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mardi 2 décembre 2014

Des chairs en ignition: Rops par Huysmans

S'il y a bien une chose que je ne regrette pas, c'est d'être allé au Salon du Livre de Colmar. Non seulement j'y ai fait la connaissance de Nicolas Mathieu et Vincent Platini, deux écrivains dont je vous parlerai tantôt, mais en outre j'y ai découvert, grâce à Franck Guyon, les formidables éditions marguerite waknine, et je vous invite séance tenante et toutes affaires cessantes à aller vous compromettre sur leur site. Et puisque je vous ai causé récemment par la bande de l'exposition Sade, quoi de plus naturel que de nous pencher aujourd'hui sur un des livres du catalogue waknine, à savoir le texte de Joris-Karl Huysmans sur Félicien Rops.
Outre le fait que l'édition en question est superbe – deux cahiers glissés dans une pochette plastifiée, texte + reproductions –, peu onéreuse – neuf euros –, le texte de Huysmans, extraits du recueil Certains (1889) est d'une fureur délicieuse.
 
Huysmans s'interroge sur l'œuvre érotique et pose tout de suite la bonne question: Qu'est-ce qui peut motiver un artiste à représenter la luxure? Si l'artiste est débauché, il y a de fortes chances pour que ses œuvres s'en ressentent. Mais quid de celui qui crée "sans besoin d'une suite animale"?  Car là où l'Eglise ne voit qu'une délectation morose et un goût suspect pour la fange, certains artistes s'efforcent d'aller au-delà de la simple peinture du lucre, animés qu'ils sont d'une sorte de mystique du vice. Et voilà Huysmans qui, après avoir écarté les productions d'un Gavarni et d'un Devéria, rend hommage, d'abord à Rowlandson, puis à Rops.
 
Sur Rops, Huysmans est intarissable. Ses éloges sont d'un embrasement noueux, empreints d'une compréhension profonde, voire extrapolée, de la vision qu'a l'artiste belge du Sexe. Il prend un plaisir sulfureux à décrire ses eau-forte, puisant à l'infini dans l'ardent syntagme de la fornication et de la convoitise pour en détailler les moindres fièvres. Evidemment, c'est le satanisme qui titille Huysmans chez Rops, Huysmans qui demeure convaincu que l'homme est "induit aux délits et aux crimes par la femme". Et c'est ce qui frappe à la fois chez Rops et chez Huysmans: cette grande peur de la femme, peur ô combien plus hystérique et hystérisante que son objet, et à laquelle s'ajoute l'émoustillante (suppose-t-on) similitude entre la croix érigée et le phallus batifolé. La Mort, elle aussi, est une des clés de la luxure, et Huysmans le souligne avec vigueur, tout comme il rappelle les liens étroits entre l'art de Rops et la prose de Baudelaire, ou celle de Barbey d'Aurevilly (ajoutons-y le méconnu Péladan).
 
 
Il y chez Huysmans une ivresse lexicale à laquelle il est difficile de résister, un sens extatique du descriptif où la jouissance reprend des droits que l'austère grammaire semblait avoir condamnés. Huysmans s'excite, s'énerve, il frotte la phrase et la fait luire jusqu'à l'affolement d'un fin geyser. Ecoutez donc:
"[Rops] ne s'est pas borné, ainsi que ses prédécesseurs, à rendre les attitudes passionnelles des corps, mais il a fait jaillir des chairs en ignition, les douleurs des âmes fébricitantes et les joies des esprits faussés; il a peint l'extase démoniaque comme d'autres ont peint les élans mystiques. Loin du siècle, dans un temps où l'art matérialiste ne voit plus que des hystériques mangées par leurs ovaires ou des nymphomanes dont le cerveau bat dans les régions du ventre, il a célébré, non la femme contemporaine, non la Parisienne, dont les grâces minaudières et les parures interlopes échappaient à ses apertises, mais la Femme essentielle et hors des temps, la Bête vénéneuse et nue, la mercenaire des Ténèbres, la serve absolue du Diable."
Derrière la pompe musculeuse de Huysmans s'agite un sensuel et syntaxique satan qu'on peut encore trouver, lubricisme oblige, spirituel. Bref, désabonnez-vous à Lui et achetez ce Rops extra lascif. Vous m'en direz des nouvelles.
 
 
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Joris-Karl Huysmans
 
Félicien Rops, suivi de Le Monstre
 
 éditions Marguerite Waknine, coll. livrets d'art, 9 euros.
 
 
 
 
Note: Dans la même collection, à découvrir également, des textes de Villon, Gauguin, Lorca, etc.

jeudi 20 janvier 2011

Céline célébré, mais Céline honni


Ça a commencé comme ça… et ça n'est pas près d'être fini. Le Ministère de la Culture ayant bûché sur le calendrier des célébrations à venir, un nom s'est imposé assez vite, celui de l'écrivain Louis-Ferdinand Céline. Et ce nom, bien sûr, en hérisse certains. Bertrand Delanoë déclare sans ambages au Parisien que Céline était "un parfait salaud", et Serge Klasfeld s'indigne qu'on honore sa mémoire. Bon, évidemment, si on a lu les pamphlets de Céline (ce qui n'est pas facile vu qu'ils n'ont jamais été réédités) et potassé ses biographies, on n'en est plus à se demander s'il a collaboré ou pas, s'il était vraiment antisémite, etc. La question que pose cette éventuelle célébration n'est donc pas de savoir si Céline était antisémite ou pas (il l'était) ni s'il est ou non un grand écrivain national (il l'est). La question est plutôt de savoir quels sont les critères à remplir pour être digne d'être célébré par un État. Il est difficile de s'en faire une idée précise, même en passant un certain temps sur le site des archives de France qui exposent les réjouissances à venir.

Il serait bon à ce propos d'étudier de près les autres écrivains retenus dans la rubrique "littérature et sciences humaines". On trouve, entre autres, Blaise Cendrars, Jean Cayrol, Hervé Bazin, Nicolas Boileau, Théophile Gautier. Parfait. Mais bon, n'a-t-il pas été question il y a quelque temps d'un pamphlet écrit (mais jamais publié) par Cendrars, intitulé “Le bonheur de vivre”, datant de l’été 1936 et destiné à la collection “la France aux Français”, pamphlet qui, d'après ceux qui ont pu le lire, professe un mépris égal pour les ouvriers et les juifs? Bazin? Il y a bien cette histoire de "prix Lénine", il faudrait aller voir de plus près, mais là c'est chipoter, sûrement. Boileau. Ah, non, Boileau, ça passe sans problème. On a le droit d'être historiographe du roi, surtout si c'est hyper bien payé, moralement ça ne devrait pas poser de problème., le roi est mort, vive le roi. Gautier? Certes, il tient dans son récit de voyage intitulé Constantinople des propos sur les Juifs qui ne sont pas du meilleur goût, mais qui lit encore Constantinople de nos jours? Les Turcs?

Mon Dieu, qu'il est délicat d'établir un soigneux barème. Ces écrivains, décidément… Comment s'y retrouver, entre leurs actes, connus ou non, leurs écrits, publiés ou pas, privés ou publics, leurs déclarations, publiques ou privées, et leurs pensées, secrètes ou avouées? Faut-il instaurer une commission, une sorte de tribunal moral (ou politique) capable de repérer les resquilleurs? Car tous ne sont pas aussi infâmes que Céline dans l'expression. Il y a sûrement des sournois. Des qui cachent leur jeu.

Finalement, ce qui pose problème, ce n'est peut-être pas tant Céline le salaud que le principe même de la célébration, rituel qui cherche à établir un calendrier des saints laïques, un éphéméride mêlant talent et moralité (citoyenneté?), et susceptible de dire quelque chose de la grandeur nationale au prisme de ses lettres. Car franchement, comment établir des rapports d'harmonie entre 1/ une politique culturelle qui bien souvent méprise la culture vivante, 2/ ce fantasme de célébration qui présuppose un parcours historique un tant soit peu irréprochable et 3/ des écrivains dont le talent ne saurait se mesurer à l'aune de la probité?
Se penchant sur le catalogue qui retrace 25 ans de célébrations nationales, le ministre de la Culture, Frédéric Mitterrand, écrit très joliment ceci:

À leur service et pour leur rendre hommage, les plumes les plus prestigieuses ont réécrit au fil de ces trois cents pages une histoire de France propre à charmer nos imaginations et nos esprits contemporains, propre à flatter, stimuler ou interroger les héritiers que nous sommes, de nature enfin à inventer ce que pourraient être nos lendemains.
Et sans doute faut-il y lire, en filigrane, un élément de réponse. "Charmer nos imaginations"… ah, que ces mots sont doux à l'oreille. Charmer, flatter, stimuler… Il est vrai que Céline ne charme pas vraiment nos imaginations, en tout cas pas dans Bagatelles pour un massacre, même si ses haines en disent plus long sur l'histoire de France qu'un quatrain d'Eluard, et ce sans le moindre prestige. Pourtant, il parvient sur le podium final. La raison? C'est simple, et c'est écrit en avant-propos à ce palmarès:

"Les auteurs ont retenu ce qui, selon les modes d’appréciation qui se sont relayés ou qui se sont empilés, méritait d’être célébré et dont la mémoire devait être revivifiée."
Bon, personnellement, voilà une phrase que je n'aimerais pas avoir à commenter au bac de philo… Cette histoire de relais et d'empilement n'est pas très claire. Serait-ce du marxisme déguisé? Quelque éloge obscur de la réhabilitation? Sûrement pas une citation de Céline, ça c'est sûr. The plot thickens, comme on dit. Y aurait-il, derrière cette boulimie de lauriers posthumes, une envie de se faire pardonner? Du style: nous vous avons manqué d'égards, nous ne vous oublions pas malgré les apparences – ou plus simplement: on a vérifié, c'est votre année, de naissance, de mort, de parution, peu importe, mais votre tour est venu. Elève Céline, en dépit de vos blâmes, vous pouvez concourir au tableau d'honneur.

Célébrer des écrivains célèbres peut sembler prudent. Sauf quand le soufre participe de l'éclat. Alors là se complique. On est en terrain miné, c'est le débat œuvre/vie. Talent/moralité. Mais hélas il n'existe pas de jubilé à deux vitesses. On ne peut pas donner une couronne et refuser un sceptre. Serrer la main et cracher à la gueule. On n'est plus au temps de Jdanov, non plus. Bref, que faire, comme disait l'autre, quand les lauriers sont cueillis?

En attendant (mais quoi?), on pourra toujours célébrer, distantes entre elles de quatre cents ans, les parutions de l'Eloge de la Folie d'Erasme (1511) et de l'Histoire de la folie à l'âge classique de Foucault (1961). Une façon comme une autre d'agiter le bocal…
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Note: A ceux qui s'interrogent sur la complexité politique de Céline et les sources de son antisémitisme, je renvoie à l'excellente étude d'Yves Pagès, Les Fictions du politique, coll. Tel, éd. Gallimard.