On se souvient de la fameuse phrase prononcée par Stephen Dedalus dans
Ulysse : « L’histoire est
un cauchemar dont j’essaie de me réveiller. » Eh bien, pour Samuel, le
narrateur du roman d’Emmanuel Ruben, La
ligne des glaces, ça serait plutôt : « La géographie est un
cauchemar dont j’hésite à me réveiller… »
Voici un roman dans lequel on s’embarque en ressentant très vite qu’on
a éprouvé il y a quelques années en ouvrant Le
dernier monde, de Céline Minard : le sentiment d’entrer dans un autre
monde, un monde non parallèle mais décalqué, ou plutôt décalé, l’impression
aussi, renforcée à chaque page, que l’auteur, même s’il brasse une matière
floue, sait où il va et s’en donné les moyens. On pense aussi, chemin faisant,
à Tout est illuminé de Safran Foer, tant l’Histoire convulsée y côtoie le
désarroi contemporain sans s’affranchir d’une certaine magie. Mais revenons à
la géographie, qui est ici comme l’angle mort de l’Histoire.
Le narrateur
arrive dans une ville de la Baltique, en Grande-Baronnie plus précisément, un pays très
fluctuant dont il va devoir établir les frontières pour le compte de
l’ambassade française où il a été dépêché. Mais la ville, et le pays tout
entier d’ailleurs, sont un piège, et Ruben nous en fait tant de descriptions,
sous tant d’angles possibles, qu’on ne sait bientôt plus où on est, comme si ce
lopin d’Europe désaxé conjuguait en lui tous les passés et devenirs des autres
satellites qui composent la galaxie européenne. C’est Venise et ce n’est pas
Venise (trop de neige !), c’est un peu Amsterdam (il y a des canaux), les
Russes y ont laissé leur empreinte, les Nazis des traumatismes, et la
globalisation s’y invite tandis que végètent, en d’imprécis confins, quelques tribus
perdues et improbables.
L’enquête que mène le jeune narrateur, dans cette pseudo-Riga où
l’hiver sévit impitoyablement, va le conduire à des explorations de tous
ordres : touristiques, géographiques, mentales, historiques,
linguistiques, folkloriques, amoureuses aussi. Ruben excelle dans la
description, accumule couleurs et sensations, et peut vous décrire cent fois la
neige sans lasser un seul moment : on sent bien que tout ce blanc qui
étire sa peau de lait sur l'énigmatique topos baltique n’est autre que la
page sur laquelle l’écrivain s’avance, page qu’il gratte, froisse, plie, déploie,
mais ne lâche pas.
Non-lieu absolu, atopique atoll, bastion infra-utopique,
ultime Thulé, pierre de touche du continent européen, bout du monde, nœud
gordien des affres diplomatiques, creuset des horreurs passées, stèle déchue…
la ville et le pays où Samuel éprouve sans relâche sa propre perdition fonctionnent
comme un liquide gelé et révélateur où s’enfoncent tous les fantasmes
européens. L’image qu’on en extraie semble tantôt obscure, tantôt surexposée,
comme une neige susceptible de plus vif éclat ou de l’ombre la plus noire selon
le degré d’éclairage dont elle bénéficie.
Le narrateur va et vient, charrié par la phrase de Ruben qui ne lui
laisse guère de repos, l’obligeant à fouler descriptions et méditations, mais
toujours dans l’action, même s’il est un parangon d’errance. Il y a des
personnages bien vivants dans ce livre, que ce soit Lothar, le Suisse malgré
lui, ou les fuyantes Dvina et Néva, le chiffreur Fignol et quelques autres. Il
y a surtout des spectres. Certains brandissent encore le bras dans l’air froid,
d’autres s’amenuisent au fond du ghetto. Où commence l’Europe ?
« […] la seule vraie frontière n’était pas sur les cartes, n’était ni naturelle ni arbitraire, n’était pas une ligne rouge imaginaire mais une ligne rouge bien réelle, une frontière profonde, historique, mémorielle, corporelle, qui n’avait pas tranché l’Europe car il n’y avait jamais eu d’Europe mais qui avait tranché des bras et des jambes, des cous, des cœurs, des langues, des cerveaux. »
Ruben, dont ce n’est que le troisième texte publié, réussit l’exploit
de parler avec précision des états flous et de secouer nos fades conceptions de
l’Europe avec un souffle qui tantôt mime le halètement de l’homme pris dans le
blizzard, tantôt procède par strates, nappes, sans que jamais la tension ne se
relâche. Si ce roman, qui se veut une saison en enfer où le gel a remplacé le
feu, ne déclenche pas un tsunami d’engouements, je veux bien m’exiler en
Grande-Baronnie…
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Emmanuel Ruben, La Ligne des glaces, éd. Rivages