vendredi 31 août 2012

La fée Pireyre


Emmanuelle Pireyre aime poser des questions. Se poser des questions, nous poser des questions. Pour ce qui est des réponses, elle a mieux à faire, les réponses finissent par venir d’elles-mêmes, même déguisées, même autres. Son précédent livre s’intitulait Comment faire disparaître la terre ? et, dans le nouveau, Féerie générale, elle bâtit son « roman » en sept autre questions, chacune étant une chouette grenade à fragmentation, puisque nous vivons dans un monde qui, quoique global, est fichtrement parcellé. Comment laisser flotter les fillettes, comment habiter le paramilitaire, comment faire de le lit de l’homme non schizoïde et non aliéné, le tourisme représente-t-il un danger pour nos filles faciles (bon, là, la réponse est : oui), Friedrich Nietzsche est-il hala, comment planter sa fourchette et enfin comment être là ce soir avec les couilles et le moral ? Ça fait pas mal de problématiques, mais pour Pireyre, les problématiques sont comme des dioramas : avec le bon recul et la bonne paire de lunettes, vous voyez ce qu’ils représentent et surtout ce qu’ils ne disent pas. Du coup, l’auteur fait plusieurs choses en même temps : elle raconte, elle commente, elle se souvient, elle essaie, elle doute, elle interroge, elle expose, et surtout : elle dispose. Disposition : un terme qui, par sa polysémie, rend assez bien compte du travail de fourmi-titan auquel se livre Emmanuelle Pireyre. Selon sa disposition d’esprit ; selon la disposition des objets étudiés ; en disposant à sa guise. Le lecteur de ce blog aimerait peut-être savoir de quoi parle Féerie générale, et on pourrait lui répondre assez facilement en recopiant verbatim la totalité de Féerie générale, sauf que ce livre est un peu plus grand à l’intérieur qu’à l’extérieur. Pireyre parle de plein de choses, avec la décontraction (et, mine de rien, la rigueur) d’un Vollmann, l’esprit d’escalier et de débrayage d’un Arno Schmidt, naviguant à vue dans une liberté de composition qui est légèreté, subtilité, ironie, distance, tendresse.
Disons, pour entrer dans le vif, que l’auteur bâtit des microfictions à partir d’éléments aussi simples que saugrenus, puis « décroche » — oui, comme quand un cycliste décroche, quitte son orbite pour tenter une percée, ou se faire la belle, robinsonner. Evidemment, nul dilettantisme ici. Pireyre a ses petites obsessions, fait fonctionner ses petits moteurs annexes, ne perd pas de vue ses petites cibles mouvantes. Elle peut vous analyser un crash financier tout en se livrant à une typologie des baisers sans pour autant perdre de vue l’évolution d’un site sur les pokemon ou s’enfoncer dans les arcanes de l’invention de la fourchette. Branchée sur les flux les plus tendues des tendances actuelles, ingérant les sociolectes comme si c’étaient des bonbons contre la toux mentale, elle trimballe le lecteur où elle veut, à petits coups d’accélérateur, déroulant ici le menu à options d’une vie contrariée, nuançant les opinions comme si c’étaient des couleurs primaires, parlant hijab, pingouin et allocation brésilienne avec la décontraction d’une étoile filante qui a d’autres galaxies à fouetter.
Au final, une fois le livre refermé (mais on n’est pas sûr de savoir le renfermer tant il est aéré, voire aérien), on a l’impression d’avoir assisté, et même participé, à l’élaboration d’une cure de jouvence intellectuelle, comme si Swift et Sterne avaient installé les tréteaux, et que la scène, à peine installée, se révélait en tous points conformes à l’idée folle que nous nous faisons du monde si d’aventure nous devions en expliquer les dysfonctionnements à un extra-terrestre. Reconnaissons-le : voici un livre qui est comme l’aile du papillon, sauf que bien sûr, et c’est là sa ruse ultime, le séisme déclenché a lieu ici même, à chaque page: le séisme est le papillon. Et puis il était temps que quelqu’un parle du baiser dans Ordet et des cascades de glaces (qui ne peuvent constituer un mur infranchissable).
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Emmanuelle Pireyre, Féerie générale, éd. de l’Olivier 

jeudi 30 août 2012

Richard Millet ou le chou blanc

Richard Millet crée une violente polémique avec un pamphlet de trop, un éloge qui dérange. Une abjection de trop? Va-t-il devoir quitter Gallimard? Bref, le nouveau réactionnaire, à la fois écrivain mal aimé et pestiféré des lettres, suscite le scandale en faisant l'abjecte apologie des crimes d'Anders Breivik et va  de plus en plus loin dans la provocation, provoquant la polémique avec cette nouvelle provocation, suite à cet éloge qui embarrasse.
Voilà, en résumé, et en reprenant verbatim les termes relevés dans la presse, le sentiment (général) suscité par la parution du dernier livre de Richard Millet (il en publie par ailleurs deux autres simultanément). Preuve qu'on peut encore s'étonner des écrits d'un homme qui se présentait à la télévision comme «Français de souche, catholique, hétérosexuel, hanté par la question nationale». Pierre Assouline, dans son billet paru hier, s'efforce de mettre à plat les propos de Millet plutôt de de participer à ce que l'auteur de Langue fantôme se délectera d'appeler (comme à chaque fois) une "curée". L'écrivain et éditeur Yves Pagès, lui, préfère y aller d'une "dédicrasse" enlevée et sans appel.
Personnellement, je bénéficie de l'immense privilège de n'avoir pas encore lu ce texte d'une quinzaine de pages, appendice à un constat désabusé (on s'en doute) sur la littérature actuelle. Je pourrais bien sûr le lire. Mais pourquoi le ferais-je?
Pour vérifier que ce "Français de souche, catholique, hétérosexuel, hanté par la question nationale" qui s'inquiète d'être le seul Blanc dans le RER écrit, si ça se trouve, des choses bêtes? Pour vérifier qu'il écrit des choses, si ça se trouve, pas si bêtes que ça ? Mais où irais-je puiser en moi l'envie – l'idée ! – d'aller vérifier qu'un éloge des crimes d'Anders Breivik, écrit par quelqu'un se prétendant à la télévision "Français de souche, catholique, hétérosexuel, hanté par la question nationale" (et s'inquiétant d'être le seul Blanc dans le RER) peut, si ça se trouve, m'intéresser ? Où irais-je puiser en moi le désir de vérifier que cet éloge n'est pas, si ça se trouve, une apologie d'un crime fasciste comme on le pressent hâtivement, mais, si ça se trouve, une posture esthétique suscitée par le gros chagrin née du déclin des valeurs occidentales (les Croisades?) et de la perte (blanche?) de l'identité nationale ?
Je bénéficie en outre de l'immense privilège, pardon, du triste avantage d'avoir déjà lu des écrits de Richard Millet (n'oublions pas qu'il est persuadé d'être le plus détesté des écrivains français et déplore de n'être pas assez lu). Où irais-je puiser en moi, français de souche métèque, athée et non-homophobe, hanté par la question départementale (= payer mon loyer parisien), l'envie, le désir, l'idée de lire jusqu'à plus soif les écrits de Richard Millet? Où irais-je puiser en moi la motivation nécessaire pour me pencher sur cette quinzaine de pages, venant après quelques centaines d'autres, où je sais que le martyr Millet va me bassiner avec "le chant de la Kalachnikov" après s'être épandu sur la médiocrité de la littérature pan-nationale (qui ne devrait pas être si médiocre que ça, au final, puisque lui-même est en charge de sa régulation chez Gallimard et permet donc de rétablir l'équilibre)? Où irais-je puiser l'audace (ou la bêtise) d'aller vérifier que, si ça se trouve, Millet est peut-être, à sa façon, un nouveau Céline? Où irais-je puiser la curiosité suffisante à la découverte de ce coup médiatique, alors même que je n'arrive toujours pas m'intéresser à la question de savoir si, oui ou non, Jean-Claude Delarue est mort?
Je dois rater quelque chose. Je vais rater quelque chose. Mais quoi? Un raté? Un raté, non pas au sens socialement méprisant du terme, mais au sens automobilesque: quand l'inerte tuyau vide, par lequel le moteur déficient pulse son gaz vicié, lâche un petit pet sonore que, de loin, on prend pour la détonation (le chant?) d'une arme dont on espère qu'elle ne vise que la tempe de celui qui, dépit oblige, s'amuse, si ça se trouve, à la manipuler.



mercredi 29 août 2012

Un éléphant en enfer: souvenirs de Treves


Le film éponyme de David Lynch est si célèbre qu’on ne peut bien sûr aborder le récit authentique de Treves qu’en comparant et retranchant, décalant et superposant. On peut donc le lire pour saisir le travail d’adaptation cinématographique auquel s’est livré le réalisateur. Chercher Lynch en creux, dans les ombres portés du récit pas si clinique que ça établi par Treves. Comprendre quel ressort narratif manquait à la peinture. Voir l’image sous la rumeur liquide des mots, comme une pierre qui prend forme et consistance quand les eaux se figent un instant. Mais on peut aussi le lire dans sa formidable démarche empathique. Quand Treves découvre Merrick, il est maître de conférences en anatomie à la faculté de médecine du London Hospital. Sa fascination pour l’être éminemment difforme qu’est Joseph Merrick (si difforme que Treves l’altère à son tour et le prénomme John) ne reste pas longtemps d’ordre purement étiologique ou curative. Très vite, le bon monsieur Treves découvre que le déterminisme est une loi mais pas une vengeance. La vie, si dure qu’elle ait été avec Merrick, n’a pas fait de lui un pur paria dégénéré, bien au contraire, elle a levé en lui des poussées d’angélisme, et pour se maintenir à flot malgré les apparences l’homme-éléphant est parvenu à « devenir » :
« Soumis à l’épreuve du feu, il en était sorti l’âme intacte. »
Dès lors, le médecin n’a de cesse de sociabiliser l’ancien monstre de foire, en lui faisant rencontrer toutes les sommités mondaines de la ville, jusqu’à la reine. Comme si la fréquentation du gratin était garantie d’extase. Comme si frôler l’excellence sociale était le seul rempart contre une laideur qui, bien malgré elle, ne renvoie qu’au plus extrême dénuement humain. Treves a-t-il exploité Merrick, à l’instar de son tourmenteur/bonimenteur Norman, dans un but autre mais tout autant désavouable ? Ce paradoxe, que Lynch a bien sûr mis en scène, n’est qu’apparent. En soumettant Merrick à l’épreuve non plus du feu (des dégouts) mais de l’eau (de la compassion), le médecin bienfaiteur cherchait-il à se prouver quelque chose ? A (se) prouver que la bonté d’âme est un fait de culture, ce que le siècle où ils évoluent dément à chaque pulsation de la machine industrielle ? Mais nous ne pouvons rien savoir des conflits et résolutions à l’œuvre dans la cervelle du praticien, de même que nous sommes inaptes à pénétrer la psyché de Merrick, qu’on ne peut qu’imaginer innocent, angélique, puisque victime, otage. En revanche, un indice nous est donné, qui peut nous aider à mieux saisir l’intellect du monstre rédimé : son appréhension du théâtre. Après les représentations, il se demande ce qu’il est advenu de tel ou tel personnage. Car pour lui, la représentation dramatique du monde n’a pas de fin. Il n’y a pas de conclusion à la joie ou à la peine, car lui-même est passé des ténèbres aux lumières, de la souffrances aux plus soyeux égards. Et le lecteur de découvrir, comme dans le film de Lynch, un freak se pomponnant et se parfumant, comme si l’humanité n’était qu’une odeur de sainteté dont a besoin notre charogne pour éviter le délitement total.
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Frederick Treves, Elephant Man, éd. du Sonneur, traduit et postfacé par Anne-Sylvie Hommassel

mardi 28 août 2012

Soap primordial: Pacôme is back

Alléluia ! 

Le premier roman de Pacôme Thiellement, Soap Apocryphe, vient de sortir aux éditions Inculte. 

On le lit très vite (mais là on vient de tomber dans Tanguy Viel, alors on est encore sous le choc). On vous parlera aussi bientôt de son essai sur Nerval, L'Homme-électrique

En attendant la déferlante Thiellement, voici ce que l'éditeur nous dit du livre de sieur Pacôme:

"Un petit groupe de jeunes intellectuels travaille à l’édition d’un livre apocryphe ­intitulé Contre ­Clément démontrant comment Jésus devenu vedette a imposé le christianisme grâce au star-system. En parallèle, Pauline Jacques, l’ex-petite amie de Léon Tzinman, l’un des exégètes, comédienne de son état, entame une irrésistible ascension et devient maîtresse du monde.
Soap apocryphe est le premier roman de Pacôme Thiellement, écrivain, journaliste et réalisateur français, connu pour ses essais mêlant culture pop et philosophie (Les Mêmes Yeux que Lost, Tous les chevaliers sauvages, sur l’épopée d’Hara Kiri). Un texte drôle, érudit, critique acerbe du pouvoir de la célébrité, un Umberto Eco à la mode pop."

Et en prime, voici un extrait:

« En l’an 30, à Jérusalem, ou s’approchant. Après être revenu d’entre les morts, un certain Jésus-Christ – plus connu à l’époque sous le sobriquet drolatique de Pet d’Âne – avait épaté la gale­rie en tenant quarante jours dans une espèce de corps astral, gluant, glissant, collant, bâclé à la 6-4-2 par son Père pour asseoir son succès d’estime auprès de son petit cercle de fans. Un pigeon épileptique chut en flèche sur ses potes et ils se piquèrent de parler en langues. “C’est fou comme ça marche, ce genre de conneries”, pensa la bande à Jésus quand elle vit le Christ-Club passer de onze personnes à trois mille. Simon-Pierre, le manager du groupe, ­cigare au bec, flairant la bonne affaire, prit instantanément les choses en main et décida d’apporter la news aux autres kabirous disséminés sur le continent. Les jurés de la Sainte Académie commencèrent leurs tournées de pop stars. »

A signaler une chouette rencontre en librairie, au Monte-en-l'air (71 rue de Ménilmontant, à Paris), le mardi 4 septembre:

A l’occasion de la sortie de Soap Apocryphe le premier roman de Pacôme Thiellement aux éditions Inculte, Le Monte-en-l’air n’est pas peu fier d’accueillir l’auteur le mardi 4 septembre. A cette occasion, Laure Limongi fera parler l’artiste et The Umbilical Chords nous offrira un concert.

A suivre, donc…

lundi 27 août 2012

Au tour de Candré


Pour entrer en littérature, il ne suffit pas de tuer le père, il faut parfois aussi ressusciter la mère. La tentation biographique n’a de sens que si elle dépossède l’ego, hors toute entreprise de salvation, dans la panique quasi animale qui s’empare du souvenir. Avec Autour de moi, premier livre publié, Manuel Candré tient le journal délité d’une enfance, où tout ce qui respire se double violemment de tout ce qui crève. Le grand-père, la grand-mère, le père, la mère, la chienne, le narrateur : une tribu nocive et furieuse, avec ses douceurs improbables, ses chutes et récidives, rameutée par Candré dans une anti-fresque dédiée aux « figures de l’absence ». L’auteur devient un œil qui se voit et se revoit, non pour mieux se connaître, mais pour s’écarquiller et, dans l’orbe de sa vision, apercevoir les autres, ces protecteurs que la mémoire sait peccables, lâches, faibles, voire tortionnaires. Le récit est âpre et la langue attentive aux écorchements. La virgule s’absente parfois, tel un luxe refusé, afin de mieux prendre en défaut le souffle. Le récit est au présent, comme le souvenir, qui cherche à contenir la douleur dans le recommencement et tient pour actuel ce qui a été. Il y a des coups, des cris, des larmes, des bouquets de rage qui n’en finissent pas de fleurir, mais également des épiphanies, chétives, certes, mais tenaces, car l’enfance, même tourmentée et bafouée, sait attendre l’âge adulte pour ne pas tout brûler.
Candré aurait pu se contenter de peindre et démolir, par touches sèches et ressenties, ce passé tout en failles et ruptures, dire seulement ce que retranche la mort et ce qu’accumule la violence, mais sa langue le porte au-delà, et parvenu à la page 66, il me semble que le livre bascule, s’affranchit de la vindicte du souvenir pour revenir sur ses pas, repasser par les mêmes déchirures, mais avec une énergie différemment reconstituée :
« La frustration à ce point-là ça rend dingue le sentiment qu’on est promis à autre chose forcément et qu’on ne lève pas, ne serait-ce que le petit doigt, pour sortir de l’ornière et qu’au contraire par l’inertie ou la rage tournée on s’enfonce un peu plus à chaque coup de manivelle. Parce qu’on refuse le labeur parce que ça signifie qu’on est laborieux et tout le corps mû par quoi on ne sait pas refuse d’être collé à la terre, ce corps il veut voler il rêve à voler tout le temps mais il ne sait pas donner l’impulsion car rien que ça c’est la fin des illusions par un retour de gravité. »
Dans un bruit de rocailles, en déponctuant de plus en plus son approche, l’auteur, clairement, vient de faire sauter un verrou, de chair ou de sens, on ne sait, mais la page vibre autrement, désormais. L’expression « autour de moi » a changé de valeur. On passe de la simple circonvolution (spéculaire, fragmentaire, faussement impressionniste, tragiquement lacunaire) à quelque chose qui se veut vertige, mais vertige dynamique, tournis musclé. Le tour de moi, comme le tour d'écrou, ou de magie. Candré, alors, fait de l’oripeau naturaliste (dans son illusion) un voile à déchirer plus savamment – un regain surgit, les valeurs foncent. Le changement est imperceptible mais ses conséquences, il me semble, capitales pour l’auteur. Les scènes se rejouent, la mort est revisitée, et l’anneau mnésique peut alors se refermer sur le « je ». On en dira pas plus sur le finale du livre, qui révèle sans détour que l’animal sans cesse crevé autour duquel tourne le récit est avant tout le silence. Silence au cou enfin tordu, avec ce premier livre étonnamment strangulatoire.
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Manuel Candré, Autour de moi, éditions Joëlle Losfeld, parution le 30 août

dimanche 26 août 2012

Zeller: de rien


On me reproche parfois, dans mon traitement de la chose littéraire, de me livrer à des jugements à l’emporte-pièce, à des critiques gratuites, voire de céder au quolibet au détriment de l’analyse rigoureuse, et je dois bien avouer qu’il y a une part de vrai là-dedans, tant la tentation de railler plutôt que de décortiquer est grande. Il urgeait donc de renoncer à la facilité des moqueries pour s’engager sur l’ardu sentier de la critique argumentée (mais bon, faudrait pas non plus que ça devienne une habitude, hein).
Nous allons donc nous pencher vaillamment sur un petit bijou mal ciselé, une œuvrette modeste par la taille quoiqu’ambitieuse par le propos, je veux parler du nouveau roman de Florian Zeller, La Jouissance, sous-titré non sans panache « un roman européen ». Nous passerons assez rapidement sur l’histoire narrée, cette dernière étant visiblement calquée sur deux millions de livres déjà existants. Jugez par vous-même : Nicolas et Pauline se rencontrent, s’aiment, emménagent, conçoivent, déménagent, s’engueulent, se trompent, accouchent, se quittent. La banale orthodoxie du propos ne doit pas cependant nous amener à rejeter ce livre. Il ne s’agit là que d’une trame, usée, certes, voire patinée, mais bon, la littérature en a vu d’autre. Afin de pallier le rachitisme diégétique de son histoire, Florian Zeller double celui-ci d’une réflexion audacieuse sur la construction de l’Europe. Il va s’agir en effet d’établir un parallèle entre l’évolution du couple Pauline-Nicolas et les nations européennes. Au prix d’une alternance un peu artificielle, certes, mais qui ici passe pour un trait de génie, les chapitres vont donc imposer au lecteur une valse à deux temps, le faire passer d’un récit dénué du moindre intérêt à des réflexions dépourvues de la moindre profondeur. Le calvaire, on le voit, est donc dédoublé. Car le procédé, qui ne procède que d’une intuition puérile – comme les pays, nous sommes en crise… –, est purement mécanique et  ne laisse au roman de Zeller pas d’autre issue que le plantage souverain. Mais n’ayons pas la dent trop dure : la chair entamée est bien assez filandreuse comme ça. Etudions plutôt les divers éléments de ce roman qui en font un possible équivalent littéraire du cultissime navet de BHL, Le Jour et la Nuit.
Tout d’abord, les personnages. Nicolas est scénariste (un peu comme Zeller est romancier), Pauline travaille dans le cosmétique (elle évolue donc dans la sphère des apparences). Bref, il crée (sans succès), elle maquille (sans panache). A quoi ressemblent-ils ? On ne le sait pas, car Zeller est assez avare en description, ce qu’on aurait mauvaise grâce de lui reprocher, les subtilités physionomiques étant vraisemblablement des vieilles lunes. On sait seulement qu’ils ont la trentaine et vivent en ville. Là, premier problème. On l’a dit, il s’agit un « roman européen ». Donc, chaque fois qu’une ville (ou un nom propre) est mentionnée figure aussitôt entre parenthèses le pays correspondant. Exemple : « une rétrospective de Bergman (Suède) » [p. 28] ; « Beethoven (Autriche) a une œuvre quantitativement très importante » [p.30].  Les cas similaires abondent (et finissent par créer un effet assez scolaire et risible, mais n’insistons pas). En revanche, on omet de préciser au lecteur dans quelle ville française habite le jeune couple. On sait juste au début que Pauline habite dans un « petit appartement de la rue des Tournelles ». Paris n’est pas mentionné. Cela doit aller de soi. Plus tard, il sera question de Montparnasse, de Chaillot et de La Rotonde. Ouf. La rue des Tournelles était donc bien à Paris (France). On en aurait dû s’en douter (Evidence).
Mais revenons à Nicolas et Pimprenelle, euh, pardon, Pauline. Nous aimerions tant arriver à nous en faire une image mentale. La chose est heureusement possible, non pas grâce au talent descriptif de Zeller (qui ne sait ni dessiner ni colorier) mais grâce à son sens incroyablement nuancé de la didascalie. En effet, au fil des pages et des sentiments, le lecteur peut assister aux diverses expressions qui empruntent les visages des deux protagonistes. Il s’agit essentiellement– non : uniquement – d’airs et de sourires. Pauline et Nicolas tiennent des propos (comme d’autres tiennent une pelle à tarte) mais toujours en adoptant un air ou un sourire particuliers, afin qu’on puisse mieux se les représenter et surtout sentir la couleur précise du propos qu’ils (telle une pelle à tarte) tiennent. Donc, dans l’ordre, nous avons, et ce exhaustivement : un « petit air ironique » (p.13), « un sourire faussement surpris » (p.16), « un air sombre » (p.29), une « humeur sombre » (p. 29 + p. 173), un « petit sourire ironique » (p. 54), un « sourire faussement surpris » (p. 63), un « sourire embarrassé » (p. 72), un « sourire tendre » (p. 75), un « sourire amusé mais perplexe » (p. 76), un « sourire muet » (p. 120 – et là je demanderai au lecteur un tant soit peu doué de bien vouloir tenter d’exécuter ce « sourire muet » devant le miroir…), un « faux air sérieux » (p. 163), un « sourire teinté d’inquiétude » (p. 164), un « sourire appuyé » (p. 177) et enfin un « air étonné » (p. 202).  On déplorera l’absence de « l’air tendre et souriant mais faussement embarrassé », qui aurait permis de conclure en beauté.
Je veux bien que Florian Zeller aime le théâtre de boulevard, pour lequel il écrit régulièrement des pensums teintés d’inquiétude, mais croit-il vraiment qu’il existe des lecteurs-acteurs suffisamment acrobates pour se livrer à pareille gymnastique du front et des zygomatiques ? Enfin bon, il y a sans doute une raison à ce nuancier. C’est peut-être une façon de nous faire comprendre que, l’air de rien, ce roman traite du vide. Mais laissons-là ces pantins aux rictus alambiqués et penchons-nous sur le fond, pour ne pas dire l’abîme.
Le roman de Zeller, ainsi que nous l’avons expliqué, est avant tout un ouvrage à visée comparative, un travail de réflexion sur l’histoire et la politique européennes, sur la société contemporaine et ses inexorables évolutions. Le lecteur aura donc droit à des considérations profondes, ce que j’appellerai ici des « pensées parachutes » (PP), lesquelles permettent au récit de ne pas s’écraser trop brutalement sur le terrain de sa propre inanité. Le problème, c’est qu’il n’est pas sûr que lesdits parachutes s’ouvrent vraiment (ni à temps). Zeller a bien quelques idées sur le monde d’aujourd’hui (et d’hier) mais, comment dire ? ses PP ressemblent étrangement à des champignons : plus on est au ras des pâquerettes, plus on en voit. Qu’on en juge d’après le florilège, hélas quasi exhaustif là aussi, que voici :
• (sur la vie) — « Nicolas va mourir un jour, et ce jour approche inexorablement » p. 11 (on retrouve d’ailleurs cette fulgurance dans le précédent livre de Foenkinos)
• (sur la vie, bis) — « Mais tout homme a ses faiblesses » p.12 (on suppose que cette découverte explique en partie le besoin qu’a eu Zeller d’écrire ce livre)
• (sur la rencontre amoureuse) — « les explications purement chimiques [des] sentiments [ne suffisent pas] à expliquer une rencontre. Un accord plus profond est nécessaire. » p. 26 (il me semble avoir déjà lu cette phrase dans un numéro d’octobre 2006 de Biba…)
• (sur l’enfance) — « Cette étrange maladie qu’on appelle l’enfance » p. 27. Ici, le lecteur aura reconnu, différemment assaisonné, la grande phrase de l’immense poète Jean Ferrat : « L’enfance est une maladie dont on ne guérit jamais »).
• (sur la guerre) — « ‘Verdun’, ce seul mot fait frémir d’horreur. C’est une des batailles les plus inhumaines auxquelles on se soit livré. » p. 61 — la pertinence du propos laisse songeur, mais il est tellement frappé du sceau du bon sens qu’il perd un peu de sa puissance visionnaire…
• (sur les téléphones portables) — « Le monde a radicalement changé à partir du moment où les gens se sont équipé en téléphones portables » P. 98, commentaire assorti de la non moins percutante conclusion : « Le XXIème siècle n’a pas commencé le 11 septembre 2001, comme on l’entend souvent dire et comme les livres d’histoire le suggéreront probablement, mais au moment précis où, les uns après les autres, nous sommes entrés dans un magasin de téléphonie pour acheter notre premier portable. » p. 99 (et là, on a envie de dire : « Sturm und dring ! », mais bon…)
• (sur le religieux) — « une cathédrale se visite comme on visiterait un temple grec ou une pyramide égyptienne : ce n’était plus un lieu de culte, mais un lieu de visite » p. 129-130 (du coup, on comprend mieux l’essor du religieux dans les pays autres que la Grèce et l’Egypte…)
• (sur le parallèle Histoire/Individu) — « De même que l’Histoire d’un pays est jalonnée de dates censées nous renvoyer à des événements déterminants de son évolution, celle d’un individu est une route jalonnée de bornes socialement identifiables qui permettent de situer cet individu dans sa propre histoire. » (Vous commenterez ce propos en vous appuyant sur des exemples précis tirés de l’histoire européenne ou de votre propre expérience, vous avez quarante-cinq minutes.)
• (sur le relativisme des valeurs) — « comment savoir dans notre vie d’aujourd’hui ce qui demain nous semblera sans importance, insignifiant, et peut-être même digne d’être oublié ? » p. 156 (Eh bien la réponse est simple, pour une fois : il suffit de lire le roman de Zeller.)
• (sur la vie en général) — « ‘La vie est tellement courte’, se surprend-il à dire à voix haute. » p. 157 — On aura bien sûr repéré ici une allusion en creux au célèbre vers de TS Eliot, « life is very long ». A moins qu’il s’agisse d’une citation déguisée d’un propos de Jean-Pierre Pernaud.
• (sur Hitler sauvé de la noyade l’âge de quatre ans par un certain Johann Kuehberger) — « Que se serait-il passé si l’enfant avait péri ce jour-là ? L’Europe aurait probablement connu un destin moins tragique. » (Là, je pense qu’on atteint des sommets de clairvoyance historique que rien ne saurait dépasser, et j’engage le lecteur à customiser cette déduction ô combien perspicace en remplaçant le nom de Hitler par un autre de son choix : Napoléon, Staline, etc…)
On s’en rend compte à la lecture des exemples susmentionnés, Zeller n’est pas à proprement parler un penseur de premier plan. Il doit s’en douter un petit peu, car il émaille son texte d’anecdotes concernant des figures littéraires ou artistiques, persuadé qu’en citant Cioran ou Breton, il parviendra, à force de botox citationnel, à étoffer un peu les formes anorexiques de son roman. Nous aurons ainsi droit à des apparitions de Sartre, Breton, Leiris, Ionesco, Littell, Godard, Kubrick et Beethoven. Eh oui, comme dans toute dissertation en trois parties qui se respecte, on est tenu de donner des exemples et d’y aller de quelques propos rapportés. Je laisse au lecteur le plaisir de découvrir quel usage Zeller fait de ces créateurs mais je peux déjà lui révéler qu’il apprendra que Beethoven était sourd et que Ionesco était tragique.
Parvenu à ce stade de l’analyse, on peine à convaincre le lecteur qu’il peut y avoir une raison de perdre son temps à ouvrir le livre de Florian Zeller, si ce n’est pour se taper sur les cuisses de rire. On se dit que, peut-être, l’inanité du propos (un couple merde) et le crétinisme de la démonstration (l’Europe merde aussi) seront rachetés par l’inventivité de l’écriture. Hélas, comme on l’a déjà subodoré, Zeller n’est pas à proprement parler un styliste d’exception.  Il succombe rarement au pouvoir de « l’image » (sans doute une vieille lune, là aussi) et quand il le fait, ma foi, voilà ce que ça donne (je précise qu’on trouvera ci-après la quasi intégralité des tentatives de Zeller en matière d’image ou de métaphore) :
• « pris dans les filets de l’émotion » p. 25
• « chaque être, à la façon d’une mauvaise herbe, pousse comme il peut et, bien souvent, dans le désordre » (les lecteurs ayant réussi à visualiser une herbe qui pousse dans le désordre doivent impérativement subir un test de dépistage afin de vérifier qu’ils n’ont pas ingéré de psilocybine…)
• « le silence assourdissant » (p. 47) (faut-il commenter ? je ne le crois pas…)
• « le manteau gris du boulevard Montparnasse » (p. 63) — voilà une image qui nous rappelle que Maurice Carême is not dead
• « Mais à peine a-t-il franchi la porte que les pleurs reviennent comme un torrent inépuisable » p. 204 (image qui, bizarrement, en suscite une autre : celle d’une chasse qu’on tire…)
• « forçant le coffre de ses paupières », p. 117 — Zeller a dû rêver à un moment d’embrasser la carrière d’ophtalmo cambrioleur.
et enfin :
• « sa peau est douce comme un peu de soleil dans l’eau froide » (cette figure de style doit avoir un nom, mais il nous échappe pour l’heure, comme un goujon entre des mains d’huile)
Finalement, on se dit qu’il vaut mieux que Zeller ne s’essaie pas trop à l’image. D’autant plus que quand il le fait en parlant de choses sexuelles (cf . l’inénarrable sodomie des pages 32-33), ça donne ça :
« Jusque-là, malgré l’attirance qu’il avait pour ce petit cercle rosé, il ne s’en était pas vraiment approché. […] Le petit orifice brillait comme une étoile noire. » (Bon, là, je pense que Zeller a eu un problème de palette, et qu’il s’est un peu emmêlé les pinceaux avec les couleurs, mais n’enculons pas les mouches. Le style a ses raisons que la raison ne connaît pas, comme disait Zarathoustra ou Pierre Perret.
Le style ? Parlons-en. On trouvera, sans trop se pencher, une « ambiance électrique », des « pulsions meurtrières ». On verra son personnage « reste[r] songeur un long moment » ou avoir le « souffle rauque », et sentir même « le vent de l’aventure soufflant partout autour d’elle ». On assistera même à une scène étrange, comme lorsque son personnage « se lève du café » (buvait-il la tasse ?). Ne lui jetons pas la pierre, l’éponge suffira. Il faut bien que les lieux communs puissent s’égailler quelque part. Mais il arrive également que Zeller oublie de se relire et nous offre des perles, comme celles-ci :
« elle a l’impression qu’elle va pouvoir […] retoucher au frisson de la première fois et achever enfin de se souvenir » p. 55
ou encore :
« Nicolas lui promet qu’il ne s’est rien passé et qu’elle doit d’abord l’écouter avant de tout de suite partir dans des interprétations tendancieuses »  p. 100 (Ouch ! il lui promet qu’elle doit l’écouter ? Mazette…)
ou le pompon :
« Si nous pouvions à cet instant nous faufiler sous ses paupières, nous entendrions sûrement […] ces mêmes questions. » p. 183 – là encore, le spectre de l’ophtalmo cambrioleur rôde…

Mais s’il fallait vraiment mettre le doigt sur la blessure du bât, c’est dans la spécificité même du texte de Zeller que nous devrions la chercher, à savoir le mode interrogatif. En effet, voici un roman qui fonctionne essentiellement sur la question. Malgré ses chétives deux cents pages, le texte comptabilise près de quatre cent quinze questions. Certaines figurent il est vrai, de façon assez naturelle, dans les dialogues. Il est après tout normal qu’un personnage pose une question quand il s’adresse à un autre personnage. Mais bon, là, ça prend des proportions inquiétantes, puisque chacun répond à une question par une autre question. D’autant plus que les questions volent aussi bas que des hirondelles n’ayant jamais entendu parler du printemps. Exemple :
« Qu’est-ce que tu veux dire ?
– Je veux dire que les ennuis commencent souvent au moment où il y a de l’argent. Tu ne crois pas ? »
Et, trois lignes plus loin :
« L’amour ? Quel est le rapport ?
– Le rapport, c’est que […], tu ne crois pas ? »
Ou encore, p.65 :
« Tu ne crois pas en l’amour ? C’est triste…
– Pourquoi ? »
Ou, pire, p. 71 :
« Tu crois que les hommes pensent comme ça ?
– Tu ne crois pas, toi ? »
[…]
– Qu’est-ce que tu en penses, toi ?
– Moi ? »
Mais aussi :
« Quelque chose ne va pas ?
– A ton avis ? »
Et :
« Ah bon ? Du genre ?
– Tu veux voir ? »
S’il n’y avait que ce perpétuel dialogue de sourds, passe encore, mais chez Zeller la question est omniprésente, on la trouve à tous les niveaux : existentiel, narrative, historique, etc. Quatre cents quinze points d’interrogation, comme autant d’hameçons échoués dans le désert du récit… et bien souvent (ne nous plaignons pas) sans réponses, comme si à chaque page l’auteur, comprenant qu’il n’a rien à dire, s’ingéniait à dégager des énigmes, des problématiques et des interrogations (sans intérêt, hélas), une façon sans doute subtile (ah ah ah) d’entamer le dialogue avec le lecteur – ce qu’on appelle, en littérature et dans les rafles : interpeller. Genre : je me pose des questions que peut-être vous avez oublié de vous poser. Ensemble interrogeons-nous. Essayons d’aller plus loin que le nulle part.
Cet acharnement contrapuntique à sauver n’importe quel énoncé par une dosette interrogative est si systématique et débilitant qu’il en devient stupéfiant. Mais il n’y a pas que les personnages pour se poser en permanence des questions, il y a aussi l’auteur, qui intervient régulièrement pour nous faire part de ses lumineuses perplexités quant à l’histoire de l’humanité. Un auteur qui dit « je » dès que ses « il » et « elle » pédalent dans la choucroute. Un auteur qui se permet, en outre (et ici « en outre » est à prendre au sens littéral concret), des commentaires, y va de ses appréciations sur ses personnages ou sur tel ou tel propos tenu par une des sommités racolées : « Je les trouve beaux » (p. 41) ; « J’adore ce petit mot » (p. 43) ; « Je trouve cette association merveilleuse » (p. 127), « J’aime l’idée que l’on puisse dire (…) » (p. 131). A ce niveau de fausse candeur et de franche ineptie, le lecteur reste pantois, et assiste éberlué à la scène finale qui voit l’auteur suivre des yeux son personnage qui s’éloigne sur un boulevard !
Mais c’est très certainement à la fin du livre, dans la pénultième page, que l’auteur, conscient de son immense foirage, y va de son petit couplet confessionnel, lâchant comme sans le faire exprès, dirait-on, cet aveu sans doute truqué :
« Mais je ne sais plus très bien ce que je raconte ; des images se succèdent dans ma tête, elles se superposent les unes aux autres et finissent ensemble par composer une petite symphonie bizarre dont je ne maîtrise plus ni le tempo ni le thème final. »
Une petite symphonie bizarre ? Hum, comment dire… ? Beethoven était sans doute sourd, mais il ne fait aucun doute que Zeller est aveugle, pour ne pas s’apercevoir qu’il rate tout, systématiquement, et ce dans les grandes largeurs. Est-ce parce qu’il a cru qu’en tissant un parallèle potache entre les nations et le couple il faisait preuve d’originalité ? Le projet n’était pas vain en soi, et aurait pu donner, malgré le didactisme de la démonstration, quelque chose de vaguement opérant (dans un concours agricole, par exemple). Mais pour cela il aurait fallu que l’auteur maîtrise un tant soit peu la langue. Or il est incapable d’accoucher d’autre chose que d’un sous-Harlequin mâtiné du Dictionnaire des citations et du Livre des anecdotes édifiantes, et préfère confectionner un pathétique petit récit pseudo-naturaliste qu’il saupoudre de considérations frôlant le grotesque. A croire que Zeller a contraint à copuler les titres de ses précédents livres (Les amants du n’importe quoi + La fascination du pire) afin qu’en naisse, au terme d’un travail de deux cents pages, péniblement expulsé par le petit cercle rosé du livre (ou par l’étoile noire de la lecture ?), cette malencontreuse « jouissance », qui porte si mal son nom, alors que celui de « tache » aurait largement suffi à ses nano-ambitions.
En guise de conclusion, je me contenterai de signaler que, dans les épreuves du livre, à la table des matières, figure une coquille révélatrice, puisque la première partie y est intitulée « l’hymne à la foie ».

On me reproche parfois, dans mon traitement de la chose littéraire, de me livrer à des jugements à l’emporte-pièce, à des critiques gratuites, voire de céder au quolibet au détriment de l’analyse rigoureuse, et je dois bien avouer qu’il y a une part de vrai là-dedans, tant la tentation de railler plutôt que de décortiquer est grande. Mais bon, comme vous avez pu le constater, quand on décortique, eh bien, les choses ne s’arrangent guère…

mercredi 8 août 2012

A cœur ouvert

Le film de Marion Laine, A cœur ouvert, est sorti aujourd'hui. La diversité des réactions est stimulante. Car ce film, par son âpreté et son intransigeance, n'est pas de ceux qui viennent conforter la démarche du spectateur qui entre en salles, l'été, pour se gondoler ou entendre brailler les armes à feu. Il propose une image du couple qui dérange, puisque ces deux-là, Javier et Mila, en plus d'opérer des cœurs, laissent le leur rugir à chaque instant de leur passion, contrevenant ainsi à la sacro-sainte règle bourgeoise qui veut que l'amour s'écaille avec le temps. Du coup, leur passion dérange, et d'aucuns la taxent, avec une clairvoyance qui les dépassent, d'immature. Bien sûr qu'elle est immature, puisque les deux personnages ont décidé de grandir dans leur amour et non dans l'obédience aux diktats sociaux – d'abord on s'enflamme, puis l'habitude émousse, etc., mais c'est pas grave, l'important est de consommer. Eux préfèrent consumer, avec le risque encouru et la destruction possible. Mais tout cela était, est, dans le livre écrit par Mathias Enard. L'adaptation y a puisé des forces vives et incandescentes, plutôt que de coller à la sismographie du récit. De là cette caméra nerveuse, impatiente, qui suit les corps plus que leurs mouvements, et semble comme entraîné dans leur trajet de comète. Ouvrir des corps: telle est l'aventure, ici. Fendre leur peau pour percevoir l'irradié battement du cœur, qui est organe, moteur, machine, et non fade fruit. Le film, qui tient autant de la boxe que de la chirurgie, ne lâche pas le morceau. Il force la grâce à percer la membrane de l'attente, pousse des épaules pour rejoindre la joie inédite de ceux qui mettent leurs caresses au-dessus des habitudes. L'animalité, ici prégnante, têtue, ouvre la voie. Les corps se mêlent aux souffles, la chair tient à la chair, on veut étreindre, pas calmer le jeu. La catastrophe, on le sait, est imminente, elle l'a toujours été, et la vie n'est pas un caddie qui roule dans les allées de l'entendement. Il faut se battre, battre son amour, battre les heures, pour que coule le fluide du désir. Le rire cascade de Mila, les grognements suppliques de Javier sont des sons qu'on entend peu au cinéma. Ils sont le gage d'une force invisible, qu'il faut pourtant filmer. Pour cela, la réalisatrice a joué à l'extrême avec les couleurs, inventant un univers chirurgicale où le bleu se réinvente dans le noir et blanc de la tension, intensifiant tous les mouvements – spirale des escaliers, fuite ondulée de la moto, ballet des doigts suturant la plaie – et réveillant les matières – le mur qu'on explose, la robe qui danse, les roses qui se réveillent, l'eau qui noie et sauve. Une chanson vient, s'en va, puis revient. Besame mucho. Pas le standard éprouvé, mais sa version en français, ce fil rouge qui de nouveau saigne:
Dis-toi que c'est le désir éternel qui s'envole
Vers toi que j'appelle les yeux ouverts dans la nuit,
Malgré l'heure qui fuit, quand tout bas je redis :
Besame, besame mucho…

A Cœur ouvert n'est pas l'histoire d'une passion destructrice, en dépit des apparences. Car la passion ne détruit pas. Elle fait des films. Et oppose à la bêtise du monde la lumière affolée de son éternel retour.