S'il est bien un livre sur Proust et sur La Recherche qui mérite ces derniers temps, parmi la pléthore de publications consacrées à cet auteur, qu'on s'y attarde, c'est bien Proust, roman familial, de Laure Murat, et ce pour plusieurs raisons (au moins vingt par pages), dont les moindres ne sont pas les suivantes: Tout d'abord, l'auteure bat en brèche quelques idées reçues: non, La Recherche n'est pas une description fascinée de l'aristocratie, car elle ne cesse de lever le voile sur sa vulgarité et son ignorance, ses raideurs et ses faux plis; non, La Recherche n'est pas une montagne inaccessible, cent trente heures de lecture ne sont pas le bout du monde, et c'est plus la glose qui entoure Proust qui effraie que l'œuvre elle-même; non, tous les personnages de La Recherche n'ont pas tous un nom imaginaire; et non la littérature n'est pas la vie: c'est la vraie vie.
Cette dernière assertion – qu'on doit à Proust – résonne fort après avoir lu le livre de Laure Murat, car non seulement elle sait de quoi elle parle (elle a lu Proust avec fièvre et finesse), mais elle sait aussi d'où elle vient, à savoir du monde même qu'a décrit Proust dans son grand œuvre. Un monde qu'elle a laissé derrière elle, violemment, en même temps que sa famille et ses privilèges, mais dont elle a gardé en filigrane, en palimpseste, dans sa mémoire, une multitude de souvenirs et de sensations qui rendent sa lecture de La Recherche plus que précieuse. Plutôt que d'épiloguer sur une histoire de transfuge de classe – puisque passer de la noblesse d'Empire à l'amour de la littérature est une opération un peu plus complexe et particulière –, on préférera souligner l'architecture du livre de Laure Murat qui donne l'impression de se promener dans un vaste château (elle-même déploie cette image), où certaines pièces sont décorées par Proust mais commentées par d'autres (ceux qui l'aiment, ceux qui n'aiment pas s'y reconnaître), et d'autres habitées par les spectres à particule que le jeune Marcel admira un temps avant de les poudrer de toiles d'araignée.
L'incessant chassé-croisé entre anecdotes réelles et textes de Proust, entre souvenirs personnels et situations proustiennes, le dialogue tantôt drôle, tantôt poignant, entre la jeunesse de l'auteure et les méandres de La Recherche étoffent d'une vibration supplémentaire notre perception de cette dernière. Oreille absolue, œil impitoyable: Proust, ainsi que nous le rappelle Laure Murat qui entendit et vit, enfant, des saillies et des scènes ayant souvent leur contrepoint dans la partition à la fois rapportée et réorchestrée par celui-ci, s'est voulu sismographe d'une époque et d'un milieu dont il devinait, sous les vrais ors et la fausse insouciance, l'empire grandissant des ruines.
Laure Murat se penche également sur la question sexuelle dans La Recherche, et grâce à d'imprévues découvertes dans les archives de la Police, nous aide à porter un regard neuf sur qui fait quoi, comment, et peut-être pourquoi, dès lors que la maison n'est plus de maître mais close. Car c'est bien souvent de cela qu'il s'agit, dans La Recherche, nous dit-elle: une histoire de genre et de domination, et non pas juste "trop de duchesses" comme l'ont cru autrefois certains premiers lecteurs. Et c'est pourquoi l'auteure, en s'affirmant hors et face à sa caste, en vivant sa sexualité hors le palais de verre de l'hypocrisie aristocratique, peut affirmer, à la fin de son livre, que "Proust l'a sauvée".
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Laure Murat, Proust, roman familial, Robert Laffont 20€