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vendredi 19 mai 2017

Vingt minutes de silence pour mieux entendre Bessette

Vingt minutes de silence paraît après soixante-deux ans d’indifférence ou presque. Décidément, on n’en finit pas de découvrir Hélène Bessette, celle dont Marguerite Duras disait : « La littérature vivante, pour moi, c’est Hélène Bessette, personne d’autre en France. » Miracle de la transhumance et permanence de l’obstination, après la résurrection bessettienne menée à bien par Laure Limongi entre 2006 et 2011 dans la défunte collection Laureli, c’est au tour des éditions Attila, dans leur succulente collection « Othello » d’annoncer, ni plus ni moins, la publication de l’œuvre intégrale de celle que ses lecteurs et lectrices appellent désormais, en leur sein bouleversé, B7.

Paru en 1955 chez Gallimard, ce texte, le troisième publié, a dû en déconcerter plus d’un – on est au seul du Nouveau Roman, à l’orée de Beckett, encore en marge de Claude Simon, et pourtant on est déjà au-delà, ou plutôt presque ailleurs, en un lieu improbable où Duras elle-même ne s’aventure guère. On est déjà dans ce que je me permettrais d’appeler la « détextation ».

Le récit s’est pris en grippe mais jouit de la fièvre qu’il en retire. Plutôt que de détricoter ou d’exploser, Bessette va inoculer une métrique libre, voire libertaire, dans la narration, et inventer la théâtralité de l’écriture narrative. Dans Vingt minutes de silence, comme dans presque la plupart de ses textes, elle expérimente « en live », pour ainsi dire – tant le lecteur a l’impression que ses livres s’écrivent sous ses yeux – la mise en scène du récit. Plutôt, donc, que de raconter, comme ses mâles contemporains, elle va remplacer le dire par le commenter, et faire du commentaire une diction. Mais quel commentaire ! Ici, nulle glose, pas de critique harnachée, non, ici on est en proie à une rafale frénétiquement et soigneusement cadencée d’interrogations, de doutes, de contradictions, d’échappées musicales, d’apnées morales. La pensée devient didascalique, le chœur s’est réfugié en coulisse et l’histoire nous parvient sous forme de flèches, de fulgurances, cruauté et compassion mêlées.

C’est comme si Bessette créait de toutes pièces une sorte de médecine légale narrative, mais en faisant de l’autopsie la véritable scène du crime. Ça tombe bien, car dans Vingt minutes de silence elle s’empare d’un quasi fait divers – un fils de bourgeois tue son père avec l’éventuelle assentiment de sa mère sous l’œil vaguement consentant de la bonne –, et le traite à la façon d’une Agatha Christie épileptique. Correction : ce n’est pas celle qui raconte qui souffre d’épilepsie, mais le récit lui-même : ici, la phrase décroche sans cesse, elle s’interrompt, bondit, se piétine, se nie, se moque. Les instances narratives se bousculent. Les points de vue se télescopent. Et, miracle de cette cuisine du diable, le texte acquiert une clarté qui, si elle s’enivre de sa propension à se fragmenter, n’a de cesse de nous éblouir de ses brutales intuitions.

Un fils a tué son père, peut-être aidé par sa mère ? Soulevant et déplaçant cet argument de départ, Hélène Bessette, usant de sa technique furieuse comme d’une machine à démonter le temps, livre ici un réquisitoire éclaté contre l’idée de vérité telle que l’ont machinée le roman bourgeois et la bourgeoise romanesque. Sur l’espace délivré de la page, elle orchestre les interprétations, jette sa pluie de sel sur les plaies conventionnelles, traque le dernier affect dans l’ultime terrier psychologique. Elle défait tout en même temps qu’elle innove, à blanc, à sec. A même la sidération d’un dire qui a renoncé à sa véracité, elle impose la folie de sa machine poétique, qui consiste, on l’a dit, pressenti, à détexter la représentation. 

Hormis sa volonté d’orchestrer le disparate, son texte s’apparente, si l’on veut le cousiner, à la version livre du Théorème de Pasolini – un espace à la fois critique et post-religieux où la description d’un drame devient le drame de toute description.
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Hélène Bessette, Vingt minutes de silence, coll. Othello, éditions le Nouvel Attila



mercredi 2 avril 2014

De l'éducation des Volkswagen: Boucher au volant


Pour leur résurrection, les éditions Le Nouvel Attila nous proposent un texte à la fois virtuose et poignant, où la mécanique rejoint l’organique dans la célébration d’un deuil impossible : Comment élever votre Volkswagen, de Christopher Boucher. Si j’étais critique littéraire (et pressé), je dirais que c’est L’écume des jours revu et corrigé par Ben Marcus, mais pourquoi aller aussi vite, la besogne ne fait que commencer. Il était une fois un narrateur dont le père venait de succomber à une crise cardiaque et qui, pour surmonter cette épreuve, décida d’avoir un fils, et plus précisément une Volkswagen modèle 1971. Le père a été attaqué par un Arbre à Infarctus et son fils cherche à réparer vainement la douleur générée par cette agression. Il s’invente donc un rejeton, une Coccinelle, et ça semble une bonne idée, les voitures ne meurent pas, elles, elles tombent parfois en panne, c’est vrai, mais on peut toujours les réparer, d’ailleurs il existe des manuels d’entretien, il suffit de les compulser, et c’est ce que fait le narrateur, et nous avec, puisque le roman lui-même se présente sous la forme fallacieuse et inventive d’un manuel, d’un guide de survie de la Volkswagen, qui est une voiture un peu fofolle, comme chacun le sait, mais doté d’un bon fond et de solides suspensions. A quoi marche un fils-voiture ? Il carbure aux histoires, bien sûr !
« J’ai élevé une Volkswagen, de nouveau-né jusqu’à son débridage complet, je l’ai conduit dans tout l’Ouest du Massachusetts, ensemble nous avons connu toutes les pannes, sur presque toutes les pages. J’ai combattu les nouvelles et la nature, je lui ai raconté des secrets, puis j’ai retiré ces mêmes secrets de ses filtres, je l’ai appareillé pour les voyages en mer et pour la guerre. »
Bien sûr, la lecture de ce roman nécessite un certain apprentissage, sans quoi ça serait moins drôle, convenez-en. Il faut apprendre à conduire le livre, qui est un enfant mais aussi un véhicule, et qui donc est gage de transports en tout genre (pas toujours de repos, hein).  Le langage, heureusement, aime la mécanique, et Christopher Boucher (secondé dans la version française par l’épatante aisance du traducteur, Théophile Sersison) sait trouver les mots qui expliquent et combattent les maux : il sera donc question, tout au long du trajet de ce livre épris d’embardées, de livremoteur, de livroter, de fermaillerie, dé déboulosion, de câbles matinaux, de bobine mémoire, de volant d’inertie, de cœurmoteur, etc.
La force du livre, outre son inventivité langagière, consiste à échapper aux ruses de la mécanique. Boucher ne plaque rien, ne procède pas par simples équivalences et translations, tantôt le fils est un fils, tantôt c’est une voiture (et un fils), tantôt un livre avide de récits, on avance sur un terrain mouvant, mais pas traître, car l’on comprend vite que ce rejeton de ferraille et de récits est là pour détourner le chagrin de son créateur, qui en perdant son père se retrouve orphelin, donc fils à sens unique, attention aux dérapages. Il naît de ce flottement, de cet éparpillement des affects sous couvert de mécanique salvatrice, une tension permanente, à la fois drôle et triste, comme si, sous le texte écrit par Boucher, palpitait un autre texte, plus profondément endeuillé, de même qu’un cœurmoteur irremplaçable pulse sous la carrosserie attendrissante du fils-bolide. De là une magie permanente, une musique incessamment surréaliste, et un lien jamais rompu avec le lecteur, un dialogue tordu mais attentif, qui fait que nous gobons tout, et que ce qui à première vue semble relever de la fantaisie la plus débridée finit par s’inscrire dans la poignante logique d’une leçon de vie. L’homme peut-il tomber en panne ? Et si oui, que faire ? Les stratégies d’évitement son nombreuses, mais aucune n’empêchera le filtre du souvenir de s’encrasser ou la pompe à récits de s’engorger :
« Comme je l’ai dit, conduire une Coccinelle est un acte de lecture : vous voyez une histoire (la route) et vous réagissez (pédale narrative, embrayage de scène, feuille-volant). Si vous vous y prenez bien, c’est vous qui allez déterminer votre vitesse, votre direction et votre attitude. Votre boulot est de faire attention aux règles de circulation (les panneaux), et de bien surveiller où vous êtes et vous espérez allez. »
Alors n’hésitez pas : tombez dans le panneau. Roulez en Boucher.
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Christopher Boucher, Comment élever votre Volskwagen, traduit par Théophile Sersiron, éditions Le Nouvel Attila (parution le 10 avril)
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INFO: Soirée "carte blanche" consacrée au NOUVEL ATTILA  le vendredi 4 avril à 19h à la Maison de la Poésie — c'est mieux de réserver. Il y aura des lectures, de la musique et des surprises! Avec la participation de Jörg Stickan, Henning Wagenbreth, Frédéric Pierrot et Sophie Quetteville.