Parce qu’ils ne sont souvent liés
à aucun texte princeps, les mythes nous
parviennent pour ainsi dire par la voie des airs ou la voix des arias, celles
des variantes et de la tradition orale, condamnés à survivre au gré des réécritures,
livrés en pâture aux poètes ou mitonnés à la sauce romanesque. On les presse
comme des citrons sacrés, on les dilue dans l’ironie, on en tire le suc
narratif ou le jus symbolique, on les tord, les écourte ou les prolonge. Ils
sont parfois de faciles synopsis, propices à d’habiles adaptations, des rêves
confus appelant l’analyse. Réduits à leur fibre première, ils livrent une
saveur immanquablement contemporaine. On a pu le constater ici-même dans ces
colonnes, où il a été question ces derniers mois de Calypso (avec Anne
Luthaud), de Télémaque (avec Constantin Alexandrakis), de Godzilla (avec Jim
Shepard). Le mythe d’Orphée ne fait guère exception, loin de là. Ovide, Gluck, Cocteau,
Anouilh, Rilke. Nick Cave, Jacques Demy. Longue est la liste. Ajoutons-y
aujourd’hui le nom d’Elfriede Jelinek, qui, avec Ombre (Eurydice parle), fait mieux que relancer la donne, puisqu’à
sa façon en apparence nihiliste, elle broie le mythe dans l’œuf.
Créé il y a
deux ans à la Schaubühne à Berlin, le spectacle mis en scène par la Britannique
Katie Mitchell à partir du texte de Jelinek, spectacle qu’on a pu voir en
janvier dernier au théâtre de La Colline, a capté avec une inventivité scénique
redoutable le long monologue écrit par l’auteure de La Pianiste, en traduisant littéralement la descente aux enfers par une mise
en abyme, puisque la quête d’Orphée nous était rendue à la fois sur scène
et à l’écran, dans le présent affolé de sa transmission filmée. Traduit au plus
juste de sa scansion par Sophie Andrée Herr, Ombre (Eurydice parle), que viennent de publier les éditions
L’Arche, peut enfin être appréhendé dans l’intégralité de son déferlement, la
violence de son bégaiement, la radicalité de son propos. Dans Les Métamorphoses d’Ovide, retraduit
récemment par Marie Cosnay aux éditions de L’Ogre, Orphée s’adressait aux dieux
et réclamait sa femme : « Plus que le don je réclame l’usage »
(Livre X). Chez Jelinek, c’est cet « usage » qui est piétiné.
Eurydice est morte et s’en satisfait, elle ne veut pas quitter les ombres, ne
veut pas revenir parmi les vivants, sous la coupe d’Orphée, dont la lyre s’est
changée en guitare rock.
L’Eurydice de
Jelinek est agitée par une peur, celle qu’Orphée vienne la chercher. « Il
devra se défaire de moi », pense-t-elle, tout en redoutant le pire : « il ne me laissera pas ne pas
être ». Derrière le refus du deuil qui anime Orphée, ce n’est pas de
l’amour que perçoit la défunte nymphe, mais un désir de possession – « alors qu’à moi, ce n’est pas moins
que la vie entière qu’on a prise ! mais c’est lui qui se trouve
lésé ! ». Endeuillé, le mâle est mis à mal, épris de dépression,
l’économie de son désir dévorant a subi une avanie, il « dit que je dois
lui revenir comme la pièce de sa monnaie ». Jelinek, par la voix
d’Eurydice – une voix qui avance par pliures, reprises, à force de codas et de
ruptures – fustige sous le mode de la fugue, comme souvent dans son œuvre, les
puissances prédatrices de l’amour. Elle décrit le chanteur s’enivrant du « hurlement de fana des petites
nanas », de la « meute de
minettes » aux « petits
corps fourchus ». Elle ne se fait aucune illusion sur la « douleur fantôme » éprouvée
par Orphée, va jusqu’à adopter des accents marxistes et freudiens pour moquer
sa peine : « L’investissement
intense, par son insatiabilité sans cesse accrue, de l’objet en nostalgie, moi,
l’objet perdu, disparu, créera des conditions semblables à l’investissement en
douleur de l’endroit du corps lésé (…). » Le flux de sa détestation –
non de l’autre, du mâle, mais de l’instinct de possession, de la culture du
moi, du primat du paraître – rappelle par sa rythmique compulsive et sa
violence atonale les grands textes de Beckett, en particulier L’Innommable. On aurait tort cependant de
lire, dans le refus de résurrection qu’incarne Eurydice, la seule expression
d’une révolte féministe. Jelinek, ici, fouille les ombres au-delà du genre,
pour tenter de dire la fascination pour « l’être-loin »,
la tentation d’un rien vécu et senti.
On touche ici
au cœur d’un troublant nihilisme, et c’est sans doute ce qui fait l’immense et
douloureuse beauté du texte d’Elfriede Jelinek, sa vertigineuse dangerosité. « Quelle chance de ne plus avoir de
moi, c’est ce qu’on en tire de mieux, autrement il n’y a rien à en tirer, mais
ce qu’il y a de mieux, c’est de n’être rien, de ne pas avoir le moi ni d’être
le moi. » Pendant qu’Orphée gratte sa lyre, Eurydice chante le
non-être, la jouissance de l’ombre sans corps, la négation de la conscience de
soi, l’abandon du désir – « ne pas
être aimé, la plus belle chose entre toutes. Mais le fin du fin est de ne pas
être aimé et de ne pas aimer ». Signant ici une radicale maïeutique
des ombres culminant dans la gloire du non-je, Jelinek fait pourtant du néant
des enfers un espace de langage inouï, à l’abri des pulsions orphiques, sans
autre référent que sa propre dissipation, hors « braillement », un non-mythe où vivre une non-forme.
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Elfriede Jelinek, Ombre (Eurydice parle), traduit de
l’allemand par Sophie Andrée Herr, L’Arche, 14€