Le bilinguisme peut conduire à d’étranges conclusions. Par exemple, il
permet à Luba Jurgenson d’avancer que le syndrome de Sevran-Beaudottes se
manifeste de façon exemplaire dans la langue polonaise. Cette assertion vous
semble obscure ? Lisez donc Au lieu
du péril, son dernier ouvrage paru aux éditions Verdier, et la chose vous
paraîtra très vite limpide.
Dans ce livre, l’auteur – écrivain traductrice,
co-directrice avec Anne Coldefy-Faucard de la collection « Poustiaki » chez Verdier – s’interroge sur le va-et-vient entre deux langues, en l’occurrence le russe et
le français. Née en Union soviétique, Luba Jurgenson a quitté jeune la terre et
la langue qui l’avaient vue organiser le monde des mots et des choses ;
s’étant réinventée en France et surtout en français, elle a fait de son
bilinguisme acquis l’atout d’une vie consacrée à l’écriture (d’abord en russe,
puis en français) et à la traduction (on lui doit Gontcharov, Chalamov…).
Quiconque s’intéresse à la traduction lira ce livre crayon à la main et lumière dans les yeux,
tant les intuitions y sont pertinentes et lumineuses. Quiconque s’intéresse à la
langue y fera moisson d’expériences fortes et pertinentes. Et si vous avez un
corps, ma foi, ce livre vous parlera d’autant, car il relate avec modestie et
perspicacité le voyage incessant que fait un corps entre deux langues. Comment
naît-on dans une langue ? Comment naît-elle en nous ? Y a-t-il une physique du balbutiement? Luba Jurgenson
a éprouvé dans ses gestes le passage d’une langue à une autre et rend compte aussi
bien de l’entre-deux vertigineux qui pousse parfois à adopter le silence que de
la gymnastique inconsciente qui se produit dans notre cerveau. Avec les écrits
de Georges-Arthur Goldschmidt (et ceux George Steiner), c’est sans doute un des
textes les plus précis et les plus vivants sur l’apprentissage de la langue
comme géographie mentale et purgatoire sensoriel. Le parcours de l’auteur, fait
de brisures et de superpositions, d’absences et de retours, éclaire à merveille
le sens d’une vie vouée au langage.
Concernant la traduction, Jurgenson a compris depuis longtemps que la
langue nous écrit autant que nous l’écrivons. Traduire, c’est souvent lire, ce
qu’elle explicite parfaitement à propos du fameux « premier
jet » :
« Je convoque mon aiguilleur mental. L’écriture du premier jet n’est donc rien qu’une lecture, qui peut être plus littérale ou plus élaborée, c’est une question de réglages de vitesse. Je peux choisir de rester plus près du texte initial – et donc, d’aller plus vite – ou de rechercher d’emblée une restitution lus proche de l’autre rive. Ce qui ne présage en rien du résultat final. A ce stade du texte, je ne le vois pas, je suis à l’intérieur, au plus près de la situation de passage, dans ce passage. »
Et d’exposer quelques lignes plus loin ce phénomène inéluctable :
« Plus je vise un premier jet abouti, et plus la tension est grande, je me fais simple auxiliaire du texte : envahie. Dans sa forme extrême, cette tension conduit à mon exclusion totale : le texte me possède alors si complètement que ‘je’ n’y suis plus – il m’a remplacée. »
Bref, un état proche de la transe – transe, transition, passage :
traduire c’est, comme écrire, se faire un corps autre au sein d’une langue.
Larguer les amarres du ‘je’ et, pour reprendre l’exceptionnelle expression de
Luba Jurgenson, « s’ingénie à se manquer à soi-même ».
En 120 pages, l’auteur parvient à « raconter un incendie avec du
feu » – autrement dit à faire parler dans et par la langue ce qui se joue
dans le mouvement de navette qu’opère quiconque traduit – que ce soit dans sa
vie quotidienne, face aux objets, aux souvenirs, au plus profond de ses émois ou
dans ses expériences de lecture, au cours de l’acte de traduire et à même la
respiration d’être.
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Luba Jurgenson, Au lieu du péril, éd. Verdier, 13€50
ouah quel billet !
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