dimanche 23 août 2020

Provoquer le désarroi du langage: l'anti-yoga de Bosc

On peut, bien sûr, élever des tombeaux au moi, leur donner la forme d'un divan, et inviter le lecteur à s'y prélasser ou s'y tortiller pendant quelques centaines de pages – l'encre pour ce faire arrive aisément à qui sait orchestrer le dialogue entre extérieur et intérieur, entre soi et le monde, entre douleur et public. Mais il arrive parfois qu'en moins de cinquante pages on évite une telle dépense et qu'on aille plus profond, qu'on touche plus juste. Et qu'on épargne ainsi aux autres, "l'impératif moderne de l'expression de soi". Raison pour laquelle, en cette rentrée littéraire forcément bavarde, on contournera les imposantes piles de l'auto-affliction pour se concentrer, non sur un petit bijou ciselé (nul bobinade ici…), mais sur un livre-caillou, qui tient dans la poche et pourra faire tout ce qu'un caillou sait faire: briser une parcelle de mer gelée, attirer le regard, mesurer une distance, débusquer des leurres. Il faut un frère cruel au langage, de David Bosc, en est le titre, et il s'agit d'un emprunt déformé à Mandelstam: "Il faut un frère cruel au monde / qui puisse lui mener la vie dure."

En quelques dizaines de pages, David Bosc – dont on avait pu lire le magnifique Mourir et puis sauter sur son cheval (Verdier, 2016) – bat en brèche cette idée faisandée (mais juteuse) que l'écrivain obéit à des intentions, et que celles-ci sont le produit de son moi. "Sans même parler d'une œuvre entière, roman ou poème, il n'est pas une phrase, pas un vers où le langage n'ait eu son mot à dire, justement, et où chaque mot, après avoir été prononcé, inscrit, n'ait eu son incidence sur l'apparition des suivants." Est-ce à dire qu'on ne fait, écrivant, que dérailler, être dupe, manquer à son devoir, rater sa cible? Bosc explore précisément ce jeu de dupe, qui explique que nombre d'écrivains s'illusionnent sur leur puissance d'expression, à proportion de l'ego dont elle jaillit. Pour l'auteur de Il faut un frère cruel au langage, nous sommes hantés par des meutes obscures, bancales, nées du vaste brassement langagier des siècles. On écrit avec une armée de soudards et de mutilés, mais aussi contre elle. Bien sûr, ce tohu est aussi bohu, mais il permet "de se libérer un peu de soi-même", et de travailler à ce que Bosc appelle "le désarroi du langage", en rappelant le sens du mot arroi (ordonnancement des choses).  On ne s'étonnera pas qu'il cite Deleuze à la page 13, ainsi qu'un passage du Woyzeck de Büchner. 

Prépondérance, donc, du motif, plutôt que de l'intention. Un motif-moteur, qui anime, propulse, propose, change la donne des possibles. Et fait qu'écrire est, d'emblée, une opération à plusieurs niveaux, tous plus ou moins simultanés. Le premier jet? C'est déjà une brassée de fontaines. L'amour des mots? Un piège obscène, quand on sait que le langage est "archaïquement la voix qui se fait obéir." Nous sommes souvent les otages du langage et croyons en avoir fait notre joujou. Mais "le pouvoir est entré dans la place, au cœur du petit fortin, rien moins qu'étanche, qu'on appelle le moi." Pour Bosc, il faut être "ravi", c'est la condition poétique inaliénable, c'est-à-dire "savoir laisser venir" et consentir à l'emprise de démons, d'instances, d'entités fictionnelles, grâce auxquelles on devient foule, et non plus pivot. Entrer dans la langue en cheval de Troie et chevaucher la nuit à cru, plutôt que transformer son ego en tête de gondole.

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David Bosc, Il faut un frère cruel au langage, Héros-Limite, 8 €

mercredi 19 août 2020

Faire chemin (avec Philippe Denis)

[© Jacques Capdeville]

Rien de tel qu'une rentrée littéraire pour parler d'autre chose. Pour qu'autre chose parle, à l'écart, hors la meutes des piles, là où la langue apprend à contourner le bruit. On vous parlera donc aujourd'hui d'un précieux volume – Chemins faisant –, anthologie personnelle du poète Philippe Denis, publié par les éditions Le Bruit du Temps (et ici je remercie le libraire de La Friche qui m'a offert ce volume, comme une évidence à vocation fulgurante). 

Chemins faisant se veut, en 304 pages, une traversée de l'œuvre discrète de Philippe Denis. On a là quelque chose de précieux, comme le sont souvent ces travaux de sonde, de coupe, ces choix opérés par l'auteur lui-même. Qu'on pense par exemple à Capitaine de l'angoisse animale, de Franck Venaille, ou à Des laines qui éclairent, de Pascal Commère. Ce sont là des livres tectoniques qui font de nous d'attentifs voyageurs: au fil des pages, on assiste, de nouveau novice, comme en un présent étiré, à des germinations, des rayonnements. Ainsi, donc, de la trajectoire de Philippe Denis, lequel, dès 1974, s'avance sur le terrain miné de la langue. Partant d'une vibration entre caillou et papillon – entre intemporel et éphémère –, mais sans aspirer à une entreprise d'obédience pongienne, Denis s'avance dans un rapport blessé au réel et, plus proche en cela d'un Bernard Noël (je me trompe peut-être), explore et risque sa position au monde, où il importe de "taire la langue"; non pas faire profession de silence, mais exprimer un violent sentiment de déportement, comme si écrire était travailler un retrait aussi nécessaire que consenti: "plus d'absence est ce que nous choisissons". Il y a bien sûr, dans tout retrait, le risque d'un état larvaire, la tentation du froid. La conscience, à seulement affleurer, offre prise aux ombres, mais c'est précisément dans la compagnie des limbes que peut se développer une acuité nouvelle: "Vigilance de vivre / — sous la courbure du sommeil."

Dès lors, il s'agit de peindre autour de soi un paysage, minimal et peut-être suffisant: un champ, une prairie, un sentier, une demeure. Confier le soi à très peu d'éléments, c'est donner sens à sa dissolution. Chez Denis, le soi est comme une tache d'ombre qui cherche à mieux survivre dans un monde aux reflets instables. Paysage, donc sensation, ou plutôt image: à force de dépouillement, le poète peut enfin, en peintre japonais, en "saisonnier du vide", inscrire le précaire dans son discret miracle: "Une goutte de rosée / bague / le tremblement de l'herbe." Pas le brin d'herbe, mais son tremblement: l'inattendu demeure observable. Le sensible, aussi fragile soit-il, trouve sa forme, même éparse: "des lambeaux de coq / crépitent / dans les enclos".

La vie, on le sent, est danger, la mort s'y profile, et par défiance du vif c'est au vu qu'on s'attache. "Où tu t'absentes / de ta vie, / je te vois / aux prises / avec l'image." Ainsi, la poésie se vit comme une membrane intérieure, charnelle, dont on veillera à dire les pulsations. "Je longe mon souffle": c'est là l'invention d'un nouveau rapport à ce qui peut se dire. Si le soi est superflu, il convient d'en tirer la leçon d'une distanciation. Ici, Denis est exactement rimbaldien, comme en témoigne ces simples mots: "l'image m'emploie". Artisan-funambule, aussi, quand il écrit: "patiemment / entre deux vides, / je couds / une ligne."

Au fil des textes choisis par l'auteur, on suit donc cette ligne, tremblée mais ferme, on voit et on entend la phrase aspirer à quelque affranchissement, et c'est allégé et néanmoins plus terrien que jamais qu'il évoque le désir de connaître une "joie d'insecte devant le trou", ou fait ce constat à la fois philosophique et concret: "je ronge pour avancer", constat qui s'accompagne d'une précision :"je ne fais qu'un avec l'obstacle". Est-ce enfin communion, apaisement? Avec les années, Denis tend vers l'aphorisme, sans pourtant que l'énoncé s'installe dans la formule; là encore, on est dans le trait de pinceau, le senti isolé ("sensation de froid ou d'écrire"). S'il y a apaisement, il n'est pas indexé au moindre renoncement, comme le scandent puissamment les textes de Mœurs de césure". On est de nouveau dans la lutte. Etat des lieux, postures et résistances au réel, ce dernier mastiqué jusque dans l'allitération: auge/bauge, pitance/pire, suture/couture. Denis continue de ronger l'obstacle et d'imposer sa patiente ruade. "Pas de travail d'appui. / Au pays de l'effroi les fondations / sont obsolètes." Jeté au vide, menacé d'éboulement, on peut toujours faire une force de l'égarement. Il suffit, nous dit le poète, d'"être féériquement seul". Chemins faisant, Philippe Denis a changé la perdition en expérience, la fissure en tracé. 


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Philippe Denis, Chemins faisant, poèmes 1974-2014, choisis par l'auteur, préface de John E. Jackson, Le Bruit du Temps, 304 pages, 8 € (2018)

jeudi 13 août 2020

Transition: la joie des Jolas (avant la gaule de De Gaulle)

Pas très loin de chez moi, à vol de bergeronnette        dans un village assez calme du nom de Colombey-les-deux-églises           se dresse une maison portant le nom de Boisserie         et qui accueille moult visiteurs venus rendre hommage à son ancien proprio           le Général.        Oui: De Gaulle himself. Il y a aussi        derrière cette maison       une grand croix de granit de 44 mètres de haut          qui chante la Lorraine à tous les cerfs en train de bramer un peu plus bas…

Naguère, les pontes du RPR venaient s'y poser une fois par an et se gaver de gibier aussi faisandé qu'eux au restau du coin, souillant le vert paysage de leur fat cortège de véhicules noirs. Assez peu gaulliste dans l'âme, je dois dire que mon intérêt pour cette célèbre "Boisserie" en était resté au degré zéro de la passion touristique. Mais voilà qu'une habitante de mon village, la discrète mais surprenante Aurélie Chenot, par ailleurs correspondante au Journal de la Haute-Marne, débarque un jour chez moi et me fait part d'un long reportage qu'elle compte publier dans le supplément du dimanche dudit journal, et ce en trois livraisons. Mes ouïes béèrent séant. Soudain, la Boisserie n'était plus le seul fief d'un président-militaire doté des pleins pouvoirs, d'une police secrète, d'une seule chaîne de télévision, et dont toute l'information était contrôlée par l'Etat (je me permets de paraphraser Rio ne répond plus…). Non, la Boisserie avait un passé autre, antérieur au grand proprio gradé



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Dans l'article incroyablement fouillé écrit par Aurélie Chenot, on apprend que la Boisserie était habité par deux locataires discrets, Eugène et Maria Jolas, qui dirigèrent entre autres activités la cultissime revue Transition. C'est en 1927 – sept ans avant que le lieu soit acheté par le contempteur de la chienlit – que ce couple s'installe à Colombey. Transition? Oui, la revue qui publié en épisodes, tout au long d'une décennie, l'œuvre dernière de Joyce, Finnegans Wake. Lorrain de quasi naissance – né dans le New Jersey, le petit Eugène est parachuté en France à l'âge de deux ans… –, l'infatigable Jolas

ne cessera d'aller et venir entre New York, Paris et Colombey. Sa découverte du surréalisme, en 1923, sera le début d'une belle galaxie d'amitiés (Eluard, Péret, Desnos, Soupault) ainsi que d'une œuvre protéiforme, puisqu'il sera à la fois critique, éditeur, écrivain et traducteur…

Quand on lit le reportage d'Aurélie Chenot, on a le vertige. Moi, en tout cas, je l'ai. J'apprends ainsi que si j'étais né un peu plus tôt, j'aurais pu croiser, en allant acheter mon pain à Colombey, Sherwood Anderson. J'aurais pu, en faisant un saut à Saint-Dizier, passer voir l'imprimeur de la revue Transition, André Bruillard. Ô Champagne pouilleuse, dire que j'ignorais que l'ombre de Joyce planait sur tes moelleux coteaux ! Dire que j'ignorais qu'à quelques sauts de chevreuil de chez moi se tramait, il y a un siècle, la "revolution of the word", prôné par le malicieux Jolas!


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Au sommaire de Transition, on trouvait alors des noms de haute instance: Perse, Ball, Michaud, Queneau, Artaud (!), Nin, H. Miller, sans compter des peintres qui enrichissaient la revue d'illustrations: Klee, Miro, Picasso, Kandinsky, Man Ray, Duchamp. S'adossait entre autres à une thèse de Céline Mansani qui porte sur la revue des Jolas, Aurélie Chenot rend enfin un fort et revigorant hommage à Maria Jolas.


Cette dernière traduisit, accrochez-vous, aussi bien Fargue que Roussel, Desnos, Vitrac, Paulhan.  Le couple a également – re-accrochez-vous – La Métamorphose de Kafka.  En 1932, Maria Jolas a fondé une école bilingue, est devenue proche de l'auteur d'Ulysse, s'est occupée de Lucia (la fille de Joyce). Tout aussi dévolue et inlassable que son époux, Maria Jolas ne cesse de prodiguer son intelligence et sa générosité, que ce soit en France ou aux Etats-Unis. Après la mort de son mari, elle traduisit Bachelard (un voisin, il est de Bar-sur-Aube) et Sarraute, qui fut sa voisine à Chérence, dans le Val d'Oise, où Maria acheta en 1950 une maison.

Je pourrais aussi vous parler de la fille aînée du couple, Betsy Jolas, grande compositrice âgée aujourd'hui de 94 ans, mais le mieux, je crois, est de se tourner vers Aurélie Chenot et de lui dire: 

"Please, faites un livre de toute cette formidable matière (les trois livraisons de l'article sont par ailleurs abondamment illustrées), même un petit livre, bref, faites en sorte qu'un jour, en passant devant la Boisserie, des promeneurs haut-marnais ou autres disent : Tiens, c'est là qu'un temps l'esprit international poétique a rayonné. C'est là d'où un jour a explosé noir sur blanc ce mot qui chamboula tout: riverrun…"

Editeurs, s'il vous reste un soupçon de curiosité, décrochez votre téléphone, appelez Aurélie Chenot, et veillez à ce que, de cette enquête remarquable, naisse un ouvrage indispensable. Quant à moi, maintenant, quand je prends ma voiture pour aller acheter du pain à Colombey, je guette dans le rétro la silhouette spectrale de Sherwood Anderson, que j'imagine souriant à des vieilles pommes ridées, les meilleurs selon lui…