A quand une retraduction des œuvres de Faulkner? me demande-t-on. Eh bien, ne soyez pas trop pressés, telle est la réponse. Car Faulkner, malgré l'abus d'alcool et les chutes de cheval, n'a consenti à épouser le sapin qu'en 1962. Vous pouvez donc ajouter soixante-dix ans à cette date mémorable, ce qui nous reporte en… 2032. Bon, bien sûr, la sacro-sainte clause de la protection ne signifie pas qu'une retraduction est interdite, juste que les droits acquis par untel le lui resteront pendant soixante-dix ans (en France, hein, parce qu'au Canada l'ami William tombe dans le domaine public en ce moment même où on vous parle). Les éditions Gallimard, propriétaire principal de Faulkner en France (eh oui, puisqu'il s'agit de ça: de propriété – de cheval), peuvent bien sûr, à tout moment, proposer au lecteur français de nouvelles traductions des œuvres de Faulkner. Mais comme, pour l'édition de la Pléiade, elles ne l'ont pas fait, on peut supposer que la chose n'est pas prévue. Précisons quand même qu'elles ont fait "réviser" les traductions existantes, entre autres par l'excellent Michel Gresset. Parce que, hein, tant qu'une voiture roule, à quoi bon en racheter une?
Bien sûr, le problème est tout autre, a-t-on envie de leur dire. Nul n'avance ou n'affirme que les traductions de Coindreau (ou Raimbault) ont fait leur temps ou sont fautives. Personne n'est dupe. La voiture roule, certes, mais nous avons affaire, dans le cas de Faulkner, à une œuvre riche et complexe, c'est-à-dire "pluriel": la densité et le feuilletage de son écriture appellent évidemment une pluralité d'interprétations (au sens gouldien, pas champollionnesque). En outre, ses livres incorporant souvent une dimension orale, il est évident que les solutions linguistiques d'avant-guerre (1934 par exemple pour Tandis que j'agonise) sont marquées par leur temps. Aucune "révision", aussi subtile soit-elle, ne saurait nous réinventer, nous faire rédecouvrir Faulkner. L'idée même de la révision pose problème, car la révision semble considérer telle traduction x comme une matière première amendable à merci, comme si elle devenait, avec le temps, on ne sait quel brouillon susceptible d'améliorations. Mais l'on sait bien qu'il s'agit là d'une économie de bouts de chandelle, économie derrière laquelle se cache, en outre, ce crédo bidon: l'œuvre est unique. C'est bidon, of course, parce que quand Gallimard veut relancer les ventes d'Ulysse de Joyce, une nouvelle traduction est du plus bel effet, qu'on n'hésitera pas à mettre en tête de gondole dans les supermarchés. Bref, l'idéologie pleutre qui veut qu'on ne touche pas aux pierres du panthéon n'a même pas les reins solides. La révision fait juste gagner du temps et du gribiche (pardon: de la thune) et entretient l'idée que ce qui tenait la route peut la tenir encore longtemps. Elle réaffirme surtout ce droit de propriété qui semble avoir été conçu non pour protéger l'œuvre mais pour étoffer les caisses des patrons de zoos. Derrière ses barreaux dorés, l'animal Faulkner est-il vraiment en sécurité?
Le problème n'est évidemment pas là. Une traduction ne devient pas de facto obsolète, ou caduque. Elle "vieillit" ou "s'use" très lentement, imperceptiblement, soit par plaques entières (du fait de l'argot, ou de l'oralité), soit discrètement piquée (un lexique particulier, des tours de phrase). La langue littéraire change – les œuvres sont là pour en témoigner, et pour participer à ce changement. Sans Faulkner, Claude Simon n'existerait sans doute pas. Certes, Faulkner continuera à écrire comme il a toujours écrit, mais la traduction, qui est réinvention, n'a pas son génie immédiat et a tout à gagner d'un régulier recommencement. Non pour proposer au lecteur une "meilleure version", mais pour lui offrir une "autre version" – or il s'agit toujours de ça, en traduction: de l'autre. L'autre du texte, non son frère, son semblable, mais un autre dynamique. Non pas un doppelganger jouant les ombres et le suivant partout, mais une projection, mobile, tenant compte des inclinaisons de la lumière et du relief du terrain. Sinon, la traduction serait appelée à pasticher un état de langue défunt – or Faulkner n'est pas écrit en américain des années 30 mais en faulknérois.
Les éditeurs-propriétaires devraient réfléchir un peu à tout ça. Ils ont la chance de jouir d'un droit de cuissage exorbitant et pourtant n'honorent que fort peu les fleurs de leur gynécée, se contentant de leur racheter des voiles tous les cinquante printemps, et encore. Dois-je vraiment attendre de fêter mes 104 ans pour voir paraître, disons, une nouvelle traduction de Howl de Ginsberg?
Bien sûr, faire retraduire est coûteux. Par exemple une retraduction de Tandis que j'agonise coûterait quelque chose comme… 7000 euros – et bénéficierait certainement d'une aide du CNL. Boudiou! Quelle somme nababoïde! Elle doit correspondre à quelques dîners d'édition où on parle de tout sauf de littérature…
Finalement, la situation est assez cocasse. Pendant des décennies, les éditeurs ont considéré le traducteur comme un sous-fifre. Mais voilà que son travail, ô magie, devient sacré, unique, irremplaçable. Le cochon a accouché d'une perle ! En attendant le dépassement autorisé de cette ironie, relisons ces mots de Faulkner, qui semblent chanter la pluralité des mondes traduits possibles:
"Ils parlaient tous à la fois, et leurs voix insistantes, contradictoires, impatientes, rendaient l'irréel possible, puis probable, puis indubitable, comme font les gens quand leurs désirs sont devenus des mots."