lundi 29 août 2022
Incipit, deux qui piquent
On l'avait presque raté, cet article de Louis Mouchotte dans le Figaro, paru début août, et qui se penchait sur les incipits, comme on feint de renifler le fumet d'une casserole sans savoir comment soulever le couvercle. Et puis une évidence nous a sauté aux yeux; cet article ne pouvait être qu'un canular. C'est du moins ce qu'on souhaitait pour la carrière linguistique et littéraire dudit Mouchotte. Bon, déjà, une assertion telle que "Sans bon incipit, impossible de devenir un best-seller" laissait songeur, pour ne pas dire dubitatif (mais disons-le quand même). Parce que bon, prenez un best-seller, genre Et Après, de Musso, ça donne juste ça, l'incipit: "Le lac s'étendait à l'est de l'île"… Mais bon, nous ne sommes pas là pour nous infliger de douloureuses déconvenues.
Non, le plus cocasse, c'est que l'auteur de cet article semble avoir du mal à citer un incipit sans s'emmêler les crayons dans le string. Prenez Le Voyage au bout de la nuit. Pour Mouchotte, l'incipit c'est "Ça a commencé comme ça", alors que chez Céline, qui ne fait rien comme les autres, c'est plutôt: "Ça a débuté comme ça…". Autre cerise déconfite sur le gâteau littéraire, l'incipit de La Recherche. Pour Mouchotte, qui a dû mettre à sonner son réveil un peu trop tôt, c'est: "Longtemps je me suis levé de bonne heure". Ai-je besoin de rectifier? Non? Merci. Conséquence, on se met à douter de tout. Quand Mouchotte cite le début de L'Etranger – "Aujourd’hui maman est morte" –, on hésite, on a envie de rajouter: "ou peut-être hier"
Bon, tout ça n'est pas très grave. Mais désormais nous serons en alerte maximale. Nous vérifierons tout. Et nous devrons finir par statuer: est-ce le Figaro ou l'auteur qui a raison?
Allez, un qui pite pour la route:
"C’était à Pignouf-Land, faubourg de Nimportawouak, dans les jardins du Jmentamponne." Ça doit être de Gustbert Flaubave.
vendredi 26 août 2022
Et puis réapparaître: les ombres sauvées de Claude Favre
De temps en temps passe sous nos yeux un livre hors du commun, un livre orphelin
qui semble n'écouter que sa propre voix et qui se présente à nous dans sa langue
unique, on doit alors le mâcher lentement, en apprécier l'amertume autant que
l'étrangeté, sans trop savoir l'effet qu'il aura sur notre organisme de lecteur.
Naguère, ce fut Enfant de perdition de Pierre Chopinaud, puis ce fut La Semaine
perpétuelle de Laura Vazquez. Il y en eut d'autres, comme Le Carnaval des
poètes, de Serge Pey, ou Grief d'Ismaël Jude. Aujourd'hui, et on tremble à
l'idée qu'on aurait pu passer à côté, c'est un livre au titre échappé de
Chrétien de Troyes: Ceux qui vont par les étranges terres les étranges aventures
quérant, de Claude Favre – un titre évidemment moins vendeur que Cher Connard, on s'en doute.
"N'imagine" – tel est l'incipit de ce livre, qui à lui seul dit les noces du rythme et du manque. N'imagine? N'imagine pas, ou Oseras-tu imaginer, ou encore Tu n'imagines pas? Ou encore: Ne va pas imaginer. Ou mieux, ou pire: Ne crois pas qu'il s'agisse d'imaginer, puisque cela est. Mais qu'y a-t-il à imaginer ici sinon ce qui nous est donné à lire? Reprenons donc:
"N'imagine, les disparus, errants, perdus, les poursuivis, les contrôlés, aimant, les ombres et les enfants de Deligny. Ceux du bord, boue de l'eau. Les vagabonds, aimant. Déserteurs de clans. Fouteurs de vie en l'air. Qui s'arrachent. Arrachent. A tout bout de champ. Rayés de la carte."
Un livre tout entier consacré à un fragile mais têtu recensement: ceux qui, celles dont. Les oubliés. Les perdues. Sauf que dans le cas présent, il ne s'agit pas d'un réquisitoire, d'une longue plainte, ici on n'essuie pas ses mots sur le paillasson des déshérités, on n'essaie même pas de parler à leur place, non, on leur crée une place à la mesure de leur absence, on écrit à creux perdu. Nul catalogue des opprimés, même s'ils sont légion. Claude Favre bâtit une langue lancinée, où chaque segment est comme un membre amputé qui réclame corps. La phrase aboutit ou non, étreint ou frôle, approche ou traverse. Une tentative de sauvetage par la scansion, la répétition, la litanie brisée. Comment dire en intégrant le spectral, l'inachevé. Quel poids accorder aux membres fantômes de l'internationale à jamais niée de ceux et celles qui, sans nous, hors nos regards, n'ont que la survie aux lèvres :
"N'imagine, ceux qui, par les étranges terres, dansent, à vive lutte. Dansent. Par effroi parfois tailladent les nuits de rires et chantent et dansent. Dansent, sur la longue route. Les poursuivis, les contrôlés. Dépouillés de. Nus. Désinfectés et choses, vêtements jetés, désinfectrés."
Rarement un travail poétique n'a su étreindre d'aussi près – sans afféterie, sans simplisme non plus – la tribu des niés, la ronde des délaissées. Le travail de Claude Favre relève de la plus savante et sincère broderie, mais une broderie œuvrant avec la déchirure, aux fils s'échappant tels des filets de sang. "Donner un nom calme les craintes", est-il dit à un moment. Favre fait plus que donner des noms à ce qui a été anonymé, elle invente une mélopée sociale, dédouble le sens en le repliant sur lui-même – "Imagine qu'un visage soit un visage" – afin que chaque mot se relève de lui-même, dans la verticalité de sa résistance au trivial. En cartographe des écartelés, elle jalonne son texte-stèle de lieux, de peuples, de spectres, d'époques – et vêt leurs absences de sa phrase toujours recommencée, d'une patiente vibrance.
N'imagine: autrement dit, ne prends pas la peine d'imaginer car le réel est là, devant tes yeux, tout le temps, le réel de ceux et celles à qui est refusé le statut d'exister. N'imagine: entre à reculons dans la langue et ne te retourne qu'au dernier moment. N'imagine: écoute "la grande silence" – un silence qui en changeant de genre prend une ampleur autre, pas seulement féminine, mais autre. Autre, car ceux qui ont par les étranges terres de Claude Favre ne sont plus les chevaliers errants de Chrétien de Troyes mais les "présents-absents" de l'hier proche et du cruel aujourd'hui. Ici, c'est moins l'errance qui est chantée que l'erre, un mot qui dit tout à la fois l'allure, le pas, la trace. Contre l'effacement, l'auteure cherche "sinon les mots, les souffles". Et rêve, de page en page, d'un peuple pas encore peuple, sans traces, dont les mythes ne seraient que des mythes. Des corps au bord.
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Claude Favre, Ceux qui vont par les étranges terres les étranges aventures quérant, éditions Lanskine, 14€
Vive la rantré litérère
Une fois de plus, le petit peuple des lecteurs voit s'avancer vers lui l'inquiétant tsunami de la rentrée littéraire, cet événement typiquement français que l'économie libérale a su transformer en loterie soi-disant culturelle – "les meilleurs livres…", "le top 5 des livres de la rentrée…", "Le peloton de tête…" – et qui cherche, par le matraquage éditorial, à imposer l'idée que l'excellence se mesure à la quantité d'ouvrages vendus – reste aux libraires à absorber une masse d'imprimés servant le plus souvent à maintenir à flot des trésoreries bancales. Comme chaque année, une quinzaine de titres est mise en avant, et leurs louanges concertées déferlent au mépris de tout esprit critique, dans un bel esprit hippique. Les gros éditeurs, qui par leur force de frappe, s'en arrogent la part du lion, concèdent à de plus petites structures des niches généreuses, qui souvent leur servent de laboratoire avant débauchage des auteur.es. Ce cirque n'est pas nouveau, même s'il semble de plus en plus calqué sur un système boursier où les petits actionnaires ont le droit de rêver avant qu'une rafale d'OPA ne les emporte. Pour s'assurer une place sur les étals, on publie de plus en plus tôt dans l'été, afin d'occuper le terrain des tables. Le principe est le suivant: comment faire tenir quatre cents rectangles sur un plan ne pouvant en contenir au mieux que la moitié. Il suffit de diminuer l'espace critique dans les médias, de gonfler les mises en place de certains rectangles, de donner un nouveau sens aux mots "chefs d'œuvre", "génial", "jubilatoire", etc. Les pages littéraires des journaux ont cessé d'être prescriptrices? Qu'à cela ne tienne: on va aller draguer les blogs-et-les-sites-qui-parlent-de-livres, les youtubiens, les tiktokeurs – eux ont compris au moins que la réclame passait par la clameur, et qu'un livre ne valait que par sa réduction au blabla, étant bien entendu que toute mise en perspective – historique, littéraire, stylistique – était superfétatoire, voire obscène.
Le Roman est le grand gagnant de cette tartufferie, sauf en périodes électorales où le ludion Essai a toutes les prérogatives. Quant à la Poésie, n'en parlons pas: aucun supplément littéraire ou presque ne lui accorde d'audience digne de ce nom. La poésie ne se raconte pas? Qu'elle aille au diable. Parler d'écriture, aujourd'hui, ce n'est pas aborder la question du sens et de la forme, mais expédier la chose à coups d'images clinquantes: un style tellurique, une écriture magnétique, un phrasé envoûtant, etc. Le mépris patent et assumé dans lequel est tenue la production poétique actuelle est un excellent révélateur, autant que le recyclage de la notion de "poétique" en perpétuel renouvellement. Est poétique, désormais, tout ce qui ajoute au narratif sans pour autant bouleverser le sens. Est poétique non pas la vibration du sens par des effets langagiers, mais un certain lyrisme forain dénué de toute pensée. Finalement, la seule chose qu'il convient de vendre, c'est, bizarrement, le style, mais un style réduit aux acquets, un style au sens quasi vestimentaire: telle année, la phrase se porte plutôt courte, avec des adjectifs cintrés; telle autre, le sur-mesure s'encanaille, on a droit à des décolletés élégiaques, à des franges rimées. En janvier, portez de l'autofiction; en février, essayez la coupe satire politique, dès l'été testez le crop thriller. Les libraires résisteront-ils aux divers formatages qu'on leur impose? Finiront-ils par créer des sections spéciales: Romans qu'il faut avoir lus, Livres dont on ne parle pas, Romans à offrir uniquement, Livres à lire seulement ? Et pour la poésie, voyez derrière les toilettes.
Mais que faire de tout ce bétail imprimé qui avance d'un pas déjà las, l'anneau au nez ? Heureusement, il y a le grand abattoir des prix littéraires. Bientôt, seront mis sous vide les produits les plus périssables; bientôt, les viandes les moins prisées seront discountées sur des sites ad hoc. Quant aux belles bêtes stéroïdées, on leur décernera une médaille et on les exhibera au Salon d'Automne de la Culture. L'important, c'est d'écouler tout le stock avant les fêtes de fin d'années, car à Noël il faudra vendre de "beaux livres", des produits plus gros, plus lourds et plus chers.
Oui, je sais, rien de nouveau. C'est bien là le hic.
mercredi 24 août 2022
samedi 13 août 2022
Du bon usage du rétablissement, et de la vie sauve de Rushdie
A Salman Rushdie, dont j’ai eu la chance et l’honneur de traduire deux livres, Furie et Shalimar le Clown, je souhaite un prompt rétablissement. Son écriture gourmande, généreuse, est de celles qui vitalisent et réjouissent. Cet homme a traversé l’enfer pendant des années et se rétablir a été sans nul doute une de ses permanentes préoccupations : se rétablir dans l’espace littéraire, dans la vie intime, la vie publique.
A Hadi Matar, je souhaite également un prompt rétablissement. D’abord, dans la raison, qui aurait dû lui apprendre la distance qui sépare une idée aberrante, conditionnée par des dogmatiques, d’un geste violent. Dans la foi, ensuite, s’il estime en avoir une digne de son geste hideux, car il s'est renversé par son geste, jusqu'à se nier à son insu aux yeux de son dieu. On ne sait rien pour l’instant de ses intentions, mais qu’il sache que son geste les a rendu caduques : il peut frapper l’homme, pas les livres. Au contraire d’un arbre, qui ne donnera plus si on l’abat, l’écrivain est tout entier épars dans ses livres, abattez-le, poignardez-le, vous n’empêcherez pas ses fruits de, tout simplement, être.
La fatwa lancée contre Rushdie concerne également ses traducteurs et ses éditeurs. Certains d’entre eux ont été assassinés, blessés, menacés. Mais surtout, avons-nous envie de dire, tous ceux et celles qui le lisent devraient se sentir concernés par la fatwa, qui ne vient pas d’un dieu mais d’un mufti, se disant « interprète » de la loi musulmane. Nous autres, traducteurs et traductrices, qui savons plus ou moins ce que signifient « interpréter », nous sommes déterminés à être plus Rushdie que muftis. Dont acte. Dont parole, aussi.
mercredi 10 août 2022
Avec le temps va
Si j’allais dans le temps, si dans le temps je savais aller, m’en aller, dans le passé je glisserais, me coulerais, en divers points et croisées du temps, dans tous les ici et les là qui forment cette constellation d’impossibles étoiles à partir de laquelle feindre de lire le passé. A partir de laquelle le relier à d’autres passés. Dans le passé lointain, le passé écarté, celui qui ne me comprend ni ne me voit pas. Dans le passé invinciblement dépassé où jamais je n’ai marché du vivant de ma vie, j’irais d’un pas égal, sans attirer l’attention, afin que les futurs morts ne sentent jamais sur moi l’odeur de l’autre temps, mon relent de présent différent. Un pas devant l’autre, comme on marche dans la rue, j’irais, dans le temps doux et figé d’autrefois, la longue rue du fini. J’irais chargé, de choses, dans mes grandes poches ou dans un sac. Je les déposerais, ces choses, les laisserais aussi bien ici que là, des choses de mon temps à venir. Dans le passé des gens pour qui mourir n’est qu’avenir, guère plus, je laisserai ces choses du temps autre, en espérant qu’un jour elles passent à l’attaque, et se prennent d’amour pour ceux et celles qui, par hasard ou curiosité, les découvriraient. Je me vois poser une lampe électrique sur la table de nuit d’un meunier de mille huit cent vingt, et dans la besace du voleur de onze cent trente glisser un téléphone portable, dans la caisse à jouets de la fillette d’un comte de mille six cent trente enfouir un réveille-matin, sur une pierre dans la grotte du chasseur néanderthalien un sachet de cocaïne, dans la bibliothèque d’un lettré du temps de Marignan (1515) un roman de gare ou de Flaubert. Si j’allais et venais dans le temps, je ferais d reviendrais dans mon clair présent et j’attendrais. J’attendrais qu’il se passe quelque chose qui atteste que ces gestes par moi accomplis n’ont pas été vains, pas anodins. Je serais patient. Je serais impatient. J’attendrais d’entendre la musique des morts, des morts imperceptiblement contrariés.
samedi 6 août 2022
Graciano, ou la lente violence
1. Au seuil de chaque livre de Marc Graciano, le lecteur n’a d’autre choix que de subir une inquiétante métamorphose. En effet, à peine entré dans la phrase inaugurale, deux sentiments, presque deux sensations, vont s’affronter au sein de l’expérience qui l’attend. Tout d’abord, un sentiment d’égarement, légèrement teinté d’effroi, comme si, sans prévenir, autour de lui, des ponts avaient été dynamités, des liens tranchés, des horizons modifiés – le monde est devenu un pur paysage inconnaissable, en attende de signes, rendu à une sauvagerie inédite. Une absence de repères, telle une musique étrange qu’on entendait sans entendre, et qui soudain impose une scansion, sans pour autant révéler ses intentions. L’espace a vrillé, mais pas seulement l’espace : le temps, lui aussi, semble troué. Désert ou forêt, nuit ancestrale ou jour irradié, terres étrangères ou landes oniriques : qu’importe, l’âme est désormais nomade, le corps déambulé, il faut avancer – c’est le premier impératif né de l’égarement : avancer. Un deuxième état se surimpose bien vite à cette sensation d’égarement et cette astreinte au déplacement : le lecteur est sacré spectateur du récit. Comme en proie à une étrange paralysie du sommeil, sa conscience éveillée par d’interlopes cadences, d’abscons vocables, il assiste à un enchaînement d’actions dont il ne comprend pas tout de suite l’intime ou fatale trajectoire. Mais – et c’est là tout l’art de Graciano –, il ne demeure pas longtemps simple spectateur, car la phrase de l’écrivain, redoutable flèche de Zénon, non seulement le prend en otage mais finit par l’incorporer à sa matière même, le rend soluble dans l’expérience de l’écrit. Ce que nous lisons s’apparente alors à une vision, un souvenir, une fable, une expérience que nous aurions oubliée et qui, soudain arrachée à nos limbes mnésiques, se déploie de nouveau sous nos yeux, mais altérée, tantôt épurée, tantôt magnifiée, souvent empreinte d’une cristalline cruauté, toujours incarnée. Lisant Graciano, je vacille puis racine, et enfin me disperse. Paradoxe fascinant : c’est précisément la perte des repères qui me permet d’entrer en communion avec le texte. Dépouillé, j’adhère. Nu, je vais. La même voix qui me désaxe m’offre une langue autre chargée de m’orienter.
2. La langue de Graciano : grand est le risque de vouloir la disséquer, de passer son lexique à un savant tamis afin d’isoler on ne sait quelles pépites, techniques ou inusitées, qui semblent en faire la mine à ciel ouvert d’une parole ancienne. Perdu un temps dans la forêt des signes, nous sentons grincer l’une contre l’autre deux plaques tectoniques, l’une qu’on dirait possiblement médiévale et l’autre qu’on suppose élégamment incantatoire. Mais ce moyen âge – cet âge sombre – est avant tout un paysage propice à l’occultation, et chaque incantation essentiellement une stratégie de survie ou un mode de destruction. (Shiva sourit dans les arbres.) En réalité – dans la réalité du texte –, rien ne nous dit vraiment où nous sommes, ni en quel temps nous évoluons ou régressons, seul règne l’impétueux présent. La phrase, elle, est devenue le territoire que nous arpentons, phrase-paysage, phrase-pèlerinage, phrase-chasse, phrase-violence, phrase-méditation – et nous avons beau interroger la danse de l’archétypal et du symbolique, nous avons beau scruter le couple que forment le merveilleux et le vernaculaire, notre expérience n’en demeure pas moins une expérience de langage. Ici, c’est le mot qui endosse le pouvoir chamanique. Qui libère une image appelée à structurer le récit.
3. Mais l’on n’aura rien dit de langue de Graciano tant qu’on n’aura pas prononcer le mot d’animalité, et pas seulement parce qu’on croise dans ses livres un sacret ou un ours, non, mais parce que le vivant y est appréhendé sous sa forme primitive, avec ses pulsions, ses peurs, ses oscillations, ses fuites, dans sa condition nécessairement anonyme. Sa détresse électrique. La grande affaire de l’auteur, c’est la confrontation. La mise en présence de volontés plus ou moins diffuses, l’incarnation de leurs divergences, le heurt de leurs désespoirs. Voilà pourquoi, sans doute, on entre dans les livres de Marc Graciano avec abnégation – renoncer à soi est peut-être ici profitable au salut. Car sur la page se succèdent des gestes dont le sens ne nous sera jamais entièrement dévoilé, sinon que ce sens entretient un rapport complexe avec le sacré comme avec le sacrilège. L’attente, l’agir : ces deux forces tordent chaque livre de l’auteur selon des modalités à chaque fois différentes. Mais l’horizon de cette attente et de ces gestes, s’il n’est la liberté consentie, qu’est-il vraiment ? Si le chant est le fruit de la voix, sa maturation est l’histoire d’une lente violence, et de celle-ci Graciano a décidé de nous montrer les pans les plus baroques.
4. « J’écris en état de bêtise » : cette déclaration de l’auteur éclaire à mon sens la force subtile de sa technique. Il débute par la nuit, l’obscur, l’isolement, puis il creuse, excave, étaie, trie, et quand enfin il éclaire, ce n’est pas pour mieux rendre les choses plus lumineuses, mais pour mieux en tailler les contours. Au lecteur de se débrouiller avec la fange, la mousse, l’enchevêtré, l’implicite, à lui de se frotter, se cogner, se dissoudre. A nous d’être la bête qui cherche à se redresser. Le faucon monte très haut, l’ours brise ses chaînes, le soufi se déplace. Nous les suivons, et comme eux nous apprenons la chute, la douleur, le recommencement. Notre abnégation est devenue moteur.
5. Comme tous les écrivains à combustion authentique – et ils sont peu nombreux – Graciano est un des rares à savoir rester sourd aux sirènes de l’aujourd’hui tout en libérant les démons du présent. Je ne le lis qu’avec appréhension. Autant dire : avec sidération.
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