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mercredi 10 juin 2015

L'invisible rayonnement des souvenirs: Rahm en grâce

Météorologie des sentiments, de Philippe Rahm, pourrait également s'intituler Climatique des sensations, tant il y est question des changements de température qui constituent nos humeurs variables et influent sur nos gestes, nos attentes. Rahm, sous couvert d'évoquer des souvenirs d'enfance, de jeunes émois, d'anciennes indisciplines, revisite également les couleurs et la texture d'hiers qu'on ne saurait ressusciter sans en restituer le moindre degré. Se rappeler, décrire: comment s'y atteler si l'on oublie toute l'immatérielle teneur des jours, des nuits, quel éclat nous aveuglait, quelle ombre nous apaisait:
"Le rayon gauchit sur les surfaces dures et molles de notre chambre, se déforme entre le linoléum verdâtre du sol et la couverture en laine d'un lit. Il en transforme la couleur, la faisant passer du gris foncé à un marron plus clair. La laine s'échauffe. Mis à part le marron, les rayonnements lumineux des autres couleurs, et plus spécifiquement le rouge et l'orangé, y sont transformés en chaleur."
Qu'on ne s'y trompe: cette physique des nuances, qu'on pourrait croire clinique, permet au contraire à l'auteur de faire partager au lecteur l'épaisseur, la densité, les vibrations de lieux et d'heures où s'ébattent les micro-tempêtes de nos émotions. Comment décrire la concaténation des saisons dans le trajet d'un voyageur dont le véhicule traverse un paysage de roche, s'enfonce dans des tunnels, monte et descend? L'imprécision serait fatale au rendu du ressenti. Même les impressionnistes – surtout les impressionnistes – savaient marier et équilibrer les tons selon leur degré "calorique". Comment savoir, dans le noir, à quelle distance est un corps qu'on aimerait proche mais qu'on craint distant? Qu'a parcouru exactement le rayon solaire qui vient provoquer notre évanouissement? Qu'entend notre horloge intérieure aux ruses du sommeil ? Comment se réchauffer avec l'emballage d'une barre chocolatée? 

Météorologie des sentiments est également, à son élégante et généreuse façon, un guide de survie dans le milieu hostile de l'oubli. On y aime, on s'y frôle, on désobéit et on s'en va – mais toujours au gré d'une cartographie intime des plus précises.
"Je la prends par la taille, son visage vers moi, la soulève, l'assieds sur l'une des tables que j'imagine, à cause du bruit, couverte de poussière blanche, de pétales fanés, de petits bouts de plâtre et de terre cuite. La table est haute. Elle n'est pas faite pour s'asseoir devant mais pour y travailler debout. Les pieds de la jeune fille ne touchent plus le sol. Ils se balancent dans le vide. J'en attrape un pour faire glisser la chaussure que je laisse tomber par terre. Son pied est nu. Je le tire vers moi, me penche, l'embrasse. Elle pose les mains derrière elle, laisse tomber sa tête en arrière."
En recréant avec minutie et tendresse l'étoffe indispensable des saisons intérieures et extérieures, Rahm a ainsi réussi à nous entraîner au-delà des éblouissements passagers et des confusions thermométriques qui oblitèrent souvent nos fugaces perceptions. Sur quoi travaille Rahm? La joie, sans doute. La joie, rare, du moment sauvé, du moment vivant, presque intact.

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Philippe Rahm, Météorologie des sentiments, éd. Les Petits Matins, coll. Les Grands Soirs, dirigée par Jérôme Mauche, 12 €

samedi 14 mai 2011

Boute en train d'écrire


Plutôt que d’écrire un roman tout public, le narrateur/auteur du roman Tout public entreprend de raconter le roman tout public qu’il écrit. Tout le monde suit ? Tant mieux, parce que le texte d’Antoine Boute est une ode à tout le monde, une machine textuelle aussi consciencieuse dans son projet que délicieuse dans sa réalisation. Qui ne voudrait d’un Jérôme Bosch peignant, en plus du Jardin des délices, l’œuvre dans sa progression, ses intentions, ses folies tubéreuses ? Boute propose donc au lecteur une visite guidée, en temps réel, de son installation narrative :

Dans ce roman que j’écris en ce moment
tout est dans la mesure
les scènes bien senties
le dosage du psychologique.

Bon, la conception du tout public que se fait l’auteur-narrateur est assez particulière, il faut bien le dire, alors disons-le, voilà, c’est fait. Il y a à cela une raison très précise, et on ne peut plus légitime : nous sommes dans le ventre du « pornolettrisme ». Autrement dit dans les méandres d’une glose déterritorialisée et fort pimpante. On suit donc les mésaventures d’un promeneur en forêt qui rencontre une femme paniquée parce que son enfant est coincé dans sa maison. L’enfant, ce doit être le lecteur. Un polichinelle reclus dans un tiroir vaste comme le monde. A partir de là, les rebondissements les plus incongrus se succèdent selon une logique que ne désavouerait pas un Mark Leyner. On pourrait parler d’effet boule de neige, mais il faudrait pour être précis concevoir cette neige sous un angle hallucinogénique. La maison va s’effondrer, trou rongé par un trou, plusieurs groupes y finiront leur fuite, ainsi que des animaux, parce que ça se passe comme ça avec Boute, on passe de l’individuel au collectif, de l’accident au cataclysme, de l’accroc à la déchirure généralisée.
Le narrateur, bien sûr, encouragé par ce premier récit au carré, va nous embarquer dans un autre récit, celui d’un livre racontant un tournage, puis toute une série d’autres expériences pornolettristes que le mot « désopilant » ne suffit pas à qualifier. Tout ça va culminer dans une installation ultime, qui combinera pas mal de monde, beaucoup de sperme, ce qu’il faut de drogue et surtout un amour philosophique du devenir anorganique. Des méduses viendront redonner sens et forme à l’idée de tribu. Ça coûtera cher, certes, dans le roman de Boute on se débrouille, on a des ressources d’écriture, c’est souple, et puis on sait ce qu’on veut.
Sous ses airs faussement foutraques, le texte de Boute est en fait une partie fine de gai savoir, où l’expérimental, à la fois magnifié et moqué, connaît des développements inattendus, où la mécanique du loufoque vient doubler une autre mécanique, qu’on osera qualifier de schizo-analytique. Il y a dans le livre un moment pivot, un décrochement inattendu à la faveur duquel nous est livré un texte écrit soi-disant par Alain, fils d’un collectionneur coincé dans un « motoculteur textuel humain » (« une machine à hypnose, en fait […] une moto dont le guidon est remplacé par un clavier d’ordinateur et les roues par des bombes, bombes alimentées directement par la charge de pornolettrisme, entièrement bio, engrangée par ledit clavier », p.111).
Ce texte, composé dans une police différente, est qualifié de « texte théorico-n’importe quoi […] Lisez-le, ça vous donnera peut-être des idées pour la procession expérimentale ! » Or ce texte est en fait une formidable description physique du processus d’écriture, nourrie d’Artaud, de Guyotat, de Deleuze, qui aurait pu être publiée telle quelle et à part, tant sa force bégayante et son auto-combustion en font une plongée éprouvante dans la farce viandesque du corps écrivant, mais qui, glissée ici comme entre les pages, ne fait que renforcer la pertinence du projet de Boute, tout confit de dérision :
« Cavaler à dos de l’écriture fait se toucher la viande et le mollusque (l’écriture), l’un touche à l’autre, l’un est la dictée de l’autre et vice versa : l’écriture dicte à la viandre son ouverture, et la viande dicte à l’écriture son avancée virgule le tracé de son rythme. »
Tout public témoigne une fois de plus de la folle vivacité d’une certaine littérature belge, ainsi que de la confiance quasi aveugle qu’on peut faire à la collection « Les Grands soirs », que dirige Jérôme Mauche aux éditions du Petit Matin. Explosif.

dimanche 20 septembre 2009

Quand la fourche langue

Will, de Jody Pou est un livre, a book, liber, libre, qui uses two languages deux langues, bifide, traçant des diagonales entre la peste bubonique, black death, Anaïs Nin, l’harmonie chromatique et many other subjects, des sujets, soumis, aux variations lumineuses, aux spectres, ghosts, revenants coming back à travers les yeux de l’auteur, two eyes, one in french l’autre en anglais, diffraction, donc, fragments, afin qu’enfle la langue, par la peste, le double dire, twofold saying ce qui, photographié par Nadar or described by Nin as éclairage poétique, erotic lightning, foudre, coup de, blow, dans une simultanéité visant et la saturation et l’éparpillement, lecteur fendu, split reader, « tu ferais mieux de humer mes membres », she said, elle écrit, une installation à deux perspectives, stéréoscopie mouvante, changeante, renouvelant l’expérience l’épreuve the proof de la lecture qui toujours divise et multiplie, double double, pour mieux loucher la phrase, jamais totale, jamais finie, never ending, la recherche d’un remède, a cure, au final insolemment musical, composé on l’a dit said written par Jody Pou, titré Will, volonté, temps du futur, feu follet Shakespeare, publié aux éditions Les Petits Matins, the Little Mornings, dans la collection Les Grands Soirs, tall big immense evenings, nights, nuits, dirigée par by Jérôme Mauche, voilà, here you go, read, lisez, lu.

jeudi 10 septembre 2009

Les dents de l'âme errent, et Clark Coolidge les ramasse


Clark Coolidge
Dépositions smithsoniennes / Sujet à un film
Traduit par Guillaume Fayard
Editions Les Petits Matins / coll. Les grands soirs, dirigée par Jérôme Mauche (qui a récemment publié un livre intitulé Le placard en flammes, aux éditions Le Bleu du Ciel, sur lequel nous reviendrons bientôt)

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Imaginez un texte écrit à deux mains, la gauche et la droite, l’une réclamant la partie du cerveau qui sert à brasser/mêler/stratifier, l’autre faisant appel à ce lobe réservée à la fonction spéculaire et critique. Ce ne serait pas raisonnable, mais cela ne serait pas irrationnel. Imaginez maintenant que le texte écrit par une des deux mains aient pour objet toutes sortes d’objets, si possibles hétéroclites, au mieux hétérogènes, en tout cas passibles d’embeddement (terme anglais qu’on pourrait traduire par "enlitement" : croisement de lits, de couches, de strates). L’autre texte, écrit dans la foulée, ou plutôt la foulure du premier, a pour objet un sujet, un sujet à fun film, et ce film bée, c’est une mâchoire, celle de Jaws, oui, le film de Spielberg, le poisson-matrice de tous les futurs block-busters. Reprenons : il était une fois un écrivain américain du nom de Clark Coolidge qui travaillait sur « la narrativité potentielle du langage », ainsi que nous l’expose son traducteur et commentateur, Guillaume Fayard, dans un texte-mémoire passionnant.
Deux temps, deux mouvements, deux coups de sonde dans le mille-feuilles américain : d’une part l’exploration fasciculée d’un texte (Ecrits) de Robert Smithson, un des pères du Land art ; de l’autre le non-récit du tournage des célébrissimes Dents de la mer, tournage situé sur l’île de Martha’s Vineyard, où Coolidge passait ses vacances. Apparemment, rien à voir entre le premier bloc (accrétions de phrases signées Pound, Williams, Godard, Dali, Ballard, Kerouac, Conan Doyle, etc) et le second, où le torse burinée de Roy Scheider côtoie les faux requins et les vrais aléas filmiques. Et pourtant, ça tourne ! Grâce à la précise, subtile et pénétrante traduction de Guillaume Fayard, le texte de Coolidge se met en branle et nous conduit précisément aux portes de la narration langagière, là où les mots forcent la syntaxe à dire autre chose que la pathétique ritournelle du happening.
La première bobine, donc donc donc, fait feu de tout bois, mais en le soumettant à un même feu, lui-même nourri par l’expérience poétique soutenue et intransigeante qu’est celle de Coolidge, dont Fayard nous dévoile les grands pans et surprenantes variations dans sa postface. Dans ces pages où les coutures ont disparu, le langage travaille de lui-même, tirant profit des encastrements citationnels auquel il est soumis. « D’instables amalgames de paroles et d’images se déplacent d’eux-mêmes progressivement sur tous les gradients possibles de l’esprit » : c’est dit, et c’est fait, dans le même temps, avec un souci de cohérence d’où émane une beauté anomale, qui mime l’avancée du récit tout en ne décrivant que des objets, des situations, des connexions.

La seconde bobine raconte un isolement, une isolation, la mise en île d’un tournage globalement foireux, et ne cesse de dévoiler la vacuité de cette non-histoire qu’est un film en train de se faire in vivo : rien à voir, tout à montrer, si peu à dire. Le cadrage se dérobe, et seul le montage fait tenir les disjecta membra, mais ça c’est plus tard, pour l’instant Coolidge enquête, quête des bribes de réel détruites par l’illusion spielbergienne, n’hésitant pas convoquer d’autres cinéastes, accumulant, là aussi par strates, les notations, tel un script cherchant autre chose qu’un possible narrat : « Changement de plan, changement de langage. ‘Estuaire’, remplacé par ‘étang’. Les requins ne nous connaissent pas. Ils apparaissent. Tournent dans des plans. Foule, et bateaux autour d’eux. »

Pie voleuse et géniale, Clark Coolidge est aussi spéléologue, dans la vie et l’écriture. Jazzman, aussi, plus précisément même, de l’aveu de l’auteur, « prosodiste bop », avec pour devise au fronton de son labo cette phrase séminale de De Kooning : « It’s very tiny, content. » Le contenu, chose minuscule. Oui, bien sûr, mais c’est là un secret, par très peu partagé. On espère que Les Petits Matins nous donneront à découvrir d’autres textes de Coolidge, car sa prose protéiforme est un bain de jouvence, une expérience non refermée sur elle-même, une histoire venue d’ailleurs, de nombreux ailleurs, dans l’espoir d’ "accommoder le désordre" (Beckett).