jeudi 30 juin 2022

Que faire de la peur ? (demandait Alejandra Pizarnik)

QUE FAIRE DE LA PEUR ? (DEMANDAIT ALEJANDRA PIZARNIK)

lorsqu’au monde au monde on vient seul au monde accroupi à même le monde
un tiers du corps encore enfoui encore enseveli dans l’autre monde des mères
ne vivant au commencement qu’un commencement de monde à même le corps
accroupi devant nous vivant la fin de notre commencement encore en leur corps
le sang séchant si vite à même le leur qu’à commencer on ne vient au monde
qu’à proportion d’un tiers du sang qu’en soi le monde des mères ensevelit vivant

lorsqu’entier devenu au monde on pardonne au monde entier de ne l’être pas
d’être ce qu’il n’est pas puisqu’entier rien ne l’est ni soi ni celui qu’encore
on ignore au monde et qui un jour devient soi mais si peu en vérité si peu
qu’au monde dans son entier on veut être le membre tranché à qui l’on pardonne
d’être au monde en vérité d’un tranchement d’une ignorance en nous vivant

ainsi le sang séché des mères aide à recommencer quand au monde on advient
de cela et de rien d’autre il n’est question quand la question d’être nous se pose
ce qu’on est on l’advient sans rien d’autre à défaire que le nœud de nous expirant
en vérité d’un tranchement au monde à la fin de notre commencement hors la mère
n’étant que l’ignorance advenant entière à même le corps de nous pardonnant à nous-mêmes
la peur qu’en nous notre sang ensevelit dès qu’au monde on advient à proportion
du sang que nos mères en nous ont laissé comme un nœud vivant

(extrait de "Animal errant, retour d'abattoir", à paraître chez Flammarion dans la collection Poésie dirigée par Yves di Manno – sortie janvier 2023)

lundi 13 juin 2022

Toupie or not toupie: quand Albarracin fait des choses à la chose

Laurent Albarracin prend, de toute évidence, la chose au mot, ou plutôt prend la chose pour le mot qu'elle contient et qui l'enveloppe. Après Res Rerum, dont le Clavier avait parlé, voici Manuel de Réisophie pratique, soit 224 fragments consacrés à la chose en tant qu'œuvre de soi-même. Tout l'intérêt et le sel de la démarche poétique d'Albarracin viennent de ce qu'il compose ses textes sur plusieurs niveaux: en apparence, on est face à un traité possiblement alchimique, même si, très vite, on sent bien que diverses stratégies sont mises en œuvre pour faire sauter le verrou de la chose-mot. Une tentative d'épuisement de la chose? Peut-être, mais qui se doublerait d'un effort d'infini enrichissement de celle-ci. Pour y parvenir, l'auteur varie les approches, les angles, usant tour à tour des figures et ruses suivantes: redondance, paronomase, synecdoque, calembour, analogie, etc. Décortiquez la cloche, et comme dans un délire rousselien, vous obtiendrez inévitablement "l'autre son de cloche" et ce "qui cloche". Ce peut être aussi une expression mise à nue, extraite de sa logique figée: "Avec une mouche dans du vinaigre / On attrape n'importe qui"; le mot "coing", bien que fruité, laisse entrevoir des possibilités "angulaires"; parfois, le littéral vient décrisper la sentence: "L'étalon avec quoi l'on mesure / La valeur des choses / Est immobile dans leur pré". Qui dit poire dit conférence, et, partant, circonférence ("et que son centre soit partout à son bord". L'idée que la "redondance" soit à même de "gonfler" les choses" est une idée féconde, et Albarracin réussit ce frais miracle d'unir philosophie et humour, magie et poésie, tressant leurs brins en une couronne qu'il laisse devenir aura (oui, à force de le lire, on adopte sa méthode, qui bien sûr n'en est pas une). Ici, le poétique naît donc d'un entrelacement de divers modes d'énonciation, lesquels sont tous, du fait d'une certaine passion tautologique, les géniteurs d'une image, d'une épiphanie linguisitique. Que l'amphore soit "amphorique", nul n'irait le nier, mais déduire de cet amphorique une "bombance" permet de redoubler (par le "bombé" caché dans cette "bombance") l'effet recherché, à savoir que dans ces pages c'est la chose-mot qui prend le pouvoir. Oscillant entre le traité, le haiku, la prose pongienne, le précepte nietzschéenn et le fragment hériclatéen (sans oublier l'absurde à la Allais ou Chaval, voire à la Chevillard), le Manuel imaginé par Albarracin force la main aux mots afin qu'ils nous poignent autrement. Parce qu'un secret digne de ce nom se doit d'épouser les couleurs de l'évidence, et que la chose n'est que le nom donné à une boîte transparente contenant un contenu opaque, chaque texte remet en cause la chose, relance le dé de sa forme ronde (et oui). A ras des choses, le mot se déplie et se plie en un même mouvement, tandis que sa malice lexicale génère de plus ou moins imprévisibles roulades syntaxiques. Laurent Albarracin, Manuel de Réisophie pratique, éd. Arfuyen, 18 € Du même auteur vient de paraître, tout aussi fascinant, Si étant faux, aux éditions L'étoile des limites.

vendredi 10 juin 2022

Le Nègre du Narcisse est-il soluble dans la censure?

Pierre Assouline, dans son blog La République des Livres, revient sur la traduction d’un roman de Joseph Conrad, intitulé jusqu’ici, sur les couvertures françaises, Le Nègre du Narcisse, et qui vient de reparaître aux éditions Autrement sous le titre Les Enfants de la mer. S’efforçant d’y voir clair dans cet effacement du n-word, et après avoir fait entendre quelques points de vue sur la question, Assouline finit par se demander quels autres livres risquent d’être « expurgés », pour conclure que l’éditeur, Alexandre Civico, a agi en « censeur au nom de sa propre morale » et Assouline de se demander, in fine, « de quel droit » ? On a envie de lui répondre : du droit de l’éditeur. Mais clarifions tout d’abord un point, ou plutôt deux, car il me semble que dans cette « affaire », la problématique du titre se décline en deux temps. Il y a d’un côté la question du terme offensant, et de l’autre la question du titre. Le titre, comme on le constate très fréquemment dans le domaine de la traduction, a cette particularité qu’il est pour ainsi dire la vitrine du livre, sa proue ; il suffit de relire Seuils de Gérard Genette pour se rappeler qu’en tous temps, les éditeurs (français ou autres) ont toujours traité le titre comme un élément exogène au livre (à tort ou à raison, avec maladresse ou brio) et n’ont jamais hésité à le modifier complètement. Je dis : les éditeurs, mais ce peut être aussi le traducteur, que l’on consulte parfois, et à qui il arrive de proposer de lui-même, malgré son sacro-saint serment de fidélité, d’envisager un titre complètement différent. Je pourrais donner une tripotée d’exemples de livres que j’ai traduits et pour lesquels j’ai voulu – de quel droit ? – qu’ils arrivent sur les tables des libraires sous une autre « appellation ». J’ai ainsi traduit le livre de Ben Marcus, Notable American Women, par Le silence selon Jane Dark (et non par Célèbres Américaines). J’ai traduit This is not a novel de David Markson par Arrêter d’écrire, et non par Ceci n’est pas un roman. The Sugar Frosted Nutsack, de Mark Leyner, par Divin Scrotum (et non par Le Scrotum givré au sucre). Ducks, Newburyport, de Lucy Ellman, par Les Lionnes (et non par Canards, Newburyport). A chaque fois, ce choix a été le fruit d’une réflexion (sémantique, sonore, contextuelle, éditoriale), conduite de concertation avec l’éditeur. Je n’ai jamais eu le sentiment de censurer l’intention de l’auteur (qui, d’ailleurs, a peut-être lui-même décidé de son titre en concertation avec l’éditeur originale après discussion, ou contre son avis, etc.). Mon seul souci a été, à chaque fois, de trouver une alternative quand j’estimais que le titre original ne «passait pas » ou « mal » en français, puisque selon moi, et je ne suis pas le seul, traduire n’est pas décalquer. On peut contester ces choix, et même estimer qu’ils trahissent l’esprit de l’auteur. S’il y a débat, il doit porter sur l’intention du traducteur et/ou de l’éditeur. Un essai intitulé Is Nigger an offensive word ? – rassurons tout le monde – ne sera jamais traduit par Le mot noir est-il un gros mot ?, mais bien par Le mot « nègre » est-il injurieux ? Tout ça pour dire qu’un titre pose une problématique de traduction différente par rapport à celle qui relève du texte – ce que n’ignore évidemment pas Assouline qui a toujours été plus qu'attentif à cette étrange opération chimique qu’est la traduction. Dans le cas du livre de Conrad, l’éditeur – et là précisons que Alexandre Civico n’est pas la seule personne chez Autrement à décider, qu’il a agi en concertation avec ses collègues – a fait un choix dicté par le souci de modifier un titre. A aucun moment, l’éditeur ne s’est dit qu’en changeant le titre il allait réécrire l’Histoire et effacer à jamais des mémoires le mot offensant de « nigger », encore moins vaincre le racisme ou en nier l'existence. Jamais il ne s’est dit qu’il fallait systématiser ce parti pris et l’appliquer à d’autres titres, en allant jusqu’à transformer, comme le suggère ironiquement Assouline, Le nègre du Surinam de Voltaire (qui n’est pas un titre traduit, ce qui en fait un étrange exemple…). Laissons la peur du wokisme à qui de droit, et la crainte d'un effet domino aux joueurs de tric-trac. Concernant le choix des éditions Autrement, je n’ai pas d’idée "arrêtée". Ça m’interroge, et donc je m’interroge. Mais je n’irai pas parler de « censure », comme le fait Pierre Assouline. Il ne faut pas confondre choix et censure, ou alors estimer que tout choix cache une censure qui ne dit pas son nom, ce qui est peut-être le cas, et je veux bien être le premier à l’admettre, mais dans ce cas, ladite censure prend un sens différent, elle signifie se fixer à soi-même des limites, des interdits, etc. Je peux très bien vouloir écrire un livre dénonçant le machisme et l’intituler Grosse pute ! si je me sers de cette injure tout au long du livre en la plaçant dans la bouche d’odieux machistes, mais je peux aussi me dire que ce n’est pas un bon titre, car il s’avancera, ce titre, dans sa nudité crue, flottant sur la couverture au-dessus de sa masse contextuelle comme une odeur devenue relent faute de pouvoir en identifier sa source. Il est bon que toutes ces choses fassent débat. Mais peut-être convient-il de le faire avec mesure, et de ne pas soupçonner tel éditeur ou tel traducteur de volonté de censure. On ne doit pas retraduire forcément aujourd’hui Don Quichotte dans une langue française du début du XVIIème siècle. On peut décider de retraduire Howl de Ginsberg par Hurlement, comme souhaitait le faire son nouveau traducteur Nicolas Richard (l’éditeur a tenu à conserver le titre original – et oui, ne pas traduire est également un acte de traduction). La peur d’un puritanisme éditorial, comme le sommeil de la raison, risque d’engendrer des monstres, plus inquiétants qu’un prétendu négationnisme lexical à l’œuvre dans les coulisses de l’édition. Un éditeur (ou un traducteur) n’est pas un complice d’anciens esclavagistes ayant décidé de se refaire une réputation. Personne, dans cette affaire, n'a voulu "blanchir" les mots (je vous laisse ironiser sur le terme de blanchiment…)Et si l’on est bien d’accord que, souvent, ce sont ceux qui ont choisi l’injure qui cherche ensuite à en faire un tabou, il n’est pas question, je crois, de généraliser cette théorie. Conrad n’est pas raciste, Civico n’est pas un censeur – alors espérons que la République des lettres ne se transforme pas en tribunal.