(Je ne devais reprendre ce blog que le 4 mai, mais je me vois dans l'obligation de faire une exception pour le livre de Yann Moix qui sort mercredi chez Grasset. Vous allez comprendre pourquoi…)
Dans son dernier livre, Yann Moix s’est retrouvé au pied d’un sacré Everest
littéraire : comment ne rien dire, mais en faisant du bruit. Sur la
quatrième de couverture, une seule indication le concernant, comme s’il fallait
(le) rassurer : « Yann Moix est écrivain. » Encore heureux,
a-t-on envie de dire, vu qu’on a son livre entre les mains. Mais passons. Ce
«roman » a pour titre Une simple
lettre d’amour, mais on comprend assez vite que cette modestie affichée ne
s’épanchera pas dans les pages de l’ouvrage.
Moix, qui croit que la meilleure défense (de son texte) est l’attaque
(de sa personne), a inventé un personnage de vingt-sept ans (donc pas lui) qui
lui ressemble fortement (donc lui), un quidam odieux qui se traîne lui-même
dans la fange du mépris pour nous éviter d’avoir à le faire. C’est le syndrome
de Cyrano : se moquer de soi pour éclipser les critiques à venir. Un peu
éculé comme procédé, mais il est vrai que c’est un livre où ça écule profond à
chaque page. Visitons donc ce monument qu’est Une simple lettre d’amour.
Un homme a été quitté par une femme. Cet homme écrit à la femme qui l’a
quitté pour lui dire… pour lui dire… euh… oh, des tas de choses, tout ce qui
lui passe par la tête et la queue, depuis les rêves du coq jusqu’aux braiements
de l’âne. Face à l’indigence de ce propos filandreux, Moix a eu une idée botoxique
: injectons du style. Le banal, le fluet, l’ordinaire ? Dzim! Une giclée de
style et hop, ça en jette ! Mais c’est quoi exactement, le style-Moix ? On
peut distinguer quatre ressorts dans son écriture-zébulon :
1/ Le style-Moix est assertif. Il est bon d’assener, que ce soit des
vérités, des lapalissades, ou des âneries.
L’aplomb pallie à merveille le pertinent. En plus, ça permet d’utiliser un
verbe rare, comme le verbe « être ». Donc, d’entrée de jeu, Moix
définit à tire-larigot :
« L’événement est
toujours victorieux du monde. » (La philo pour les nuls…)
« L’amour, c’est de
l’infini qui se rétracte. » (Quasi quantique, ça…)
« L’amour est la seule
chose qui vaille de naître. » (Ce que disait bien mieux Delly…)
« La solitude c’est être soustrait à la compagnie d’un
seul. » (Elémentaire, voire primaire.)
« Tout est toujours
compliqué, alambiqué, dans les sentiments. » (Musso, sors de ce corps !)
« L’amour est plus
méchant que la guerre, puisque la guerre consiste à faire du mal à ceux que
l’on n’aime pas. » (C’est vrai que la guerre c’est méchant, et qu’il y a
pire.)
« Le temps est la
douane des comédiennes. » (Ça doit être une contrepètrerie…)
« Le mariage est un
nid d’hypocrites. » (Œuf course.)
« Le sexe est
chronophage. » (Penser à établir une liste des activités qui ne sont pas
chronophages…)
« L’amour est une
fabrique de lendemain. » (Cupidon, syndique-toi !)
On reste pantois devant la rutilante vacuité de ces assertions, cette
façon de persiller d’aphorismes un texte par ailleurs indigeste qui s’époumone
à cioraniser tout en s’efforçant de proustifier par à-coups. Mais l’auteur a
pris soin de disqualifier lui-même l’emphase niaiseuse de ses envolées
pintadines, puisqu’il déclare quinze pages avant la fin : « c’est ce
genre de phrases définitives et définitivement creuses qu’il faudra que je
veille à éviter dans mes livres. » Veiller
à éviter : vœu pieu qu’on veillera à ne pas prendre au sérieux. Si
j’étais Moix, tant qu’à faire, j’éviterais même de veiller. J’irais me coucher
de bonne heure.
2/ Le style-Moix se veut raffiné mais trash. Profond mais truculent. Hélas,
il peine à être autre chose que fat et incongru. Quand les eaux manquent de
profondeur, il convient de les troubler, n’est-ce pas, en plus ça tombe bien,
ce texte a de la vase à revendre. Cette « lettre d’amour » s’annonçait
« simple » ? Qu’à cela ne tienne ! On va engraisser les
images, saturer les comparaisons, et tant pis si ça provoque des hoquets de
rire nerveux chez le lecteur. Ici, on n’est pas « enfermé dans une vie de
couple », on est « forclos dans une secte bicéphale » (p.18), ce
qui en jette un max. Doit-on
chanter l’exaltation ? Dans ce cas, attention, car « l’élan ne permet
pas le parpaing » (p.23). Certes, et le caribou interdit la brique, je
suppose. Le bonheur est-il fragile ? Pis que ça : il « ne cesse
pas de ne jamais arriver » (p.25), ce qui doit vouloir dire qu’il se fait
prier ou un truc dans ce genre. Chercher l’aimée dans la rue ? Allons
donc ! Il vaut mieux « humer l’éventualité de [sa] présence »
(p. 36). Les larmes ? Ce sont, tenez-vous bien, les « poèmes du
corps » (p.57) – là, respect, d’autant plus que les poèmes auraient tout
intérêt à être également les larmes de l’âme ; bon, je dis ça, je dis rien.
La lettre que le narrateur écrit est à la fois « lyrique » et pleine
de « franc-parler », c’est donc qu’elle ressemble à… une « nef
taguée ». Une quoi ? Une « nef taguée » ? Oui. Pas une
arche peinturlurée, hein. Perso, je reprendrais bien une tranche de neftagué,
ça m’a l’air goûtu. Craint-on soudain de perdre de vue l’aimée ? C’est
alors la panique qui monte, et qui monte « par morsures d’acide en reflux,
comme une brûlure bue à l’envers ». Boire une brûlure à l’envers, voilà
qui requiert une certaine souplesse. Envie de se taper une nouvelle nana ?
Alors il vous faut du « coccyx impénétré » – histoire de gagner au
Scrabble et de faire la nique à Mallarmé ? On ne sait pas. Doit-on se
taire ? Non, il convient de se « carapater dans un silence
implacable » – même Zeller ne l’a pas osée, celle-là. La baise ?
C’est une « mise à mort, mais à l’envers » – euh… une… mort à
mise ? Je vous ai gardé le meilleur pour la fin – souhaite-t-on se
pencher sur le passé ? C’est très simple, vous allez voir :
« Par une opération rétrospective de la mémoire, j’opère une
lecture téléologique, déterministe des tout premiers instants. »
Vous ne direz plus désormais « se souvenir » mais effectuer « une
opération rétrospective de la mémoire ». Bienvenue à Pignouf-Land. (C’est
vrai qu’une mémoire prospective, c’est plus cher.)
3/ Le style-Moix c’est aussi une tentative désespérée pour philosopher
dans la semoule. Ainsi, pour alléger son tourment, le narrateur se contente de
« considérer le présent comme un passé qui eût dû avoir lieu en
son temps, mais en avait été empêché ».
Là, je crois que même le petit père Heidegger sèche. Ce qui compte
surtout pour Moix, c’est de refiler une patine littéraire à certaines
évidences, quitte à singer la pensée proustienne :
« Les êtres que nous revoyons longtemps après que nous les avons
aimés ne coïncident jamais avec l’image que leur absence a fini par imprimer
dans notre imagination. »
Ça pourrait presque passer, mais très vite on retourne au pays magique
de Galimatias, où paradent des énoncés aussi exotiques que celui-ci :
« Les saisons sont des ondulations pétrifiées qui se succèdent, à
l’allure du chinook, pour mieux permettre à quelque chose de ne jamais
bouger. »
Pauvre chinook, que n’es-tu resté dans les vallées du Missouri au
lieu de t’en aller souffler dans les pages de ce pensum ! Forcément, au bout
d’un moment, la phrase finit par enfler et flatuler d’abondance :
« Quand bien même je jouirais dans d’uniques entrailles, que mon
imagination m’irait faire jouir plus loin. »
Ah que je suis pas sûr de comprendre. Pourtant, on sent de louables
efforts pour se faire comprendre :
« J’ai contaminé à jamais ton futur où je te condamne à te rappeler
que notre amour fut. »
C’est sans doute vrai, mais j’ai envie de nuancer et de dire :
« A condition d’analyser que l’absolu ne doit pas être annihilé
par l’illusoire précarité de nos amours et qu’il ne faut pas cautionner l’irréalité
sous des aspérités absentes et désenchantées de nos pensées iconoclastes et
désoxydées par nos désirs excommuniés de la fatalité destituée, et vice et
versa. »
Arf. Merci les Inconnus. Heureusement, Moix sait aussi abaisser ses
fulgurances métaphysiques à notre niveau moléculaire, ce qui nous permet d’entrevoir
le sens de la phrase suivante :
« S’arracher à la vie, pour entrer sous une dalle, est une chose
qui ne devrait regarder que les vieillards ».
Reconnaissez que ça a quand même plus de classe que si on
disait : « La mort c’est plus pour les vieux. » Parfois, le
style lui aussi crève la dalle…
4/ Enfin, le style-Moix, c’est une certaine conception de la vie, de
l’amour (et des raviolis, tant qu’à faire). En gros : La passion amoureuse
s’émousse. L’usure s’installe. L’ennui l’emporte. La peau pèle. Mais c’est
normal, pas d’inquiétude. C’est parce que le mâle est veule et lâche. C’est dit
au début du livre, et du coup ça permet de se lâcher. Mais Moix a beau chanter
l’amour comme s’il participait à l’Eurovision de la littérature, il n’est
pas dupe : les femmes vieillissent. D’abord « nacrée », l’aimée
devient vite « démise », puis « désuète ». C’est la
dégringolade : « Humiliée, docile, tu ne choisiras plus tes
hommes ; ce sont eux qui, comme on visite une fausse adresse, viendront te
consommer sans lendemain. » Le narrateur préférerait « une femme au
ralenti » – sans rides, quoi. En plus, il a de l’expérience en matière de
femmes, car il a baisé tout ce qui bougeait, et même ce qui ne bougeait pas,
si ça se trouve. Il s’est tapé « des petits rats et des grosses
cochonnes, des négresses au sang salé, des juives enculables, des Arabes à
pipes ». Eh-oh, pas de panique, hein, c’est juste de la provo, et on voit
mal pourquoi Houellebecq serait le seul à broder dans la fange. Et puis c’est
le narrateur qui parle, je vous le rappelle (demandez à votre mémoire de faire
une opération rétrospective, que diable !), pas Moix. Non mais.
Bref, le monde est mal fait pour notre héros. Lui qui ne pense qu’à
niquer – et à niquer des jeunettes, hein, pas une « masse avachie ;
ronflante, vieillie par mon rassasiement », voilà qu’il ressent un cruel
décalage dès qu’il consomme ses « proies » :
« Elles étaient gourmandes de cravache et de sperme, de poubelle
et de frénésie, d’urine et d’hématomes et d’orgasmes. J’eusse mille fois
préféré leur lire mes textes, évoquer Virgile, j’en passe. »
Oui, passe, ça vaut mieux. Laissons les gondoles à Venise et Virgile à
Broch, si vous le voulez bien. D’autant que le narrateur nous avoue au final
qu’il a « peur de [se] retrouver seul, harcelé par des moches ». Ah,
les moches, quel calvaire pour un être à ce point épris de beauté, un être qui
ne pense qu’à disserter sur Ponge, à défoncer des coccyx, et se demande comment
son ex fait pour vivre « sans gros roman à bâtir ».
Comme le dit le narrateur à la page 139 : « Je ne sais pas
quoi ajouter. » Pourtant, il faut conclure, et peut-être nuancer cette
critique un tantinet négative. Disons donc que le « roman » de Moix n’échoue
pas complètement dans ses objectifs, dans la mesure où le narrateur
« aimerait qu’on réhabilite le ridicule ». C’est chose faite, il me
semble, même si on est au-delà de la réhabilitation, et qu’il convient dans le
cas présent d’employer le terme de consécration. Certains franchissent le mur
du son, d’autres inventent le fil à couper le beurre. Yann Moix, lui, pénètre
en force le coccyx tagué de la littérature chronophage. Vous en doutiez ?
Pourtant, c’est écrit vert sur jaune au dos du livre : Yann Moix
est écrivain. Mais bon, c’est pas toujours celui qui le dit qui l’est.
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Yann Moix, Une simple lettre
d’amour, éd. Grasset, 143 pages, 12,90 € – en vente dans toutes les
boutiques de farces et attrapes.