scène, Polonius se change presque en oiseau criard et ridicule ; dans une autre, Ophélie n'est plus d'un filet murmurant qui traverse la scène en une mortelle diagonale. 

Inventif jusque dans l'irrévérence, nerveux et audacieux, le spectacle s'amuse des excès de la pièce shakespearienne, prend le public à partie, et fait du travestissement un moteur ingénieux – chaque comédien joue deux rôles, Polonius-Laërte, Gertrude-Ophélie, le défunt roi-Claudius… Ce jeu de volte-face, loin d'être purement mécanique, rend aux personnages une ambiguïté qu'on avait presque oubliée. Une immense générosité, doublée d'une admirable humilité, célèbre avec cet Hamlet astucieusement chorégraphié les noces toujours troublantes de la noire mélancolie et de la grisante folie. 

La pièce se joue jusqu'au 6 février, tous les jours à 20h (relâche le dimanche): vous savez ce qu'il vous reste à faire.


dimanche 19 janvier 2020

Lucy Ellmann in Paris

En attendant la publication du roman de Lucy Ellmann, Ducks, Newburyport, fin août 2020 dans la collection Fiction & Cie (éd. du Seuil, trad. Claro), les anglophones sont invités à venir rencontrer et écouter l'auteure à la librairie Shakespeare & Cie (37 rue de la Bûcherie, 75005) mardi 21 janvier à 19h


mardi 14 janvier 2020

Ethique de la chasse : la défense Matzneff

L'affaire Matzneff a ceci d'intéressant qu'elle permet d'entendre divers propos ici et là qui tous révèlent une peur viscérale, une inquiétude dans l'air du temps: la crainte de voir réduite la liberté d'expression, la crainte de laisser la littérature subir les foudres de la morale. C'est assez intéressant, dans la mesure où ici la liberté revendiquée est plutôt du côté des "coupables" (qu'on espère responsables) et la morale renvoyée dans le camp d'on ne sait quels censeurs ou pères-la-pudeur – alors que si liberté de parole il y a, il vaudrait mieux la chercher du côté des victimes, qui n'auraient sans doute jamais trouvé d'éditeur ou de plateforme pour publier et dire ce qu'elles ont à dire il y a quelques années… Bizarrement, chaque fois qu'une victime prend la parole, plane sur elle le soupçon de la vengeance. Cette entourloupe systémique ne date pas d'hier, on le sait.

En lisant la "défense" que fait Dominique Fernandez de Matzneff dans une tribune publiée ce jour par le journal Le Monde, on est en droit de s'interroger sur certains points qu'il soulève. Bien sûr, on peut comprendre qu'il trouve détestable toute forme d'acharnement sur un vieil homme apparemment rangé des voitures, comme on dit (gare aux coups de frein, hein). Bien sûr, on peut comprendre qu'il soit salutaire de fustiger la bonne conscience de certains, dont les revirements éthiques paraissent plutôt subits et récents (le coup de la prise de conscience?). Mais enfin, dans ce cas, pourquoi user d'arguments entièrement hors de propos. Libre à Dominique Fernandez de comparer le ministre de la Culture (ou de l'inculture, comme il le dit) au procureur impérial Ernest Pinard, mais en revanche on voit mal ce que peut apporter une comparaison, ou un rapprochement, entre Flaubert et Matzneff (ou Baudelaire et Matzneff), ces deux écrivains du XIXème siècle ayant subi les foudres de la justice et de la morale bourgeoise pour atteinte aux bonnes mœurs. Quel rapport entre la scène de la calèche dans Madame Bovary et le tourisme sexuel aux Philippines? Quel rapport entre une scène adultère  décrite dans un roman et des actes criminels réels rapportés dans un récit autobiographique ? L'homme et l'œuvre? Débat intéressant, mais peut-être moins que celui de la responsabilité et de l'impunité.

Surtout, il y a dans la terminologie employée par l'auteur de cette tribune un fil rouge qui ne passe pas. "Hallali", "coup de grâce", un homme "traqué", "coup de trompette", "haro", "lynché", "curée". Les personnes abusées par des prédateurs apprécieront de voir que l'ogre finit toujours par être comparé à une biche aux abois… Et puis, cerise aigre sur l'hypocrite gâteau, il y a cette utilisation, de plus en plus systématique, de l'expression "chasse aux sorcières". En ces temps où de nombreuses féministes recourent à la figure de la sorcière comme métaphore dynamique, il est amusant (?) de noter que chaque fois que des hommes reprennent cette expression, c'est pour désigner… d'autres hommes. Il ne leur vient jamais à l'idée de parler de "chasse aux sorciers"… Pourquoi? Ma foi, il serait bon qu'ils se posent la question. Je ne doute pas que la réponse leur fasse de l'effet.