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mercredi 7 septembre 2016

Une singularité nue à Vincennes


Ma dernière traduction en date, Une singularité nue, de Sergio De La Pava, vient de sortir aux éditions du cherche-midi dans la collection Lot 49. Un gros roman, mi thriller mi Moby Dick (oui, il y a une "baleine" dans le livre, et elle est bipède et elle n'est pas contente), où l'art de la digression et les préparatifs d'un casse improbable s'entrecroisent avec en toile de fond un vaste black-out new-yorkais, le tout assorti de la vraie recette des empanadas.

And you know what? Et toi savoir quoi? L'auteur sera présent à Paris, ou plus précisément à Vincennes puisqu'il est un des (nombreux) invités ce week-end du Festival America. Donc, n'hésitez pas: allez à Vincennes, où des débats et rencontres (et signatures) se succèdent frénétiquement pendant deux jours. 

Sergio de la Pava participera aux rencontres suivantes:


lundi 4 avril 2016

Une singularité nue

« Regarde dehors, dit Angus. Hier, tu pouvais regarder où tu voulais, il y avait une étoile si brillante qu’on doutait de sa réalité. Ce soir il n’y a rien. » La bougie s’éteignit et je perdis trace de son visage comme de tout le reste dans la pièce. Il n’y avait rien à regarder ; tout ce qui restait c’étaient nos voix et les paroles qu’elles formaient. Dans cette obscurité c’était comme si on pouvait voir les mots ; ils étaient notre seule réalité. « Moi ça me va très bien, cette absence soudaine de lumière galactique, parce que ne te méprends pas nous avons été abandonnés par l’univers même qui nous contient. »
« Et tu cherches à comprendre le pourquoi de tout ça. »
« Oui. »
« … »
[…]
Nous restâmes dans le noir sans rien dire, il faisait de plus en plus froid et il faisait de plus en plus sombre et nous ne savions pas quelle heure il était ; il n’y avait aucun bruit dans les rues. J’avais cessé de trembler, c’était la pièce qui tremblait maintenant tandis que je restais là, immobile et gelé.
« Écoute, il est évident qu’on va mourir ce soir. »
« Oui », dis-je.
« Donc je crois que la seule chose qu’il faut décider c’est quel est le plus grand homme à avoir jamais vécu. Parce que au final la grandeur est la seule chose qui compte, la seule chose qui perdure. »
« Nous n’allons pas tous mourir. Juste toi et moi… mourir de froid… nous. »
« Et alors? En ce qui nous concerne le monde prend fin ce soir. L’humanité prend fin ce soir parce que ce soir nous sommes l’humanité. Ce soir prend fin. »
Il était difficile de penser et à la fois de bien parler, il fallait choisir.
[…]
« Bon, je vais lancer quelques noms, histoire de se mettre la jambe en… euh… de se mettre la jambe… je veux dire de se mettre en jambes. Galilée, Copernic, Kepler, Christopher Marlowe... »
« Tu veux dire Shakespeare. »
« ... Jamais entendu parler de lui. Newton, Einstein, le type avec le chat, le type de l’incertitude. Le type… Richard… hum. »
« Dawson. »
« Oui. Richard Dawson. Non attends, il a accueilli Survey Says, c’est vrai, mais je ne pense pas qu’il l’ait même jamais produit, donc non, pas le plus grand homme de tous les temps, mais peut-être Chuck Barris qui a accueilli et produit The Gong Show ainsi que d’autres émissions majeures. Donc Chuck Barris est là-dedans… et Chuck Berry aussi vu que leurs noms se ressemblent tellement que ça paraît injuste d’en laisser un. Je crois qu’on a fait le tour, tu trouves pas? Bon, maintenant revoyons notre liste et assurons-nous de n’avoir oublié personne. On a Homère… hum… Simpson, Virgile, l’Énéide. Qui d’autre on a dit? Milton… Bradley. Bach, tous les trois B en fait, Bach, Leonard Bernstein et l’autre B. Hume, Kant, tous les types dans ce livre, Descartes, Leibniz, Berkeley, tous ceux qui sont passés par Berkeley. En fait tous ceux qui sont passés par une institution nommée d’après un philosophe mort, y compris naturellement Georgetown et Stanford, qui sont bien sûr nommés respectivement ainsi d’après Phyllis George et Stanford Marsalis. Gutenberg qui a dirigé le procès Gutenberg. Nureyev Rudolph. Rudolph Valentino. Engelbert Humperdinck, d’ailleurs. Le type qui a inventé les variations Gouldberg, T. S. Eliot Gould. Oppenheimer et Manhattan, tu sais, du projet Oppenheimer. Leif le fils d’Eric, autrement dit Leif Garrett, qui a découvert la Terre mais laissé Columbo porter les lauriers, et même s’il jouait pour l’équipe des Vikings il était trop chochotte pour y remédier. Hannibal. American Vespucci. Verdi. Vendredi. Veni, Vidi, Vici, tous les trois. Les frères Marx, Karl et Groucho. Les types avec qui ils bossaient, Engels et Harpo. Socrate et le type qui l’a empoisonné puis l’a mis dans une ciguë. Darwin et le premier type qui a forgé le terme darwinien. Don Quichotte et son acolyte… Tonto… Villa je crois. Le type qui a découvert la sieste. Le type qui a fondé le lapsus freudien. Pasteur, l’inventeur du lait. Le type qui a déterré le tango, le type qui a découvert le cash. Le type qui a écrit Tango et Cash. Locke en Stock… et même Coke. Angelo, je veux dire Michael Angelo. Qui d’autre, Casi? »
« … »
« Eh bien alors c’est bon, je pense qu’on les a tous. On choisit qui? »
« … »
« Ok alors passons aux femmes. »

(Extrait de Une singularité nue, de Sergio De La Pava, à paraître en Lot49, trad. Claro)

vendredi 11 décembre 2015

Une singularité nue, une !

Fin août, 2016, la collection Lot49 publiera le premier roman de Sergio De La Pava, A Naked Singularity, un livre dont l'histoire éditoriale est assez atypique, puisque, après sept ans d'écriture, le manuscrit fut rejeté par 88 agents et éditeurs américains, ensuite de quoi l'auteur le publia à ses propres frais, faisant imprimer une centaine d'exemplaires. Susanna, la femme de Sergio, entreprit alors de démarcher les éditeurs avec le texte publié et réussit finalement à exciter la curiosité d'un éditeur des Presses universitaires de Chicago, qui accepta de le publier, grâce entre autres au soutien critique de Brian Evenson, également auteur chez Lot49. A partir de là, le succès arriva, le roman remporta quelques prix prestigieux, et les critiques se réveillèrent et finirent par le lire, l'inscrivant alors dans la lignée de Pynchon, Gaddis, David Foster Wallace, et quelques autres. Paru en 2008, ce roman sera donc publié à l'automne prochain, la traduction est quasiment achevée (je compte y mettre un point final le 31 décembre à minuit quand l'univers se rétractera spasmodiquement et sera aspiré par la singularité nue qui clapote au fond du big trou noir). 

Le roman met en scène un avocat de la défense, Casi, qui se retrouve embringué dans le casse du siècle. Mais loin d'être un procedural novel, le livre de La Pava est une centrale atomique d'intrigues, de commentaires, de digressions, d'hallucinations, et nous offre, outre une immersion poisseuse dans les arcanes de la justice américaine, des pages magnifiques sur la vie du boxeur Wilfred Benitez, ainsi qu'un traité sur l'art de réussir un expresso, la mise au point d'une défense judiciaire parfaite, le maniement du sabre face aux brutes, quelques recettes de cuisine épicées, des considérations philosophiques sur les mondes possibles, une tentative pour rendre réel un personnage de sitcom, quelques excursions du côté de Moby Dick, le récit d'un enlèvement dramatique, des dialogues dignes des grands inquisiteurs, une panne générale dans Manhattan, un singe qui est peut-être un chimpanzé, un rat en cage, une fillette qui refuse de parler, quelques symphonies de Beethoven, des outrages à la cour, des avocats psychotiques, et six cent quatre-vingt-neuf pages de suspense… Sans doute le premier thriller à thriller de façon thrillamment thrillante.

[Extrait:::]

"Quand je levai les yeux depuis le sol je découvris que je pouvais Tout voir. Je vis les fondements de l’univers ; les quarks et les neutrinos dans leur ubiquité visible, qui tremblaient et rebondissaient, les uns contre les autres et sur moi. Je vis le Temps lui-même, la quatrième dimension, nue et énorme dans toute son horreur, ni s’écoulant ni figée, et à côté de lui l’Ailleurs relativiste, inerte et défunt. Je vis la Musique, non les notes ou les sons mais ce qu’elle était vraiment. Je vis les belles mais incomplètes Mathématiques, ses nombres entiers et les lois auxquels elles obéissaient, et je compris tout cela. Je vis des esprits, je vis des pensées, désincarnées mais claires. Je fixai la conscience en soi, vis à quoi elle ressemblait, et finis par avoir peur. Les concepts étaient visibles ; je vis la Justice et la Lâcheté, l’Hostilité et la Jalousie.

Je vis des corps lépreux entassés, rejetés par ce qui les avait animés et se figeant apparemment en une masse unique de muscle et de cartilage fibreux. Je vis les morts et les non-nés tenter de griffer les vivants. Et les vivants n’étaient pas en bonne santé. Ils étaient malades et déformés, avec des bras là où auraient dû se trouver les jambes, avec la peau pelée qui dévoilait l’ambigüité là où était de mise la distinction. Je vis la chair dévorer la chair et entendis des os craquer sous la pression et à partir de ce moment je me mis à entendre également tout. J’entendis les couleurs et les cercles, les arbres et les triangles. J’entendis la Peur lécher le visage de la Haine accompagnée par un dernier hurlement murmuré. Puis j’entendis, sentis et vis le monde commencer à se fendre pour admettre, progressivement, le retour de la Lumière."