vendredi 19 septembre 2014

Raconter l'incendie: Jurgenson entre deux langues

 
Le bilinguisme peut conduire à d’étranges conclusions. Par exemple, il permet à Luba Jurgenson d’avancer que le syndrome de Sevran-Beaudottes se manifeste de façon exemplaire dans la langue polonaise. Cette assertion vous semble obscure ? Lisez donc Au lieu du péril, son dernier ouvrage paru aux éditions Verdier, et la chose vous paraîtra très vite limpide.
 Dans ce livre, l’auteur – écrivain traductrice, co-directrice avec Anne Coldefy-Faucard de la collection « Poustiaki » chez Verdier – s’interroge sur le va-et-vient entre deux langues, en l’occurrence le russe et le français. Née en Union soviétique, Luba Jurgenson a quitté jeune la terre et la langue qui l’avaient vue organiser le monde des mots et des choses ; s’étant réinventée en France et surtout en français, elle a fait de son bilinguisme acquis l’atout d’une vie consacrée à l’écriture (d’abord en russe, puis en français) et à la traduction (on lui doit Gontcharov, Chalamov…). 

Quiconque s’intéresse à la traduction lira ce livre crayon à la main et lumière dans les yeux, tant les intuitions y sont pertinentes et lumineuses. Quiconque s’intéresse à la langue y fera moisson d’expériences fortes et pertinentes. Et si vous avez un corps, ma foi, ce livre vous parlera d’autant, car il relate avec modestie et perspicacité le voyage incessant que fait un corps entre deux langues. Comment naît-on dans une langue ? Comment naît-elle en nous ? Y a-t-il une physique du balbutiement? Luba Jurgenson a éprouvé dans ses gestes le passage d’une langue à une autre et rend compte aussi bien de l’entre-deux vertigineux qui pousse parfois à adopter le silence que de la gymnastique inconsciente qui se produit dans notre cerveau. Avec les écrits de Georges-Arthur Goldschmidt (et ceux George Steiner), c’est sans doute un des textes les plus précis et les plus vivants sur l’apprentissage de la langue comme géographie mentale et purgatoire sensoriel. Le parcours de l’auteur, fait de brisures et de superpositions, d’absences et de retours, éclaire à merveille le sens d’une vie vouée au langage. 

Concernant la traduction, Jurgenson a compris depuis longtemps que la langue nous écrit autant que nous l’écrivons. Traduire, c’est souvent lire, ce qu’elle explicite parfaitement à propos du fameux « premier jet » :
« Je convoque mon aiguilleur mental. L’écriture du premier jet n’est donc rien qu’une lecture, qui peut être plus littérale ou plus élaborée, c’est une question de réglages de vitesse. Je peux choisir de rester plus près du texte initial – et donc, d’aller plus vite – ou de rechercher d’emblée une restitution lus proche de l’autre rive. Ce qui ne présage en rien du résultat final. A ce stade du texte, je ne le vois pas, je suis à l’intérieur, au plus près de la situation de passage, dans ce passage. »
Et d’exposer quelques lignes plus loin ce phénomène inéluctable :
« Plus je vise un premier jet abouti, et plus la tension est grande, je me fais simple auxiliaire du texte : envahie. Dans sa forme extrême, cette tension conduit à mon exclusion totale : le texte me possède alors si complètement que ‘je’ n’y suis plus – il m’a remplacée. »
Bref, un état proche de la transe – transe, transition, passage : traduire c’est, comme écrire, se faire un corps autre au sein d’une langue. Larguer les amarres du ‘je’ et, pour reprendre l’exceptionnelle expression de Luba Jurgenson, « s’ingénie à se manquer à soi-même ».

En 120 pages, l’auteur parvient à « raconter un incendie avec du feu » – autrement dit à faire parler dans et par la langue ce qui se joue dans le mouvement de navette qu’opère quiconque traduit – que ce soit dans sa vie quotidienne, face aux objets, aux souvenirs, au plus profond de ses émois ou dans ses expériences de lecture, au cours de l’acte de traduire et à même la respiration d’être.

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Luba Jurgenson, Au lieu du péril, éd. Verdier, 13€50

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